LE REGARD QUI BAT. . . D'UN BORD A L'AUTRE [textes entre cinéma et psychanalyse]

La petite prairie aux bouleaux, film de Marceline Loridan-Ivens, c’est le charivari, le "balagan" du temps Par Jean-Jacques Moscovitz - Un texte à lire ici


Sur le film de Philippe Garrel : L’Amant d’un Jour - Par Maria Landau

Cinéma de distraction oublié à peine sortie de la salle, et cinéma de réflexion, comme celui de Philippe Garrel, l’Amant d’un Jour où les plans noirs et blancs énoncent pas à pas, l’un après l’autre, le chemin de pensée et l’histoire de vie , de trois personnes, un homme de 50 ans professeur de philosophie dans une fac parisienne et deux très jeunes femmes qui se retrouvent un matin sous le même toit; l’une , Jeanne est « ma fille » comme la nomme chaque fois qu’il s’adresse à elle, Gille son père, et l’autre, Ariane l’amie et élève de Gille qui vit avec lui depuis trois mois dans cet appartement pleins de livres.

Une voix off mélancolique dit comme le chœur antique dans la tragédie grecque l’avancée du destin.

Jeanne vit son premier chagrin d’amour, il est violent, elle n’a jamais ressenti une telle détresse, alors c’est cela l’amour, une telle souffrance… elle se réfugie et est accueillie par l’homme dont elle sait qu’il ne la trahira jamais, son père.

Ariane la découvre le lendemain de son arrivée en pleine nuit et immédiatement ces deux jeunes femmes se parlent, l’une veut consoler et aider l’autre. C’est pour l’une et l’autre le discours sur l’amour et la perte de l’amour, discours du féminin qui est troublant et bouleversant mais qui est fort et auquel elles se sentent soumises. Il les détermine. Jeanne regarde et écoute son père, celui qui s’adresse à elle en disant « ma fille ». Lui aussi est un homme mais avec elle ce masculin-là est tendre et secourable. Ariane est dans son nouvel amour pour cet homme, à la fois séductrice et heureuse d’être aimée et choisie par lui. Alors pourquoi aller céder au désir sexuel d’un autre homme pour elle, un de ses jeunes camarades dans une passade d’un instant… C’est le mystère du féminin, grand mystère pour l’homme qui toujours soupçonne le féminin de ces conduites inconséquentes. Mystère aussi pour la femme, pour Ariane qui se fait gifler et chasser par son amant furieux, qui ne comprend pas cet affront fait à la toute-puissance phallique qu’il incarne. Jeanne elle, va retrouver son amoureux et leur idylle va reprendre magnifiée pour elle par l’instant passé auprès du père qui l’aime tant.

Quel beau film, qui donne à lire à livre ouvert le féminin toujours blessé et complexe s’affrontant à la force et à la dureté phallique.

Maria Landau

Au Fond des Bois de Benoît Jacquot par Jean-Jacques Moscovitz

Avec le cinéma et celui de B.Jacquot tout particulièrement, vient au jour une nouvelle forme de regard sur le monde, un jeu avec la frayeur, la perte, l’amour grâce à deux innovations scientifiques, deux objets parmi d’autres : le train et la caméra. Voilà un bond en avant dont l’exemple princeps est la séquence d’un film, la première, connue de tous, c'est « L’Entrée du train en gare de la Ciotat ».

Dans Au fond des bois, le générique de fin montre l'objet « train » se mettre en marche, les roues de la locomotive tournent et c’est le départ. Victoire de l'argentique mis en technicité avec le 24 images par secondes : où la roue était vue tournant à l'envers du sens de la marche dans « L’Entrée (en scène) dans la gare de la Ciotat » et les anciens films, dans Au Fond des Bois, la roue tourne lentement dans le sens exact de la marche du train, dans une « reproductibilité infinie » du geste même de l'homme, dans sa tekne et son rapport au temps. Dans ce film, le réalisateur fait un plan fixe sur les roues, qui pourtant roulent, on voit une roue, puis une autre, puis une autre, on est là à mesurer soi-même l’appui pris sur les rails, c’est beaucoup plus présent que les voyageurs eux-mêmes, bien que ce soit le départ de Joséphine, l'héroïne qui s'en va depuis le fond des bois où elle a eu cette aventure avec son amant dont elle enceinte. Elle part avec son mari. Qui ne s'appelle pas Timothée, nom que porte son amant et que portera son fils.

Au fond des bois, c'est le monde de l'amour illégitime, hors monde, du mystère du fond des bois, de ce qu’il se passe dans des forêts, où des hommes et femmes s'aiment et se séparent par amour...

Voilà le surgissement du désir face au procès de l'hypnose et du magnétisme, et où la loi questionne le père. Dans ce film, il disparaît et n'a plus de rôle possible dans le déroulement de l’action. Ce père de l'héroïne, médecin, ne reconnaît pas l'existence de cette altérité propre à la psychanalyse : nous sommes à la fin du XIXème, en 1865. Timothée, le héros du film, répond activement à la demande du père d'être sourd et muet… alors qu’il ne l’est pas. Voilà la réponse à la demande du Père ! Le père d’abord à sa tâche de distribuer consciemment la parole au début du film, ne pourra bientôt plus ni la donner ni même la recevoir devant la violence du désir sexuel et de la jouissance qui surgissent de partout, du côté de sa fille. Il ne peut pas lui reconnaître une ’altérité. Il ne peut pas savoir que le psychisme langagier existe et surpasse le médical. Alors que lui, avec sa rationalité à la Auguste Comte, son positivisme à la Claude Bernard, deux experts de l'hypnose qu’ils vont pourtant critiquer, ne peut pas aller très loin dans son élaboration.

Rappelons que l'hypnose, du fait qu'elle existait auparavant sous la forme du magnétisme, était dévolue au Roi, depuis Clovis dit la légende : il avait seul le droit de toucher aux écrouelles des tuberculeux, du fait de son statut de droit divin. Quand les hommes de sciences médicales se sont mis à les examiner, le roi Louis XVI a promulgué un interdit de faire du magnétisme sous prétexte qu'il s'agissait d'une atteinte au droit divin.

Mais Timothée se veut républicain, ‘en diable’ dirons-nous ! On voit combien le discours médical veut se départir de l'hypnose mais en même temps combien celle-ci lui revient malgré lui. Au point que le héros veut hypnotiser le juge qui le condamne pour montrer sa force, et aussi pour se condamner plus encore car c’est ce que lui demande Joséphine, sa maîtresse afin de pouvoir, de vagabonde qu’elle était devenue dans les bois, retrouver le chemin de la loi, de la loi du père et du mariage. Alors même qu'elle porte déjà de lui un enfant illégitime. C'est le vœu de Joséphine, la fille du docteur, qui lui n'a plus la parole ni de désir.

Auparavant, en vraie hystérique, elle répond à la demande de Timothée qui n'a d’ailleurs qu'à la regarder sans même la toucher pour que tout arrive. Ainsi va-t-elle lui parler, comme dans une séance d'analyse, d'un souvenir resté intact depuis l’enfance : dans la cuisine où elle se trouve avec lui elle se rappelle combien elle avait « les pieds mouillés dans les mains de papa ». A dire cela, la parole se fait geste, Joséphine dégrafe lentement sa robe. Lui, il lui saute dessus, dans une scène érotique qui ne peut être évoquée que dans les films.

Voilà le mystère et la vérité du désir humain, où apparaît la nécessité d’une construction psychique, mentale, intellectuelle en vue de percevoir une expérience de transfert qui vient de se produire devant nous sous cette forme de passage à l’acte étonnement érotique. Il existe une supposition d’un lieu psychique, un sujet qui saurait situer notre altérité dans le langage et gouverner nos désirs.

Avec« le grand » cinéma , la psychanalyse, la littérature aussi, le réel a à qui parler. sans « les parce que et les voilà pourquoi » entre effets et causes de l’amour et du désir.

Dans Au fond des bois, « les pieds mouillés dans les mains de papa » déclenchent ce gigantesque érotisme des années après la scène. Là commence le désir. Et aussi l’appel entendu de ces femmes dites hystériques dans la Vienne de Freud, à la fin du XIXème, montrant, à hurler « comme des folles », leur féminité au monde entier, jouissance incluse. Mais voilà qu'il y en a un qui sait les entendre, qui s'entend lui même en train de les entendre : Freud.

Au Fond des Bois nous montre combien la psychanalyse qui pourtant se voudrait « science », serait prise entre magie avec le magnétisme, droit divin des rois, et religion qui existe depuis des millénaires ! Religion comme référence à une jouissance dans le symptôme qui serait du côté de la vérité et dont le rituel permettrait soi-disant d'en cadrer les risques et de lui donner des limites. Alors que la science serait justement en rapport avec le savoir, savoir sur le symptôme, le « je sais de quoi vous souffrez » dit par le savant au souffrant. Mais d'intervenir sur le symptôme, on sait très bien que cela ne mène pas à grand chose concernant la névrose et la souffrance psychique en tant que telles.

Avec Au Fond des Bois, nous sommes là in vivo devant l’effectivité de la métaphore de notre époque qui débute à la fin du XIXème siècle, où l’adresse à l’Autre se défait de son poids de magie et de religion pour ouvrir à un champ de formalisation de la souffrance psychique qui encore chaotique conduit à une émancipation du sujet individuel avec la découverte de Freud dans les 20 dernières années du XIXe siècle : l’action de Au Fond des Bois se passe vers 1865 et les travaux neuro-psychologiques de Charcot sur l’hystérie avec une certaine Augustine dans les années 1870, mis en scène par Alice Winocour ( 2012) : un discours-images centré sur le psycho-sexuel freudien, qu’une certaine Sabina Spielrein dans les années 1910 conduira Freud a introduire Eros et Tanatos dans sa discipline.

J-J. Moscovitz

Avant propos publié lors de la Projection de Au fond des bois en octobre 2010 :

"Metteur en scène de Villa Amalia et de très nombreux films, Benoit Jacquot dans Au fond des bois nous offre des images d’un cinéma très abouti. Inspiré d’une histoire vraie ayant valu une procès retentissant sur les risques de l’hypnose et des passes magnétiques au en fin du 19E siècle (cf doc in Libération mardi 12 avril 2005 « Les roueries de la sujétion »), le thème est celui du consentement dans une rencontre où l’abus sexuel se révèle, dans ce cas , fort ambigu et ouvrant à mille et une questions sur le désir au féminin comme le synopsis l’indique: « en 1865, au sud de la France, une jeune villageoise quitte la maison paternelle pour suivre un vagabond dans les bois. De gré ou de force ? ». A l’insu de son plein gré dira-t-on aujourd’hui …. Désir qui ne peut qu’enseigner spectateur, psychanalyste, tout un chacun dés lors qu’un artiste sait anticiper ce qui nous enchante de par sa perception de l’intime de deux êtres qui s’aiment pour nous en montrer la réalité de par son imagination créatrice. Oui, il s’agit là de la mise hors-monde de l’amour, jusqu’à ses limites extrêmes où les liens se défont, se retournent en leur tréfonds, où les regards du monde les marquent immondes… où les images de cinéma nous font témoins qu’ici amours, désirs, jouissances fusionnent au couteau, au fer rouge, où ça ruisselle en couleur pluie qui tranche. Le hors-su évide le règne du père, qui, médecin, ne peut savoir le féminin de sa fille, ne peut la voir femme au point d’en mourir.. Et elle, une fois rencontré le hors monde de la loi, ne peut qu’ y revenir, pour la suturer à nouveau mais là comme mère : amante elle ne peut le rester que le temps d’un trahir ‘officiel ‘, car son corps y est appel à faire trait pour son homme, au point qu’il se dénonce au mieux des aveux qu’elle lui veut, pour le pire et le pire encore… " J-J. Moscovitz

Amour, mot ici trop court, à y rajouter aussitôt : de Haneke. Par Jean-Jacques Moscovitz

Haneke… qui soutient qu’aucun film jusqu’au sien ne porte ce nom

Oui nous sommes au cinéma, et pourtant dans ‘de la vie’, tant le réel y fait trou, troué qu’il est par où s’inscrit le sujet du désir, quoiqu’il en soit, désir de sa mort, celle à/de soi-même, ce qui exige dés lors qu’il y ait de l’Autre plus que jamais. Toi, Lui, Moi. Un jour, une nuit, ça se met en place en un trait par quoi lors de la disparition de l’aimé, le désir -un temps- n’est plus que du temps à vivre, ce trait s’ajoutant aux autres traits qui peuplent le vivant qui s’en va.

Universel est notre rapport à la mort, à la limite de l’intime où le « créateur » du film nous dit d’être spectateur initié. Ce que l’on est toujours trop : mais ce qu’il filme -qu’il filmerait- c’est comme la propre mort de l’être que je suis. Ce qui reste impossible à représenter : on pense celle de l’autre, mon semblable, mais pas la sienne. Là avec Haneke, ce réel pâtît de l’image de cinéma, il lâche du lest, se dit presque… le corps, la peau, la chair, les yeux, les douleurs, les excréments, le sang, les larmes se font déchets, causes de notre désir de savoir l’amour de l’aimé, et de la vie aussi. Oui l’amour exige d’être su. Et c’est sa limite qu’on a à se mettre sous la dent, vers l’œil du film Amour comme ce long fleuve d’Asie, et ses méandres immenses… ici la filiation est comme sacrifiée, exclue du couple qui se maintient tel pour mourir ensemble… Et la seule transmission se fait de maître à élève par le piano, Schubert, Beethoven.

Amour de Haneke séjourne entre désarroi, colère et dignité de l’être parlant mais pas tout seul, bien que l’ultime de l’intime sait que ce savoir-là est celui de l’existence de soi-même jusqu’à la fin, celle d’attendre, inhérente au réel du jour à jour de tous nos jours…

Comme il en a le secret, Michaël Haneke laisse toute sa liberté au spectateur, qui dés lors se retrouve comme co-réalisateur à inventer d’autres plans, d’autres séquences, d’autres fins à l’action en cours et ce parfois de façon excessive. Ainsi pour le Ruban Blanc (2010 où l’action se passe en 1913) certains se sont livrés à penser que l’auteur voulait montrer les prémisses prussiennes du Totalstadt et même de la Shoah dans un usage abusif de la « Destruction des juifs d’Europe »… Alors que Haneke lui-même dit dans une interview qu’il trouve un appui parmi d’autres, sur Malaise dans la civilisation de Freud de 1929. A moins d’oser dire que ce texte de Freud serait une prophétie sur ce qui allait arriver en Europe nazie, Malaise de 1929 n’est que ce qui nous permet aujourd’hui encore de percevoir combien la sexualité infantile existe, qu’elle est refusée chez les adultes, réprimée chez l’enfant.. Et dés lors sources de crimes individuels dans des vengeances entre enfant et adulte.

Oui, Haneke nous laisse là dans notre responsabilité de spectateur. De là à y voir les soubresauts d’une gestation de la Shoah, dont certains ont voulu nous abreuver, il n’y a qu’un pas, celui-là même qui ne veut rien accepter de la puissance de la libido freudienne, de la sexualité infantile. Sexualité qui se meut jusqu’au grand âge, jusqu’à la mort, malgré tout et comme l’incarnent Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant dans les personnages d’Anne et Georges Laurent. Leur tout dernier échange, avant de disparaître ensemble, c’est celui, en un seul plan, où l’enfance est en une demande immensément présente.

Amour, seul film de ce nom nous dit notre existence d’enfant toujours actuel….

Jean-Jacques Moscovitz

[1] AMOUR a été projeté au « Regard qui bat… » le 16 12 12 au cinéma le St André des Arts en présence de Philippe Rouyern coauteur avec Michel Cieutat de Hanecke par Hanecke Ed Stock (2010)

[2] in HANECKE PAR HANECKE Entretiens avec Michel Cieutat et Philippe Rouyer éd Stock octobre 2011 :« J'ai cherché, dit Hanecke, sur Internet et, sous le titre Amour, je n'ai trouvé qu'un court métrage belge de 1922. Aucun autre depuis. À l'exception du récent Amore, avec Tilda Swinton. Cela posera problème lors de la distribution de mon film en Italie, car je veux que le titre français soit traduit dans toutes les langues des pays où mon film sera projeté. Mais tant pis ».

La grammaire intérieure, une "écoute visuelle" entre littérature, cinéma et subjectivité adolescente. Par Jean-Jacques Moscovitz

Le livre a pour exergue « Et pour ceux qui vivent mal ce mystère, qui se fourvoient – et c'est le plus grand nombre – le mystère n'est perdu que pour eux-mêmes. Ils ne le transmettent pas moins aux autres, comme une lettre scellée, sans en rien connaître » [2].

Grand film, très beau titre, où se croisent sexuel freudien et les trois occurrences historiques qui fondent aujourd’hui un sujet dans son rapport à lui-même : elles se nouent au collectif ; ainsi une subjectivité se fonde dans son lien à l'histoire des familles et ce film en témoigne, à la grande Histoire, ce film nous apprend qu’il ne faut pas la dire mais pourtant il s'agit bien de ce qui est arrivé aux Juifs d’Europe, et aussi , l'histoire intime, intérieure, ici celle d'un préadolescent de 11 ans qui face à sa solitude tricote une syntaxe de ses pensées. Impossible d’y être indifférents pour Le Regard qui bat… comme pour des psychanalyses.

Un tel mystère n’absorbe pas le spectateur mais comme l'indique l’exergue du livre de Grossman, il le convoque face à le responsabilité de savoir ce qu’il peut accepter du secret encore en gestation sous forme du mystère qui coure entre les images . D’où la beauté du titre. « La grammaire intérieure », c’est ce genre d’œuvre qui renvoie chacun subtilement à l’intériorité intime des pensées comme Aharon le fait à former sa subjectivité et son imaginaire afin de percevoir la réalité du monde où il vit. Comment en effet fonder ses pensées et les confronter à une tension de dire, de pouvoir dire ce qui le hante, lui, un garçon de 11 ans. Il le résout pour un moment en « refusant » de s’identifier au fait de grandir car il ne lui faut pas être comme les amis de son âge et les adultes qui sont comme « déjà morts sans le savoir ».

Ces croisements entre littérature, psychanalyse et cinéma se modulent sur ce mystère entendu en soi en un écho qui ne nous laisse pas quitter facilement la sallede cinéma. Y est invoquée l'enfance d’une façon qui nous émeut car qui de nous ne se situe-t-il pas face à lui-même grâce à ses propres pensées ? que l’on aime, que l’on ne veut pas quitter, pour rêver éveillé le plus longtemps possible.

Ce qui se déroule devant nous, ce sont comme nos propres images « écoutées » en soi-même.

Mais est présent aussi ce que Grossman écrit en 1991 à partir d'événements qui se sont produits juste après la guerre israélo-arabe de juin 1967, la « Guerre des 6 jours ». En un écho - on pourrait dire muet, mais pourtant présent à chaque instant. Atteindre ce mystère fait que le spectateur se retrouve témoin devant la mise en place subjective et psychique la plus intime d'un adolescent. Là surgit quasi naturellement une fonction artiste de soi même sans doute inhérente à l’âge de l’adolescence. Où on lit nos pensées avant de les formuler à autrui, et on n’y croit dur comme fer. Une croyance qui ne peut se donner que dans la certitude, pour élaborer l’origine du temps, de la vie de la mort. Angoisse.

En effet, cet adolescent-là est artiste, peut-être comme chacun de nous dans ses pensées et ses rêveries. Il s'appelle Aharon. Et vit dans son corps un quelque chose qu’il pressent et qu'il ne sait pas. Il le devient, ce savoir. Il est ce savoir même, ce savoir même qui ne se sait pas comme tel car c’est une règle dans les familles d’Israël des années 60 de ne pas parler d’un quelque chose en cours d’advenue. L’advenue ne se dit pas non plus. C'est un non-savoir qu'il ne sait pas qu'il sait qu'il ne sait pas. Il est au centre de quelque chose qui permet de considérer que si ce n'est pas écoutable, non dicible, il y aurait peut-être une « écoute visuelle », qui nous est donnée aussi bien dans le livre que dans le film, qui nous met en émoi face à ce mystère au centre du film..

Çà ronge tel un arbre, oui au centre du film, au centre des maisons qu'habite tout un quartier du Jérusalem populaire des années 60... Mais des souvenirs aussi rongent, à l'image de ces vers. Artiste donc l'adolescent, et bien sûr aussi le metteur en scène, l'écrivain, et peut-être aussi le spectateur sortant du film à ce moment là, où apparaît ce mystère sans vraiment savoir s'il est dit, s'il existe, s'il peut être dit, et s'il était dit, comment pourrait-il l'être. Il l’est par le jeu de ses acteurs de ce film très délicat où les prises de vue sont centrées sur le rythme d’une gestuelle adolescente bien repérée par Nir Bergman

Alors quel est ce mystère ? Aharon se bouche le nez avec du papier -où est écrit sa demande de savoir- au point presque de tomber dans le coma, un médecin est amené à le soigner. Il se prive aussi d'air en se mettant dans une valise que son ami ferme et ne peut rouvrir que difficilement. C'est bien parce qu'il est assez petit, qu'il veut rester petit, qu'il peut entrer dans cette valise comme avant sa naissance?comme dans celle de ses parents ayant fui la Pologne nazifiée… Est-ce aussi les valises des déportés ? partis et non revenus.

Il se met dans un frigidaire en plein champ. C'est la fin du film, c'est la fin du livre. Il décide d’en fermer la porte sans qu’il puisse la rouvrir cete fois, pour disparaître, être un disparu dont on ne cessera de parler, pour être l'objet d’intérêt de la part du monde entier dans 20 ans.

C'est le cas, puisque 1991-2011 écart entre sorties du livre et du film. , c'est maintenant dans l’actuel. Lui 'enferme alors que le père casse des murs de la demeure d’une painiste, sa voisine afin d’avoir plus d’espace et jouer du piano de mieux en mieux. L'enfant s'enferme et le père ouvre. Lien père-fils ici montré. Dans cette contradiction une mère, très présente, très marâtre, et en même temps, très tendre par ailleurs, à la façon askhénaze, sans trop de délicatesse. Reflet de l'enfance, à la fois du livre et à la fois propre au cinéma, proposé à notre écoute ‘visuelle’ de spectateur .

Insistent les chemins d’un dit qui appelle le lu, le vu, le vécu. Ce nœud d'histoire, des trois histoires, la Grande, la familiale et l'intime, construit autour d'un arbre qui lui se rappelle, va mourir, qui est plein de souvenirs et plein de trous que le père essaye de boucher en vain. Percevoir quelque chose qui a lieu sans faire signe. Acte d'artiste.

Dans Tsahal, film de Lanzmann de 1994, David Grossman est longuement filmé où il dit combien « nous ne pouvons plus être des victimes, nous ne le sommes plus, alors nous rendons les coups ». Nous sommes en 1974, après la guerre de Kippour. Tsahal montre la réappropriation de la violence par le peuple juif. Le sortir de la plainte, de la plainte post-Shoah. Mais en même temps, cela provoque une silenciation qui voudrait garder une pudeur sur les juifs morts assassinés dans les chambres à gaz, de la mort comme dans un frigidaire abandonné en plein champ. Quelque chose d’un vestige qui ne peut être ni su, ni voulu, ni ignoré, ni même savoir qu'il s'agit d'un processus de mise au jour. Il vaut mieux encore le garder dans le silence comme si c'était impossible à être dit, trop impudique, trop honteux. C'est cela que le héros nous fait toucher du doigt, de l’œil. Ce non-savoir, ce non-dit, ce non-avoir. Mais y a t-il plainte de la part d’Aharon, l'ado, l’artiste, l’acteur ? Il ne semble pas car il s'agit là d'un savoir qui précisément atteint à l'être, à le pousser à des actes qui sont signes de cette chose qui a eu lieu mais qu'on ne peut nommer.

On pense aux 400 coups de François Truffaut où précisément un ado se débat en son intime pour faire entendre le jaillissement de sa sexualité tout en étant pas du tout capable d'y répondre, et il y a là le monde parental auprès duquel il se situe plus ou moins bien, plus ou moins mal, pour enfin filer vers la poétique. Voir la mer. Le cinéma pour Truffaut, la mère pour le spectateur - la Mère, intime. Il y a la quelque chose d'un mystère qui malgré tout transmet un non-savoir qui en dit plus que tout savoir que nous pourrions atteindre.

J-J. Moscovitz

[1] Projeté au « Regard qui bat… » le 1er décembre 2012 au cinéma St Germain Paris 6e

[2] Rainer Maria Rilke, Lettre à un jeune poète (Proses, Œuvres 1, Le Seuil,1966, traduction de Maurice Betz) »

De l'autre côté de Fatih Akin - Par Guy Roger

« De l’autre côté », le second volet d’une trilogie proposée par Fatih Akin, est consacré à la mort. Cette dernière ne peut être dissociée de l’amour tant l’une et l’autre sont intimement enchevêtrés.

Le cinéaste nous entraîne au cœur de la problématique identificatoire de personnages écartelés entre leurs racines turques et l’influence de la culture allemande - ou inversement - à laquelle les ont soumis leurs parcours respectifs. Ils donnent à voir les cicatrices que la condition humaine imprime à leur moi bosselé, indépendamment du métissage spécifique dont témoigne leur itinéraire propre.

Nous découvrons des êtres parcourant des voies parallèles dont on sait qu’elles ne se rencontrent qu’à l’infini. Une image saisissante nous montre ce trajet. : la mère dans un autocar et la fille dans une voiture, circulant dans la même direction, sans le savoir, sur des voies parallèles. S’agit-il de réalité ou de métaphore ; peu importe. Fatih Akin nous propose une allégorie de l’incommunicabilité des êtres, au-delà des échanges superficiels réduits à la quotidienneté de la vie. Pour briser la carapace, toucher l’Agalma du sujet, l’âme, il faut que l’irréparable, la mort, le conduise à franchir la menace de castration, le laisse sans défense vis-à-vis des postures de prestance, des (im)postures de survie. On assistera, sur le tarmac de l’aéroport d’Istanbul, à un étrange chassé croisé de cercueils, entre Turquie et Allemagne.

C’est alors que tout peut changer, que tout va changer.

Nejat se rend à Istanbul pour rompre toute relation avec Ali, son père, et tenter de retrouver et d’apporter son aide à Ayten, la fille de Yeter tuée accidentellement par son père. Les liens entre mère et fille sont distendus au point qu’Ayten ignore que sa mère se prostitue pour payer ses études..

Susanne partie à la rencontre de sa fille Lotte, la retrouvera morte Cette dernière compose avec sa mère un autre couple au sein duquel la référence masculine est absente, comme sont distantes les relations entre elles,

Le fil conducteur, porteur d’une parole paternelle, bruyamment silencieuse jusque là, c’est le livre offert par le jeune universitaire à son père, avant que ce dernier ne tue sa compagne. Fil conducteur parce qu’on le retrouvera d’Allemagne en Turquie, recherché, trouvé mais énigmatique. C’est sa lecture qui ramènera le meurtrier, expulsé d’Allemagne après avoir purgé sa peine, dans son village natal de Turquie où son fils viendra à sa rencontre.

Ce film magnifique, porté par de pertinentes variations de rythme et associant délicatesse et violence des sentiments, nous parle merveilleusement de l’âme humaine. Il est beaucoup plus qu’une vision politique à laquelle certains l’ont réduit.

L’autre côté, c’est à la fois l’autre rive du Bosphore, l’autre pays, mais aussi l’autre dans ce qu’il a d’inatteignable, surtout lorsqu’une part de cet autre habite le moi au même titre qu’une part du moi se retrouve chez l’autre.

Najet ne retrouvera pas Ayten, mais une petite annonce épinglée dans une librairie germanophone d’Istanbul conduira Lotte puis après la mort de cette dernière, Susanne à sous louer une chambre dans son appartement.

Tour à tour cimetière des illusions puis ville de renaissance, Istanbul sera le point de départ du renouveau de la filiation : face au deuil, Susanne rétablira un lien maternel avec sa fille Lotte à travers Ayten, l’amie de cœur de celle ci qu’elle avait rejetée lorsque toutes deux vivaient ensemble sous son toit.

Nejat se rend dans le village natal de son père. Assis sur le sable d’une plage dans la douceur d’un soleil couchant, le fils attend le retour du bateau de pêche de son père, le yeux rivés sur l’horizon d’une mer calme.

Le plan fixe de cette image finale de l’attente nous est proposé comme métaphore d’une solitude préalable à la rencontre entre fils et père.

Guy Roger

A Dangerous method de David Cronenberg : lire ici les textes de J-J Moscovitz et de Marie-Laure Susini

Intouchables ou l’intime des corps et le politique - Par Jean-Jacques Moscovitz

Ce film de O.Nakache et E.Toledano touche à un intime qui fait son succès, car l’adversité qui s’y déploie entre un riche-tétraplégique et un pauvre-noir-de-banlieue n’empêche la subjectivité de trouver sa place. Le succès tient aussi à la mise en scène depuis un excellent scénario inspiré d’une histoire vraie, doublée d’une excellente direction d’acteurs…

Mais aussi parce qu’un intime, celui du corps est là dans ce film. Pour le méconnaître on le fustige d’une leçon politique, d’une correction citoyenne, et peu importe que le cinéma soit un acte de création et de transmission par les images, et notamment celles des corps si pleins de vie de François Cluzet et Omar Sy. Succès par les images des corps et non seulement par le scénario utilisé très souvent par une critique trop intellectuelle qui passe à côté du débat actuel sur le couplage victime/coupable en dehors de soi mais aussi en dedans. Voilà, semble-t-il, ce à quoi est sensible un spectateur d’Intouchables.

C’est dire combien nous sommes loin du prêt à penser « lutte de classes », du « don réciproque dans l’échange», voire du racisme anti-nègre genre « Case de L’Oncle Tom ». Pourquoi nos intellos, au parfum qu’ils sont des pièges dont nous serions ignorants en masse, s’en prennent-ils à ce point à Intouchables alors que d’autres films devraient les concerner dans leur critique sociale? Tels Sleeping Beauty de Julia Leigh (2011) où une belle et jeune héroïne, pour payer ses études, vend son corps à de très riches vieux hommes en se laissant endormir par une drogue douce qui lui permet de n’avoir aucune mémoire le lendemain ; ou Les petits mouchoirs de Guillaume Canet (2010) …où toute l’action tourne autour d’un grand blessé qui du coup fait lien au sein d’une bande de cadres plus qu’aisés avec cabin-cruiser et vacances de luxe… Petits mouchoirs intimes de bien faibles histoires d’amour vaguement en place de grand mouchard de ce qui se passe dans notre société… Intouchables touche à la peau noire hyper saine et la blanche à soigner chaque heure jour à jour. Où malgré l’adversité d’un corps si malade, de la subjectivité se renouvelle, car un autre corps est là, celui de son semblable lui avec son adversité sociale, et leurs différences : blanc/noir, riche/pauvre, motricité entravée/liberté motrice totale, où réciproquement l’un aurait pu être le bourreau, et l’autre victime. Ici la violence interhumaine est sublimée en amitié entre hommes, où la tendresse qui s’en dégage se supporte sur un mode faussement cynique, où l’image du corps malade se reconstitue par un discours d’images filmiques qu’elles soient musicales, verbales, motrices, visuelles, érotiques mêmes. Entre deux personnages s’investissant l’un l’autre, d’où le possible désir de vie contre la mort qui enchante le spectateur face au vacarme du monde.

Le cinéma participe de plus en plus à construire nos mythes actuels en tenant compte que notre monde est pris dans des couplages historiques et aussi singuliers à défaire toujours plus ardemment : nazi/juif, bourreau/victime, et des couplages plus liés à la personne : sain/malade, fort/faible, beau/laid. Voire même intra psychique genre Dr Jekkil et Mister Hyde sous une forme atténuée que le médical, toujours plus vorace sur nos vies, utilisant à go go la psychose maniaco-dépressive, pour qualifier quelqu’un de Bipolaire où une part de soi veut du mal à l’autre part de soi. Où le handicap est marqué par le politique indicé toujours plus au discours médical pour mieux marqué le statut du citoyen soumis là une « victimérisation » abusive, où le terme de handicap se solidifie dans une aliénation morale sans issue.

Or, c’est bien là la portée d’Intouchables, un handicapé voit facilement son corps ennemi de sa subjectivité. Le jeu des acteurs montre que le corps de l’un sert d’invention subjective, voire poétique pour l’autre, comme s’il y avait un corps pour deux , un corps quasiment porteur sain pour un corps au bord de mourir à chaque instant, Ambiance maternelle à l’évidence.

Notre surmoi collectif actuel depuis Freud change et l’appel au jeune Marx aussi bien à sa maturité montre qu’il louait activement la « personne humaine », soit que la conscience individuelle n’est pas le seul apanage du bourgeois, qu’il y a là un universel objectif, certes malhonnêtement utilisé par les religions et quelques autres…

Mais ce film à succès n’est pas « social-traitre » car alors il convient de créer le mot intime-traitre….

Oui ce film engage à un débat entre intime et politique, c’est notre actuel.

Jean -Jacques Moscovitz

Habemus Papam - Par Elisabeth Lagache

RUISSELLEMENT DE L’IMPOSSIBLE. Cette écriture m’a tout l’air de sortir d’un mien ex nihilo. Bien des choses doivent l’avoir précédée, la malaxant, la remâchant, tout ça pour l’avaler toute vide comme d’habitude.

Et quand même je tente un bout, quelque chose, une sorte d’échappée belle à la page blanche, parce qu’elle m’a réjouie ce matin, de bien vouloir s’en aller, passer la porte et que je la laisse sortir précipitamment.

De quoi il s’agit, voilà :

Ces jours-ci, je lis un livre défini roman par son auteur, Michel Schneider, cet auteur de Marilyn, dernières séances. Ailleurs ou là aussi, il est psychanalyste et doit donc recevoir des volontaires à parler, qu’il écoute. Mais d’un autre côté il écrit des livres. Pourquoi MAIS ? Eh bien je ne sais pas, peut-être qu’aujourd’hui la psychanalyse nouvelle cuisine, après un accommodement Freud plus Lacan, n’ayant pas le vent en poupe, son discours, essoufflé, nécessite comme dans un naufrage imminent, cet adjuvant de la barque littéraire, sorte de besoin de vitamines. Les psychanalystes sont sans doute anémiés, devant le terrible et sensationnel paradoxe qu’elle a mis à découvert. Le symptôme, la guérison sont des vues dépassées, obsolètes, indigestes désormais et le travail pour porter fruit est si long et si embrouillé, son bout si retourné que de moins en moins d’impatients veulent s’y risquer. Les psychanalystes dignes de ce nom, à savoir ceux que passe-ionnnent quand même cette difficulté et cet embrouillamini du subjectif, en bavent. Alors ils prennent la plume, quelques uns d’entre eux, pour passer le déraisonnable et peut-être pour trouver un sillon neuf à cette pratique.

Michel Schneider est de ceux-là peu ou prou, et j’ai sauté sur son dernier livre Une ombre quand j’ai vu qu’il abordait là un fait personnel, biographique, terriblement intime. En somme que le temps était venu pour lui d’entrer carrément dans la matière laissant derrière lui Marilyn et Jacques Lacan.

C’est que ça me touche, ça me tient à cœur Tout ça ces choses impossibles, vieilles d’un siècle et des poussières, nommées par lettres noir sur blanc Inconscient, Psychanalyse et tutti frutti en foule.

Michel Schneider, c’est évident, c’est clair pour moi qu’il écrit ça quand à son tour, la seconde mort l’a atteint et qu’il ne lui reste que ce moyen, l’écriture, pour tenter par elle, d’en faire quelque chose, un c’est peu dire.

Car loin du tout-ça, on essaie en général quand même d’exister. Chacun commet oui, la longue tentative d’exister. Le symptôme impénitent.

Et justement, me voilà allée voir le film Habemus Papam qui vient de sortir, où Nanni Moretti joue le rôle d’un psychanalyste : un peu cynique, un peu obsédé, un peu imbu de sa personne, un peu fragile. Mais si séduisant, d’une sommité si séduisante que la cohorte des évêques en redemandera. Face à lui le Pape est notre Michel Piccoli – et restera le pape, (sachant que de ce film N. Moretti a tiré toutes les ficelles), mais un pape particulier, un pape qu’on pourrait reconnaitre en chacun de nous, imperméable comme l’essence subjective du sujet le plus crédule, le plus embêté, le plus empêtré dans son symptôme qui devient tout le malaise dans cette civilisation du Vatican… Symptôme impénitent, autrement dit férocement vérace.

Ô quel message nous délivre ce film urbi et orbi ! Trop touchant : excès de vérité, excès vraiment. Mon Dieu - c’est le cas de le dire- qu’en faire ?

M’est évident tout d’abord que l’évêque élu pape se dénommant Melville et sa geste consistant à se dérober avec insistances et reprises à cette inattendue élection, je ne serai pas la seule à penser tout de go au Bartleby de Melville, l’auteur américain, tous deux auteurs du lapidaire I prefer not to, cher à la glose des psychanalystes et philosophes avertis. Qu’on aille lire la faramineuse postface de G. Deleuze à Bartleby, edition Flammarion.

Mais ici ce n’est pas tout à fait Bartleby, même si son souffle passe, c’est plus subjectif, plus déployé avec l’évêque Melville. Bartleby est le héros d’une subjectivité absolue, péremptoire, amenant à la mort du langage même, ce truc proprement humain qui nous ossature. ( J’évite d’écrire qui nous structure au cas où ça incommoderait le lecteur par une connotation éventuellement réductrice). Non l’évêque Melville du film de Nanni n’est plus tout à fait Bartleby, mais c’en est un fils ( comme Moretti qui n’est pas Melville). Bartleby est un personnage accroché par la littérature, et le cinéma est parfois l’enfant de la littérature comme ici. Bartleby donc, personnage éminemment antipathique, presque dégoûtant. Et le je ne peux pas de l’évêque devant la charge de pape tombée du ciel comme doigt de dieu ne dit pas dans ses termes mêmes I prefer not to.

La vérité du sujet dans le film éclate au moment énigmatique de l’instant premier du balcon, face à la foule noire et à sa Demande de parler-pape. On n’est pas si loin du cirque romain et des pouces unanimement tournés vers le bas.

Revenant à Bartleby, sa réponse I prefer not to entraîne pour lui la défection totale de son peu d’humanité, langagière, celle qui consistait dans la copie parfaite, à l’identique, hors-sens donc, des actes juridiques que son maître lui transmettait pour ce faire. Elle entraînera également chez son maître, comme par contagion, une épouvante dont aucune de ses nouvelles demandes ne viendra à bout, bien au contraire. Pas de consentement à l’autre chez Bartleby.

Notons que pour l’évêque nommé à pape, c’est à l’approche de la foule ai-je écrit, que son long cri puis le je ne peux pas se dé-foule. Et déferle. C’est l’occurrence d’un défoulement peut-être longtemps retenu dans l’inexistence de la vie ordinaire, ce Parti de la Foule où on prend sa carte et on cotise. Avant cela, depuis le résultat des votes il n’a montré qu’une sidération muette, s’est laissé faire comme un agneau, agnus dei, doux sourire aux lèvres. Il s’est laissé faire : se faire. Mais c’est la pulsion du cher Freud revue et amplifiée par J. Lacan.

La pulsion, cette chose somato-psychique propre aux êtres parlants, cette chose qui nous coupe sans retour et sans cesse, de l’instinct, la pulsion, elle se fait voir, elle fait qu’il se fait le sujet disparu. C’est le se faire sucer, se faire aimer, battre, voir… il y aurait, essence essentielle de cette pulsion, la Pulsion de se faire esseuler, jusqu’à la moelle.

Dans sa fuite éperdue, issue motrice de l’évêque Melville, où l’on apercevrait bien quelque accent phobique, les remontées psychanalytiques de la sœur de l’enfance ainsi que l’improuvable carence de soins de la mère vont se montrer, et celle encore du théâtre de l’acteur, que ce pape aurait, apprend-on, voulu être, tandis que la sœur, elle talentueuse l’est devenue. Et on peut apercevoir dans la structure du film et dans l’histoire de ce Melville, une essence hamlétienne.

L’acteur dans sa réalité, se fait jouer l’autre qu’il n’est pas. Mais dans la vérité pulsionnelle, tous les bords du corps sont liés, liés à la plus haute dénonciation chez lui de ce qu’on appelle culture. C’est la position de l’acteur qu’il le sache ou pas. La liaison dangereuse dans la pulsion, c’est plutôt le Consentement (die Bejahung chez Freud), le consentement au travestissement spirituel (qui commence par exemple, avec ce miroir jubilatoire épinglé par J. Lacan).

La Bejahung c’est le consentement pulsionnel au semblant dont les discours seront ensuite tous tributaires. C’est l’impuissance à ce consentement aussi, la négation je ne peux pas qui fait surgir alors la figure du réel comme l’impossible et comme vérité.

C’est l’ordre de l’objet a, cet objet-cause du désir, inventé par J. Lacan et pour ça faut l’écrire avec des petites lettres comme font les mathématiciens, qui profile le réel égal à l’impossible, moment où la logique ordinaire, grammaticale, se dérobe.

L’impossible du réel on le voit, a partie déjà liée à l’impuissance. Je ne peux pas, cri ! L’objet a est cet objet raté par l’artiste pulsion, mais, Mais, il cause le trajet. Dans le je ne peux pas, je n’y arrive pas de Piccoli Papam nostrum, est trouvée, brusquement, sans chercher, une vérité entière, peut-être aspiration, la plus spirituelle qui soit, le PAS de vérité d’un entier sujet dans son équivoque propre ici se faire l’acteur. J’en appelle par parenthèse utile au Jeu de Donald Winnicott, si l’on évoque la valeur fondatrice qu’il donne à l’illusion, qui serait ici symptôme si l’aspiration était refoulée. Si tout va bien au démarrage comme dit souvent Winnicott, c’eût pu être une transition et non un rôle prétendument collé à la réalité de commande.

Je ne peux pas ! Je ne veux pas ! ayuto, Mamma renvoit à la détresse première toute de refus, formalisée dans l’irruption du nom de la mère et de sa présence, cette toujours carence de soins avancée ici comme fait universel. Recours substitué, apparaitra la sœur rivale et salvatrice comme greffe du premier sentiment social, le double, venue souligner et marquer la différence, si fâcheuse. Cette petite différence qu’est-elle si tous nous nous reconnaissons obscurément dans ce dédale pulsionnel, qu’est ici l’écran-miroir ? Rien qu’une mince historicité, sans cesse lointaine et toute proche, recouverte par les lents aléas de l’existence qui ont ici poussé à se faire prêter au jeu jusqu’à réussir l’élévation à l’évêché. Se faire prêter aura eu là une valeur comme toujours équivoque : recouvrir le déchet de l’a- cause. Mais j’insiste : ce recouvrir est effectué par le trajet et n’est d’ailleurs qu’un trajet détourné croyant délaisser l’objet a et n’avoir qu’un but placé au cœur du vide même du sujet absent tout comme a, précisément. A sa manière l’objet a, de mèche avec le sujet ne cause, n’a causé que ce leurre- ici faire le prêtre- dans un désir de dieu qui se joint, qui fait liaison avec le fantasme. En avant crie le fantasme à bas bruit. Dépassons l’a-mère pulsion, reine de la castration, vautre-toi dans l’imaginaire, roule la ruse de la pulsion.

Mais la nature de ce fantasme est mi-vraie : pour exemple le plus parfait ratage de l’objet n’est-il pas ici cette tension de jonction avec dieu, suprême évidement de la castration ? Impossible jouissance.

Au bout de ces répétitions qui relèvent de cette trajectoire de structure, le sujet en remontre à sa manière, à la vérité lacanienne de son ab-sens. Une psychanalyse devrait contribuer à cette monstration ou sinon qu’il s’en remette au hasard qui fait, parait-il, si bien les choses.

Michel Schneider m’a sidérée de ct’ écriture d’Une ombre pratiquement à l’instant de voir le film de Nanni Moretti. J’y reviendrai pour finir. Dans le film l’homme-acteur, Michel Piccoli, y est présent de plain-pied avec son grand âge, son trajet à l’évidence presque terminé. Il est l’acteur mais c’est lui-lui qui joue l’acteur qui se fait faire acteur : comme sujet, sujet prétendons-nous universel, rien que ça, celui de l’inconscient plus que du pape.

Bartleby soutient lapidairement la saisie du sens un – pour tous- ce trait du Un qui exactement comme un tracé, refait, démonte et démontre, la vraie dissimulation du trajet, principe fondateur du sujet sans autre sens que celui initial de la pulsion qui le charpente dans son rapport à l’incertaine vérité. Il y fera peut-être alors une œuvre afin que le Tout-ça soit acceptable et visible, à en pleurer : le sujet parlant n’a pas, ne possède pas d’autre un –possible que le lasso de sa pulsion.

Donc écrivons impossible, un-possible. Faisons- en ici par l’écrit l’objet même qui nous cause et ainsi rendons-le –à tous- saisissable tant soit peu, sachant qu’il nous échappe toujours, mais plus encore que le lapsus, l’acte manqué, le rêve et le désir, celui-ci fuyant mais capté à la fois composant toujours les répétitions générales d’une pièce qui s’est déjà jouée, alors sans variations et sans suites.

Pour Schneider , derrière l’ombre se verrait une certaine conscience pulsionnelle lui revenant en boomerang, cette mort dans la vie dite seconde mort, socle hasardeux mais, si atteint, prometteur d’une prévision humaine plus humaine qui vient racler le fond de son commerce avec la vie, à tenter de tracer le lien enfoui et premier qui l’a fait lui et à peine, si différent de ce frère tragique, double de son ombre, qui vient aujourd’hui l’éveiller à cette mortalité spéciale.

Il s’en va enquêter dans les ordures sublimes de ce frère innommable, Saint-bernard qui vient peut-être enfin le recueillir là où fatalement il se délite ainsi que l’autre. Ce pourrait-être le tracé d’un livret d’opéra, remake de Manfred en ouverture justement, là où l’innommable de Bernard s’était abîmé dedans sa seule et étrangère sublimation. Schumann et piano du père, l’orchestre rejoue en cassette l’œuvre d’un vieux tracé péri.

Élisabeth Lagache

Le nom des gens - Par Alice Voisin

Le nom des gens, c’est l’histoire de Bahia Benmahmoud, une jeune fille appliquant le slogan « faite l’amour pas la guerre » à la lettre afin de convertir ses ennemis politiques, à savoir les gens de droite en gens de gauche. Elle rencontre Arthur Martin, au nom bien « franchouillard »[1], « une sorte de vétérinaire »[2] (mais pour les animaux morts) et adepte du risque zéro. Le nom d’Arthur Martin – comme celui des cuisines- a une histoire moins simple que l’on pourrait croire. Ses grands parents (les parents de sa mère) étaient juifs et sont morts dans les camps, mais à la maison personne n’en parle. Dans Le nom des gens, des images et des mots laissent émerger ce qui de la Shoah fait encore et toujours trauma, de génération en génération. Ce qui apparaît nouveau ici c’est que, pour tenter de décrire cet innommable, on ait recours à la comédie. Il me semble que Le nom des gens parvient à faire bouger ce qui est figé et tente de nommer quelque chose de l’innommable. Par quels moyens ?

Dans un débat[3] faisant suite à la projection du film, Jean-Jacques Moscovitz, un psychanalyste, dit au réalisateur Michel Leclerc : « il y a des mots qui sont comme gelés, qui sont confisqués et que votre film participe à (…) déconfisquer (…) Des mots qui sont sans possibilité de bouger et vous les faites bouger ». Il fait allusion à une séquence dans laquelle Baya et Arthur reçoivent les parents de celui-ci à dîner[4]. Avant leur arrivée, Baya recherchait des sujets de conversations possibles qu’Arthur démantelaient un à un : elle demandait par exemple si elle pourrait parler des « bouchons dans paris ? » ce à quoi Arthur répondait : « Tu rigoles ou quoi ?! Bouchons dans Paris = Taxis. Taxis = le grand-père. Le grand-père = Auschwitz. Surtout je ne veux aucune allusion à ce sujet. » Cette recherche aboutit à la conclusion qu’il ne sera possible de parler de rien. Venue l’heure du dîner, Baya à qui l’on demande ce qu’elle fait dans la vie, répond qu’actuellement elle ne travaille pas mais qu’elle a fait « pleins de petits boulots » comme travailler à la SNCF dans les wagons, monitrice dans des camps « enfin pas des camps…c’est des heuh…avec des tentes et des enfants…vous voyez ». Elle a aussi été aide-soignante, « où ça ? » lui demande la mère, « à Villejuif » répond Baya qui se regarde dire un à un tous les mots interdits. « C’est délicieux » lui dit le père d’Arthur qui lui demande de quelle manière elle cuisine son plat, Baya lui répond : « c’est très simple, au four ». Baya se lève brusquement et quitte la table. Cette séquence nous montre bien comment les mots, d’ordinaires polysémiques, sont ici figés par Auschwitz. Les mots ne sont plus mobiles, capables d’embrasser une vaste réalité, mais prisonniers d’un sens, sens qui plus est sous silence. Pour éviter que cela se reproduise, Arthur dit à Baya de dire tous les mots tabous avant de revenir à table. Elle le fait : « chambre à gaz, déportation, juif, juif, juif…nazis…Bernard-Henri Lévy ». En mettant un à un, et avec humour, le doigt sur ces mots figés dont le signifiant est glacé, Michel Leclerc nomme le tabou. Nommer le tabou et permettre au spectateur d’en rire c’est peut-être un pas vers ce que Jean-Jacques Moscovitz appelait la "déconfiscation" des mots prisonniers de la Shoah. Libérer les mots, les ouvrir à autre chose, c’est les ouvrir à de la pensée. Car ces mots gelés dans un tabou innommable empêchent le sujet de penser, celui-ci étant trop occupé à maintenir un couvercle sur le trauma. Arthur dit à Baya : « ça m’a mis des années à trouver des sujets qui ne parlent de rien ».

Car chez lui, on ne parle de rien pour ne pas parler de ça. Parler de rien, c’est parler de sujets qui ne suscitent aucun approfondissement ne pouvant renvoyer à rien d’autre que ce qu’ils évoquent au premier degré. Les parents d’Arthur aiment les objets technologiques et en parler. Durant un déjeuner chez eux[5], on les voit couper le rosbif avec un couteau électrique qui remplit tout l’espace sonore. Le saler avec une salière électrique, sonore elle aussi. Puis le père demande à son fils « Ton niveau d’huile, ça va ?/ Ah très bien ». Et pour finir, ils parlent clavier d’ordinateur. Les mots, les phrases succèdent aux sons (du couteau électrique et de la salière électrique) : ils ont la même valeur et nous pouvons, semble-t-il, les mettre sur le même plan. Parler, dans la famille Martin, c’est émettre des sons qui ne renvoient qu’à l’ici et maintenant de leur émission. Dans une séquence précédente, on peut voir Arthur enfant regardant la télévision avec ses parents. Ceux-ci changent de chaîne chaque fois qu’un sujet lié à la Shoah est évoqué, mais toutes les chaînes évoquent ce thème-là : « à la fin des années 70 ça devient un gros problème pour éviter le sujet car le tabou familial rencontre l’obsession nationale. La France expie le crime en en parlant toute la journée et chez nous c’est une gymnastique invraisemblable pour qu’on ne s’aperçoive de rien. » Durant tout le film, les parents d’Arthur évitent à tout prix que quoi que soit ne puisse évoquer le trauma, faire émerger ce que l’on a enfoui pour ne plus jamais avoir à y penser, pour ne plus jamais avoir à en souffrir. Le film ne commente pas mais montre ce silence pesant qui fait barrage à la vérité. Toutes les tentatives d’Arthur d’en savoir plus sont déjouées, sans doute inconsciemment, par sa mère qui ne peut pas en parler. Chaque échange est avorté avant même d’avoir commencé. Mais cet évitement ne peut pas être éternel : ainsi, lorsque le trauma émerge à nouveau, et qu’il est toujours impossible d’en dire quoi que ce soit, cela provoque, dans Le nom des gens, la mort de la mère. Tout re-commence lorsque la mère d’Arthur perd ses papiers d’identité et entame les démarches pour en avoir de nouveaux.

Baya, Arthur et sa mère sont à la mairie et s’entretiennent avec une femme y travaillant et qu’ils connaissent depuis des années (54’) :

Madame Martin (la mère d’Arthur) : Madame Tardieu, on m’a volé mes papiers

Madame Tardieu : On va les refaire Madame Martin. Alors il me faut quittance de loyer, facture EDF, photo d’identité, extrait de naissance… Ah l’extrait de naissance ?

Mme Martin : J’ai dû l’égarer quelque part

Mme Tardieu : Ba oui mais l’extrait de naissance c’est obligatoire Madame Martin, il faut le retrouver

Arthur : Il doit y avoir un moyen non Patricia de refaire les papiers sans l’extrait de naissance ?

Mme Tardieu : Vous avez un certificat de nationalité, vos parents étaient bien français ? est ce que vos parents étaient français ?

Mme Martin : Peut-être, parce qu’ils étaient cousins. Et ils ont demandé la nationalité française après mais…

Mme Tardieu : Donc vos parents n’étaient pas français ?!

Mme Martin : Mais moi si.

Mme Tardieu : Qu’est ce qui me prouve que vous êtes française ? Il me faut des preuves, moi, c’est la loi, y’a tellement de gens qui trichent.

Dans cette séquence, la mère d’Arthur est renvoyée directement et de façon très violente à ses origines qu’elle essaie d’oublier. Elle n’a pas de certificat de naissance car enfant, on lui a fait changer de nom pour survivre : Aneth Cohen est devenue Annabelle Colin. Et sans certificat de naissance, malgré une vie toute de discrétion, une vie de française sans histoire et une interlocutrice qu’elle connaît bien, pas de papiers d’identité. Donc plus d’identité : celle qu’elle s’est construite avec la volonté que rien ne puisse renvoyer à ses origines. On peut aussi penser que l’arbitraire borné de l’administratif renvoie à l’arbitraire absolu des méthodes de l’Allemagne nazie ou le droit de vie ou de mort est fonction de naissance. Une personne n’a plus le droit d’en être une dès lors qu’elle est née juive. La mère d’Arthur est née juive, n’a pas de certificat de naissance et on lui refuse, dans un premier temps, le renouvellement de ses papiers d’identité : c’est une mort symbolique qu’il lui est donnée à vivre ici. Arthur nous apprend plus tard « Depuis cette histoire de papiers ma mère n’allait pas bien » (58’39). C’est peu de temps après qu’elle sera transférée à l’hôpital puis se suicidera. La mort symbolique a provoqué la mort réelle. L’abîme de l’inexplicable, de l’impensable s’est rouvert avec cet épisode de papiers d’identité et, dans cet abîme, la mère d’Arthur s’est peu à peu laissée aspirer irrévocablement. Car « on ne fait pas le deuil en oubliant ; c’est bien là la découverte freudienne : on accomplit le deuil de l’événement qu’en rompant le pain de la parole qui dit la douleur de la perte. On ne quitte l’origine qu’en sachant ce qu’on perd grâce à une parole échangée au présent. »[6]

Arthur Martin, c’est l’enfant de la troisième génération à qui l’on a tu l’Histoire et qui ne parvient pas à écrire véritablement sa propre histoire singulière. Il porte en lui le deuil insurmontable de ses grands-parents. L’horreur de l’Histoire collective vient remplacer la possibilité d’une histoire individuelle. Avant de rencontrer Baya, Arthur n’est pas dans la vie. Dans son métier, il soigne non la vie mais la mort. Des animaux, il « étudie les causes de leur mort » (22’27). Mais concernant la Shoah, il n’y a pas d’explication, de formulation, de raison. « Il y a un incommensurable de la Shoah, un non-identifiable qui creuse un lieu de hors-sens, à respecter comme seule réponse au « pourquoi ? ». Le récit des événements doit rester nu et étranger à l’interprétation ; il n’y a rien du récit qui puisse se traduire en d’autres mots qui seraient herméneutiques et en donneraient le sens. »[7] C’est peut-être face à cet inexplicable-là qu’Arthur Martin essaie, dans un domaine qu’il maîtrise, de trouver les raisons de la mort, d’avoir raison de la mort. Comprendre la mort pour éviter « l’épidémie » (mot d’Arthur, 27’). Arthur Martin est un adepte du principe de précaution. Principe qu’il semble aussi appliquer dans sa vie. La précaution « c’est la disposition prise par prévoyance pour éviter un mal »[8]. Ainsi, pour éviter ce mal, Arthur met la vie, sa vie, entre parenthèse. Il n’a pas d’enfant, n’a jamais été amoureux et s’occupe de corps d’animaux morts. Il vit dans une atmosphère stérile, stérilisée qui canalise l’angoisse et dans laquelle il ne risque rien, pas même le bonheur. Il ne vit pas. Son corps se fait en quelque sorte sépulture des morts qui n’en ont pas. Au sujet de Shoah de Claude Lanzmann, sorti en avril 1985, Philippe Julien écrit : « Shoah marque une date. Il fait acte de mémoire pour la troisième génération de telle sorte que le peuple innombrable des disparus vient hanter notre vie, exigeant des comptes depuis leur outre-mort-sans-tombe, pour que la dignité leur soit restituée. »[9] C’est cela que semble prendre en charge Arthur avant la rencontre de Baya.

Dans Le nom des gens, il me semble que la rencontre avec Baya ouvre à nouveau Arthur à la vie. Elle aussi a une partie de sa famille exterminée (durant la guerre d’Algérie) et un père qui ne parvient pas à en faire le deuil en vivant sa propre vie (il doit toujours rendre service à tout le monde et n’accepte aucun plaisir). Elle a aussi connu un traumatisme personnel en étant abusée, enfant, par son professeur de piano. Mais, ces traumatismes, elle n’en a pas honte, elle les transforme en autre chose, en de la vie. Elle met des mots dessus. Au lieu de devenir pédophile ou prostituée (dans une séquence du film Baya regarde à la télévision une psychanalyste prédire cela aux enfants victimes de viol) elle transforme cette malédiction en un pouvoir. Elle utilise la sexualité (certes) mais pour mener un combat qui lui tient à cœur: convertir les hommes de droite en hommes de gauche. Avec Baya, Arthur commence à vivre. Il lui dit un jour « tu sais j’aimerais pouvoir te donner autant que tu me donnes » (1’’18’39). Ensemble, ils fabriquent quelque chose de vivant puisqu’ils donnent naissance à un enfant : Chang Martin Benmahmoud. C’est la quatrième génération. En donnant un prénom chinois à leur enfant, ils lui font accéder à ce qui est pour eux un inconnu culturel, c’est comme s’ils ne voulaient pas que Chang soit pris dans la répétition de la « transmission trouée »[10] mais plutôt à l’origine d’une nouvelle façon de transmettre.

Alice Voisin

[1] Mots de Bahia Benmahmoud dans Le nom des gens

[2] Ibid

[3] Le regard qui bat (projections mensuelles au cinéma La Pagode, suivies d’un débat entre cinéastes, psychanalystes, spectateurs…), Le nom des gens a été projeté le Dimanche 9 janvier 2011

[4] Chapitre 8 du DVD

[5] Chapitre 6 du DVD, 43’55

[6] Philippe Julien, La féminité voilée, Desclée de Brouwer, 1997, p.63

[7] Ibid., p.71

[8] Le Petit Larousse, 1998, p.816

[9] Philippe Julien, op. cit., p.70

[10] Sous-titre d’un texte de Valérie Waill-Vallet Reste à transmettre, Avril 2009

A propos de Claude Lanzmann invité du Regard Qui Bat

Israël et le Lanzmann de Schrödinger par Raphaël Haddad : à lire ici

Les petits mouchoirs de Guillaume Canet ou le rien au cinéma - Par Jean-Jacques Moscovitz

Petit mouchoir perso ou grand mouchard collectif, on ne sait pas très bien où veut nous mener le metteur en scène : montrer pour tout un chacun pris dans un monde si déficitaire quant à la pensée sur son prochain, fût-il un ami, combien finalement ne sévit que du chacun pour soi, et du opareil au même, où l’infantile à l’âge adulte persiste tellement que seuls les enfants sont respectés et respectables… Et voilà un adulte qui fouine dans le mur pour trouver la petite bête en lui qui le gène, un autre, peut-être bien le même qui s’enlise dans la vase avec son boat-cruiser de luxe pour pleurer sur sa bêtise, un autre qui supplie qu’on l’écoute pleurnicher son amour défunt jamais né, une autre aux yeux brésil qui vante son chéri suicidaire au téléphone (la seule phrase qui m’ait plu : « j’ai été heureuse d’avoir été ton amoureuse » lui dit-elle) mais en se tapant presque le jumeau de son homme en réanimation, victime d’un accident de moto auquel bien sur il succombe, l’élément de vérté vraie, crue qui devrait nous émouvoir , en vain… Bref, il ne se passe rien, rien, rien, sorte d’usage du cinéma sans aucun risque et cela pour tenter de faire mieux au box office que « Le père Noël est une ordure », « Bienvenue chez les Ch'tis»... Mais là au soleil, celui des bronzés collectifs, où chacun cherche en groupe, car en groupe il y aura bien une chance d’être sourd , de mettre un mouchoir sur sa cinglerie moyenne, de vivre d’expédients psychiques pour se cacher son gouffre d’angoisse, ne pas vouloir voir l’absence d’idéal , d’utopie, de folie créatrice, et cultiver une déloyauté multiforme etc…. L’acteur principal est le Rien, tel que la « direction d’acteur » en est réduite à zéro, et la construction du film en est son… miroir : pas besoin de scénario ni d’intrigue ni de discours image prenant le pas sur la parole comme dans « Femme sous Influence » de Cassavetes… Non ce film c’est rien, du solide déficit de pensée, juste pour vendre-acheter-jeter un long de 2h34… de quoi ? rien ! Et les spectateurs en sont sans doute déresponsabilisés devant les images qu’ils reçoivent: le rien est cqfd. Puisque, paraît il, les jeunes se retrouvent dans le film : ah oui j’y suis dedans, je me vois , c est moi, je suis compris. Du même, rien que du même…

Et bravo à François Cluzet et Marion Cotillard, le couple en vogue utilisé dans le film afin de tenir si longtemps dans des rôles aussi insipides… J.-J. M.

Transylvania de Tony Gatlif - Par Guy Roger

Avec Transylvania, Tony Gatlif nous propose un film sur l’amour quelque peu insolite. On pense à Breton (L’amour fou) : « C’est comme si je m’étais perdu et qu’on vint, tout à coup, me donner de mes nouvelles. »

Nous sommes en Transylvanie - littéralement, au cœur de la forêt - là où vécurent l’homme des bois et son ancêtre l’homme des cavernes, et où habitent toujours leurs descendants. Il s’agit d’un univers que l’on peut appréhender comme la transposition de notre société occidentale, prétendument avancée, où polissage et vernis tentent, sans grand succès, de faire taire la violence. Quels que soient les progrès de la civilisation et les effets du « travail de culture », le pulsionnel, l’archaïque et la démesure y demeurent intacts, abrités sous le voile ténu de la socialisation ou contenus par la barrière du refoulement.

Nous sommes entraînés au fin fond de la Roumanie, dans un lieu où les crises hystériques peuvent s’exprimer sans retenue, plus librement encore que chez nous à la fin du XIX° siècle, un univers dans lequel exorcisme et désenvoûtement sont monnaie courante. Mais nous pourrions être aussi bien à Paris, New York ou Tokyo.

Le parcours individuel suit, croise ou prend à revers l’itinéraire suivi depuis des lustres par l’humanité,

Un tel film ne se raconte pas, d’autant qu’au-delà de ce qu’il nous donne à voir, ses trésors résident également dans ce que nous y découvrons - pour les avoir, à notre manière, créés. C’est ce qui donne au cinéma sa richesse inépuisable.

On peut voir ce film comme un parcours initiatique, superposable à celui que nous a proposé John Borman dans Délivrance ; voyager à la rencontre de l’Autre et à travers cet Etranger, se confronter à cette part de l’inconnu qui nous habite tout autant que nous l’habitons.

La musique, tantôt en phase, tantôt en contrepoint, suit la ligne mélodique tracée par les images. Elles concourent à construire un univers de contrastes : solitude et foule, obscurité et lumière, tendresse et violence, amour et haine. Parfois on ne sait plus ce qui, des fêtes villageoises bouillonnantes ou de la misère traversée, est le plus effrayant, tant la solitude humaine est partout présente. Elle éclabousse l’écran.

Contrairement aux personnages de John Borman, l’héroïne Zingarina ne rencontre pas la violence physique mais celle déclenchée par les méprises de l’amour. Il lui faut se séparer de son monde familier, la guide locale puis l’amie avec laquelle elle est partie à la recherche de son compagnon expulsé en Roumanie et qui, sitôt retrouvé, la rejette.

Cette fuite salvatrice la conduit à croiser Changalo, personnage énigmatique vivant chichement du commerce de bricoles contenant or ou argent. Au cours de cette errance, véritable allégorie de l’existence humaine, chacun des deux protagonistes va se dompter en tentant de dompter l’autre.

Cependant la poésie, la délicatesse demeurent présentes, y compris lorsque Changalo est rossé avec une violence inouïe pour avoir « chiné » un instrument de musique. Il est des choses avec lesquelles on ne badine pas. Au pays des Tsiganes, c’est un sacrilège.

Nous partageons le trajet de deux êtres cabossés, confrontés à la rudesse d’un pays montagneux dans lequel le froid et la glace constituent, avec le feu de l’alcool, la figure métaphorique des sentiments humains.

Après s’être perdus à de nombreuses reprises, Zingarina et Changalo se retrouvent dans une image finale exprimant en quelque sorte le miracle de l’amour. Guy ROGER

Au fond des bois de Benoit Jacquot - Par Jean-Jacques Moscovitz

Metteur en scène de Villa Amalia et de très nombreux films, Benoit Jacquot dans « Au fond des bois » nous offre des images d’un cinéma très abouti. Inspiré d’une histoire vraie ayant valu un procès retentissant sur les risques de l’hypnose et des passes magnétiques au en fin du 19e siècle (cf. Libération du mardi 12 avril 2005 « Les roueries de la sujétion » de Marcella Iacub), le thème est celui du consentement dans une rencontre où l’abus sexuel se révèle, dans ce cas , fort ambigu et ouvrant à mille et une questions sur le désir au féminin comme le synopsis l’indique: « en 1865, au sud de la France, une jeune villageoise quitte la maison paternelle pour suivre un vagabond dans les bois. De gré ou de force ? ». A l’insu de son plein gré dira-t-on aujourd’hui ….

Désir qui ne peut qu’enseigner spectateur, psychanalyste, tout un chacun dés lors qu’un artiste par son imagination créatrice nous enchante par sa perception de l’intime de deux êtres qui s’aiment pour nous en montrer la réalité si complexe qu’elle soit.

Oui, il s’agit là de la mise hors-monde de l’amour, jusqu’à ses limites extrêmes où les liens se défont, se retournent en leur tréfonds, où les regards du monde les marquent immondes… où les images de cinéma nous font témoins qu’ici amours, désirs, jouissances fusionnent au couteau, au fer rouge, où ça ruisselle en couleur pluie qui tranche. Le hors-su évide le règne du père, qui, médecin, ne peut savoir le féminin de sa fille, ne peut la voir femme au point d’en mourir... Et elle - merveilleuse Isild Le Besco dans le rôle de Joséphine Hugues-une fois rencontré au fond des bois le hors monde de la loi, ne peut qu’ y revenir, pour la suturer à nouveau mais là comme mère : amante elle ne peut le rester que le temps d’un trahir « officiel », car son corps y est appel à faire trait pour son homme – formidable Manuel Pérez-Biscayart - au point qu’il se dénonce au mieux des aveux qu’elle lui veut, pour le pire et le pire encore… Ce beau film à la Benoit Jacquot ressource nos émotions en un temps où la profusion d’images nous laisse facilement en désarroi.

Je ne vous oublierai jamais de Pascal Kané - Par Jean-Jacques Moscovitz

Avant-propos : « …des visages dans le présent , ceux que vous voyez au moment de vous endormir, leurs bouches, leurs robes, leurs baisers, ils vous donnent de la joie, celle de dormir pour rêver, rêver encore qu’ils sont là ces êtres qui vous tiennent éveillés. Ils vous parlent en vous… Pour malgré tout désirer leur retour toujours, car on ne meurt pas comme cela, en masse ensemble. Ces gens n’ont pas eu comme tout le monde le droit ni de vivre ni de mourir, mais seulement d’être tués. Alors on les rêve…on les rêve, de ce genre de rêves qui vous réveillent, comme au ciné quand le film est fini…. »

Il s’agit de rêver de réparer l’histoire, à propos de Je ne vous oublierai jamais, film de Pascal Kané projeté à la Pagode le 21 mars 2010. Il s’agit de l’histoire de France sous l’occupation : déportations, émigrations, exils.

D’autres films et événements ont lieu en ce moment, dans notre actuel : L’arbre et la forêt, film d’Olivier Ducastel et Jacques Martineau, à propos de la déportation des homosexuels, Liberté, film de Tony Gatlif, à propos de la déportation des Tziganes, La rafle, film de Roselyne Bosch, à propos de la rafle du Vel’ d’Hiv’, l’honneur fait à Simone Veil, reçue à l’Académie française, Le rapport Karsky, film réalisé par Lanzmann en réaction au livre de Yannick Haenel paru en 2009 et intitulé Jan Karsky, la venue de Claude Lanzmann il y a un mois, ici même à la Pagode, au sujet du livre et du film de Sylvain Roumette, Il n’y a que la vie, sur l’œuvre et le parcours de Claude Lanzmann jusqu’à aujourd’hui, ainsi bien sûr que Shoah, désormais projeté régulièrement au Panthéon, sans parler du cycle de films et de conférences proposés au mémorial de la Shoah dans le cadre de l’exposition « Filmer les camps, John Ford, Samuel Fuller, Georges Stevens, de Hollywood à Nuremberg », où sont projetés des films comme Falkenau, vision de l’impossible, documentaire réalisé par Emil Weiss, à partir des images prises en 1945 par Samuel Fuller, fantassin dans la division américaine The Red Big One.

Dans le film de Pascal Kané, Je ne vous oublierai jamais, il est à noter que l’intime prend largement le pas sur le politique : ici vient s’articuler un enjeu théorico-clinique du lien entre psychanalyse et cinéma, entre ce qui l’en est du figurable du côté de la psychanalyse et de la présence de l’objet comme acteur dans les films. Ici l’objet sera le bateau à prendre ou ne pas prendre. Au niveau de cet intime, sont présents la voix, les fantômes, c’est-à-dire les fantasmes, qui ont trait au traumatisme réel, se transformant en trauma psychique : comment psychiser cela ? Comment se fabrique un fils par rapport à l’histoire vécue de son père, au moment même où il devient ce père, futur père ? Il n’y a pas plus psychanalyste qu’un enfant pour son père ou sa mère. Le lien cinéma-psychanalyse se joue donc dans ce rêver de réparer l’histoire, où le figurable, sous la forme de fantômes, et ce jusqu’à l’hallucination visuelle, n’effraie aucunement : le spectateur n’en est pas atteint, puisqu’il n’y croit qu’à moitié, et que par là-même, il rencontre les âmes mortes qui errent dans le psychisme de Lévilé (Louis), le héros. On assiste là à la fabrication d’une vie fantasmatique en cours : le trauma de réel devient trauma psychique, et son désir de vie le conduit à vivre une histoire d’amour, puisqu’il rencontre celle qui est probablement la femme de sa vie, et auprès de laquelle il choisit de rester, plutôt que de partir en exil, au péril de sa vie.

Un point important dans ce retour et ces fantômes : la mort comme objet. On voit ces gens se faire rafler et envoyer au ghetto et ailleurs : ils vont mourir en masse d’une mort peu commune. Pour le cinéma, l’objet est ce bateau, pris ou pas pris, et pour la psychanalyse, c’est le figurable, comme dans le rêve, d’où mon exergue en avant-propos, au sujet de ce moment où l’on s’endort, endormissement où se produit une joie de dormir et où l’on se met à parler avec ces morts : on a rendez-vous avec eux, avec le réel, par le rêve, pour construire sa propre histoire, depuis le fantasme. En quelque sorte, il y a ici une fabrique du réel, par rapport à l’objet, où le réel se différencie de la réalité et réciproquement, et où ils se constituent l’un l’autre pour créer la réalité psychique d’un sujet, de façon à ce que ce dernier soit moins aliéné par son passé et puisse s’y appuyer pour désirer.

Zelig, Woody Allen et nous - Par Jean-Jacques Moscovitz

Il va s’agir de psychanalyse et image de cinéma, tel que le cinéma a la vertu de lier intime et collectif pour nous renvoyer à notre subjectivité.

Le statut de l’image nous met en travail, nous faisons des projections débats depuis 2003 au « Regard qui bat… » à Psychanalyse Actuelle. Signalons ici que sa fondation en 1986 est en lien avec la sortie du film Shoah.

Le libellé de présentation des projections- débats est le suivant: « L’œuvre, pas plus que le regard, ne se consomme. Qu’est-ce qui, dans une œuvre, regarde chaque spectateur, et/ou le captive ? Le cinéaste fait œuvre à mettre le regard en scène. Le regard est au cœur de l’œuvre, et non pas extérieur à elle. Il y a en effet un chemin qui permet le retour de l’imagination à la réalité, et c’est l’art » Sigmund Freud. La question à déplier ici est celle-ci : « quel réel est -il en prise entre le désir du psychanalyste et l'œuvre du cinéaste » voilà mon propos, je le développe dans deux ouvrages : « Hypothèse Amour » et « Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg »

Dans ces ouvrages, je m’appuie sur une histoire de la psychanalyse en quatre moments où surgit une notion nouvelle à chacun d’eux qui s’ajoute aux précédents, tels que les trois premiers sont des gains symboliques sur le réel du lien de l’homme au langage : 1er temps ; le sexuel infantile, qui lance la notion de sexuel freudien avec la Traumdeutung, bientôt suivie, temps 2e , du fait de l’impact de la guerre de 1914-18, par l’articulation imbriquée des deux pulsions créatrices de vie, de vie du désir avec Eros, et de Tanatos qui s’y oppose tout aussi intensément. 3ème temps, l’inconscient structuré comme un langage, où Lacan met eu centre du lien à l’autre, le malentendu dans la parole et dés lors la prévalence du signifiant sue le signifié. 4e temps, l’impact de la rupture de l’Histoire dans la Shoah, tel que le réel ampute quelque peu les gains du symbolique effectués dans les trois moments précédents.

D’où la nécessité aux registres anthropologique et psychanalytique de regagner sur ce que le réel a repris. Le cinéma est, selon moi, une des voies privilégiées, sinon la plus susceptible de répondre à une telle nécessité du fait de son action à mettre en lien intime et collectif, sujet et politique. Et ce pour donner cadre aux jouissances destructrices produites au niveau collectif dans l’atteinte du sujet. La Shoah est ainsi « cinégène », elle convoque à créer des images de cinéma si un tel terme est admissible dans notre langue. Le cinéma est un acte de dire/entendre de façon nouvelle depuis le film de Lanzmann, il a à tenir compte d’un tel pouvoir de transmission en acte de ce qu’il s’est passé. Dés lors le spectateur y st en place de témoin radical.

« Unglorious Bastards » (2009), le dernier film de Quentin Tarantino, s’y emploie « après » après/depuis Shoah. Plutôt comme une farce, et quelques séquences de cirque, des pieds de nez aux homme de guerre, Il produit des images de cinéma qui s’agencent, se propulsent les unes dans les autres, pour faire repérer, chacun à sa façon, les jouissances enfin nommables selon ce cinéaste, celles qui ont eu lieu dans l’Europe nazifiée. Et image oblige, l’action essentielle du film se passe dans une salle de cinéma parisien où tout explose et flambe, dans un suspens de nos émotions. Violence « juive » de la vengeance face à la haine du tyran hitlérien… Dans une ambiance de règlements de compte genre maffia de la haute époque, où les flammes et le feu y sont « acteurs » de premier rôle, avec des braises en clins d’œil à de nombreux films, comme « Casino » de Scorcèse, où la batte de base ball, trait sicilo-américain de la violence entre deux hommes, devient un signe de ralliement à nos vraies violences bien connues, celles qu’on aime tant. Clin d’œil aussi à Zélig…,pourtant un film non violent par définition…

Zelig ou le Citoyen Spectateur : Zélig présente des pistes psychanalytiques, tout y est à foison, la femme occupe une place centrale avec la thérapeute Eudora Fleshter jouée par Mia Farrow l’ancienne épouse de Woody Allen.

Y sont aussi des pistes de cinéma : le cinéma pour un réalisateur comme Woody Allen, c’est la vraie vie, la vie réelle n’est qu’un gouffre gigantesque et cela pose la question de l’usage du cinéma aujourd’hui comme septième art, mais aussi comme vie seconde, voire avant la seconde et donc avant la première. Sorte de virtuel réussi dans notre culture.

Zelig noue le film et le personnage, et en même temps : le cinéma, la psychanalyse, la femme/le féminin, mais aussi le politique et l’histoire, histoire autant celle du cinéma, celle des juifs, de l’Europe, la folie Hitlérienne, et aussi celle des médias, en montrant l’attaque de intime.

Zelig Woody montre notre culture de spectacle où nous vivons aujourd’hui, au point de rivaliser avec Chaplin-« Le Dictateur », Chaplin rivalisant avec Hitler lui même, comme les commentaires sur le « Dictateur » nous le font percevoir.

Au niveau d’un tel cinéma, le réalisateur, en tant que héros, nous pose la question du statut du spectateur que nous sommes chacun, il nous sollicite à réfléchir sur notre statut de spectateur.

En cette période où la Déclaration universelle des droits de l’Homme commémore ses soixante ans, le statut de citoyen s’efface aujourd’hui devant celui du spectateur et c’est peut être quelque peu un bien pour un certain cinéma mais c’est surtout un mal pour le citoyen…

Le gigantesque montage filmique dans Zelig est celui du faux et du vrai documentaire, de la fausse et de la vraie fiction, du travail sur la pellicule pour la rendre identique à celle des années trente, et ce par des techniques très particulières décrites par des commentateurs comme Bernard Benoliel. Et ce pour nous montrer des images d’époque en « un comme si » quasiment non repérable, exemple de virtuosité dans l’usage du semblant dans l’actuel alors que nous sommes en 1928, action du film et en 1983 date de sa sortie.

Statut de l’image et du semblant.

L’usage et le mésusage de l’image sont montrés dans Zelig de façon telle que nous ne pouvons que nous y pencher coté psychanalytique. Voilà le lien au psychanalytique par un terme, celui de semblant, où un mot, pour qu’un sujet y soit représenté nécessite un autre mot. Que « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant » (Lacan), c ‘est qu’un mot appelle un autre mot qui est supposé savoir le sens du premier pour faire naître la subjectivité dans la parole et par la parole entre ces deux mots. Cela suppose une perte de tous les autres sens non choisis sauf un ou deux , celui qui accroche le sujet un instant au sens conscient… D’où cet énoncé : « quel réel est-il en prise entre le désir du psychanalyste et l'œuvre du cinéaste » qui serait en équivalence au statut de l’image où le semblant renvoie à une autre image, là où le semblant se laisse percevoir, et enclenche un effet de vérité du désir, par des mises en chaîne d’images mettant sans cesse plus à l’œuvre le semblant, comme accès a la vérité. Avec Zélig, on le sait , c ‘est une farce qui se dit farce pour dire le semblant du mot et de l’image, soit l’impossible saisie de ce point de réel du sujet désirant…

Au niveau de la psychanalyse, Zelig-Allen formule une gigantesque demande d’analyse, pour signifier son symptôme, soit son lien au savoir sur l inconscient, le sien versus hypernoué à l’autre.

Symptome ?Quel est il ? son narcissisme ? Plaire, est-ce un symptôme…? Dans son identification à un grand psychanalyste, Freud en l’occurrence, Zelig se décrit dans un travail avec lui pour dire sur un ton de sainte nitouche que le demande de pénis n’est pas que l’apanage de la femme mais aussi de l’homme, que la névrose hystérique peut très bien être masculine. C ‘est un fait de clinique avéré, Freud le dit dés 1923, et par sa névrose W.Allen le sait. C’est conforme au fait que dans le film l’action se passe en 1928.

Sa Demande ? son ‘qui suis-je’ ? où se pose la question de son identification aux idéaux de la personne approchons les trois identifications freudiennes selon Freud dans Zélig.

Il y a un chevauchement entre elles :

- 1) l’hystérique avec l’imitation à différents personnages dont la liste est infinie mais en tout cas d’aucune façon, il ne peut s’identifier à une femme, mais seulement à des personnages masculins. Et face au féminin, rien ne peut lui permettre de localiser son identité d’être, comme si la femme n’était pas dans la panoplie des personnes visualisables dans son imaginaire, les femmes restent « non-spécularisable » ; elles ne sont pas soumises à la castration, à un manque quelqu’il soit, point majeur pour l’amoureux que ce soit Zélig dans le film où Woody dans sa vie … selon l’image qu’il nous laisse precevoir dans ses interviews.

- 2) identification au trait unaire, au singulier d’un mot plus mot que les autres, au signifiant. Là ce serait ce qui par l’image cinéma, fait trait : c ‘est le mouvement de plaire, en produisant et en usant ainsi de son fantasme comme cinéaste en tant qu’être parlant. On peut dire être imageant ?.

Ici c’est le trait de plaire lié au signifiant juif, lui-même lié à la honte et la fierté de l’être. Mais c ‘est toujours pour produire du spectacle où la séduction est un mot très insuffisant, car il s’agit de produire de la fascination pour en montrer le ridicule et ainsi s’en dessaisir.

- 3) identification, « primordiale » comme dit Freud, celle dite au père tout premier et là au père juif auquel Zélig fait allusion à propos de son père jouant fort mal Shakespeare en yiddish. Toujours plus mourrant que la minute précédente…

Avançons ces questions: être imageant et être de langage sont ils en lien de structure ? car l’image c’est du langage, soit du regard :

Le regard est ici un objet, certes, mais surinvesti pour conquérir son propre Moi, celui de Zelig-Allen et aussi celui du spectateur, comme celui du citoyen, lui qui a payé son ticket d’entrée….

Le vouloir plaire est ici en première place: il est en équivalence avec l’existence même du sujet face au surmoi., l’un des points structuraux des idéaux de la personne, c ‘est ce contre quoi bute la toute-puissance du Moi et qui fonde l’écart entre le Moi et sa subjectivité, le sujet est ce qui manque au Moi conscient. Et là la femme est au premier plan, tout en équivalence à l’inconscient de notre héros, où l’ics freudien n’est plus que le féminin.

Pistes psychanalytiques, oui, tout y est à foison, la femme occupe une place centrale puisque c’est la thérapeute Eudora Fleshter jouée par Mia Farrow, comme nous le disions.

Donc la femme ici n’est pas imitable, pas saisie dans une image constitutive du Moi, elle n’est pas spécularisable/miroitisable dans le Moi pour le constituer.

Lors de l’entretien où le frère de la thérapeute avec une caméra cachée dans l’armoire filme une séance pour être retransmise avec un magnétophone bruyant des années trente, là le point pivot du transfert entre Zélig et Eudora se dévoile : la femme vient à inverser la demande au moment où elle, elle se met à l’imiter : Zelig flanche et semble enfin se confronter à son vide, son gouffre. Là se révèle qu’à jouer avec l’amour ça lui arrive à elle, celle-là même à qui cela ne devrait pas arriver, mais nous sommes dans un film de W Allen, dans sa vraie vie…

Voilà donc que chez elle s’enclenche du désir : cet homme a une place qu’elle lui suppose, celle qui voudrait qu’il ait un savoir sur elle, savoir qu’elle a à reconnaître aussi en elle, soit qu’elle est sujet d’un manque de structure, ici de sa féminité, marquée d ‘« un pas tout » savoir l’évidence de ce qu’est la féminité. Alors que son patient est à des km d’avoir un tel savoir. Ce mouvement tournant est un exemple typique de transfert.

En tout cas par là, elle sort du complexe maternel grâce à l’amour envers Zeilg alors qu’ elle était prise jusqu’alors dans l’idéal masculin que sa mère lui exigeait, au point d’ignorer en grande partie sa position féminine, d’en jouer, certes, mais sans en jouir.

Elle devient enfin « femme/féminine » au moment où elle pilote l’avion pour s’évader de l’Allemagne nazie mais c’est lui qui doit prendre les commendes…Car de piloter comme un homme la fait s’évanouir… mais lui, Il pilote à l’envers sur le dos alors qu’elle vient de cesser de le dominer…. A l’envers de son habitude où il était dominé de partout.

Cet évanouissement est notoire. Il représente l’inconscient (l’ICS de Freud) dans la mesure où il rappelle que Zelig est accusé d’avoir épousé plusieurs autres femmes, mais il ne s’en souvient pas car il était dans son fameux coma entre identification surinvestie et dés-identification brutale d’avoir toutes les femmes à sa merci. D’où ses disparitions inattendues. Où ? dans une vie de fantasmes qui l’envahissait et dont la seule issue était de la refouler massivement…

C’est le sens du coma mis en scène dans le film. Dans cette disparition du sujet soumis en entier à l’autre, il en est aussi la proie au point d’avoir épousé ainsi plusieurs femmes à qui il aurait fait des enfants… Epousé toutes ces femmes dans une activité donjuanesque, certes, mais où c’est un message inversé : ce « toutes les femmes » est comme un ensemble fermé, un Autre sans limites, sans barre aucune, comme le dit Lacan. Ce « toutes les autres » réclame qu’au moins une en réchappe, à cette donjuansquerie, la femme pas toute, c’est qui ? Zelig tout entier disparaissant de ci de là…

D’où la drôle de position, sur le dos, inversé, dés lors que l’avion en tant que message inversé retourne droit aux USA .se faire applaudir sur la 5e avenue…. Se faire tout aimé de partout…

D’où l’appel à La loi pour marquer l’existence d’une limite dans l’amour dés lors qu’il devrait s’inscrire comme père, mais Zélig n’y est pas prêt. La dernière phrase du film nous fait entendre notre héros avouant sa peur de la limite, celle de la castration, puisqu’il a décidé de lire Moby Dick, celui qui a perdu vraiment une jambe arrachée par un requin… Mais il nous confie que malgré tout, il n’a pu lire ce récit jusqu’au bout, qu il le regrette beaucoup… car il est sur son lit de mort… !

Ses comas sont autant de procès qui risquent vraiment de lui coûter très cher, mais qui au demeurant signalent un enrichissement de sa célébrité… et une facette de plus de son Moi infini.

La perversion médiatique joue ici à fond et c ‘est lui Zélig W.Allen qui l’évite encore une fois en la montrant au spectateur, tout en l’utilisant au maximum. Surtout dans sa dernière fuite en avant vers l’Allemagne pour rencontrer son manque enfin. Où en plein meeting nazi, dans le collectif le plus immense, ô miracle, de l’intime surgit entre Eudora et Zelig, Intime et poltique se font signe comme seul le cinéma le fait depuis son début.

Nous revoiià à ce point pivot entre transfert et identification : quand c’est la psychanalyste - façon 1930 made in USA- qui prend la décision d’imiter son patient, selon le scénario, soit selon le fantasme de Zelig-Allen, le héros se retrouve donc déchet, sujet évidé face à son gouffre.

D’où question : celle de l’imitation comme nouveau chapitre socio-politique de notre temps.

Entre image, pensée et parole, penser par la parole aujourd’hui fait place à penser par l’image. En effet comment s’entendre en l’autre aujourd’hui si le voir prend le dessus à ce point.

Où se voir dans l’autre devient prévalent par rapport à se penser dans l’autre par la parole.

Zelig, et le film et son héros, évoquent une psychanalyse dont l’entretien serait infini, au point d’évoquer la phrase qui termine « Portnoy et son complexe » de Philip Roth quand son psychanalyste lui dit : « Bon Baintenant Dous Bouvons Gommencer». Accent freudien s’impose, tout le monde l’aura entendu.

Et Steven Spielberg lui-même ne s’en prive pas dans « Intelligence Artificielle » (2001), quand le robot enfant voulant retrouver sa mère, rencontre Freud le « Dr sait tout »… qui lui donne l’adresse de la Fée bleue…. Scénario de S.Kubrick, il s’agit d’ un Pinocchio de nos jours qui, celui-là, ne deviendra plus jamais un être de chair mais restera machine comme nous tous.

Zelig, entretien préliminaire infini d’une analyse sans fin aurait en fait pour déroulement d’une cure enfin possible, le film « Shoah » lui même. Curieuse association ! Héros comme Chaplin le Dictateur, Lanzmann et son oeuvre pour mettre à mal l’hitlerisme. Tout comme « Train de vie » de Mihaleanu, « Belzec » de Guillaume Moscovitz, ou encore « Unglorious Bastards ». J’évoque ici l’incrustation dans la pellicule d’archive que Woody Allen fait pour que le personnage de Zelig s’immisce dans l’histoire de l’Allemagne nazie afin qu’un juif puisse mettre à mal Hitler, le ridiculiser au moment où il va se moquer de la Pologne, qui est probablement le pays originaire de sa famille. C’est là une sortie du fantasme qui lui fait opérer une sortie de sa gigantesque hystérie qui l’obligeait à s’identifier à tous ses semblables masculins pour avoir enfin un lien à un Autre qui tienne. Cette kaléidoscopie mangeuse de ses semblables ressemble fort aux associations libres qu’un analysant peut avoir sur un divan, quand il dit tout ce qui lui passe par la tête… Moby Dick inclus.

Associations libres des idées, comme par exemple, celles du juif Zélig qui, tout en se confrontant à la honte d’être haï d’être juif, désire aussi plaire à l’Occident chrétien pour en être la cause au point que l’antisémitisme en serait issu. Et il veut aussi qu’un tel statut du juif cesse après la Shoah.

Cela évoque Yehuda Lerner comme le rappelle Benoliel dans un autre film de Lanzmann « Sobibor 14 octobre 1943 16h » (2001), qui relate la révolte du camp de Sobibor où Yehuda Lerner tranche la tête avec une hache à l’heure pile de 16h pour sauver sa peau et sauver bon nombre de déportés dans le camp. Il a 17 ans. Il se retrouve à la fin de son récit que Lanzmann filme, en place de déchet roulé en boule tel un fœtus, et cela rappelle Shylok le héros du Marchand de Venise, en place d’objet de cause du désir de l’Occident chrétien de l’époque…. Question d’existence, du comment vivre aujourd’hui.

En conclusion Voilà une des questions sur l’existence que la psychanalyse soulève dans son lien au Surmoi collectif, au Kultur Uber Ich. Surmoi collectif dont le cinéma serait un index privilégié pour nous montrer notre mode d’être et d’existence aujourd’hui.

Un point actuel : dans le livre que j’ai écrit « ‘’Psychanalyse’’ d’un président », avec des guillemets sur le mot président, il s’agit de Nicolas Sarkozy (Editions de l’Archipel, mai 2008), j’évoque à un moment donné que notre chef de l’Etat fait penser à Zelig le héros, de par l’usage kaléidoscopique de l’intime comme moyen politique. Où d’une certaine façon sans être aussi mosaïque, multiforme se reflétant dans un miroir tournant, convexe ou concave ou encore un miroir plan, le président Sarkozy -est-ce une qualité ?- pratique un usage de l’intime à des fins politiques, l’intime étant celui sur-montré en images à la télévision. Certes c’est en France mais c’est aussi valable pour d’autres pays, car Zelig tout comme un chef d’Etat n’est ni plus ni moins qu’un produit d’un système auquel il participe et il y participe par la réification du politique et également celle du psychique où la place du sujet de la subjectivité se perd.

Jean-Jacques Moscovitz

1 Texte rédigé après la projection du film au cinéma La Pagode à Paris le 30 novembre 2008 par « Le Regard qui bat… » repris avec Vannina Michelli-Rechtmann le 15 décembre 2008 au séminaire public dans le cadre d’Espace Analytique « Image et Psychanalyse » . Et à « Espace du possible » (Royan), le 18 avril 2009…

2 Bernard Benoliel : « La vie à l'envers ou comment la remettre à l'endroit » in Jacques Aumont (dir.) : Les voyages du spectateur, Ed. Léo Scheer, 2004, p. 262.

3 «‘’Psychanalyse’’ d’un président »,aux éditions de l’Archipel (mai 2008) de Jean-Jacques Moscovitz et Yann de L’Ecotais « Le rapport au pouvoir d’un chef d’Etat devant l’étonnement d’un psychanalyste questionné par un journaliste politique » en a été la présentation à la presse.

L'obscur objet du cinéma, réflexions d'un psychanalyste cinéphile - Par Maria Landau

à propos de l’ouvrage de Jean-Claude Polack (Ed. Campagne Première, août 2009)

Jean-Claude Polack, psychanalyste, s’intéresse au cinéma depuis sa petite enfance quand on l’emmenait dans les salles obscures ; il n’a pas cessé de voir des films et vient de publier « L’obscur objet du cinéma » (éditions Campagne Première) où il rassemble ses notes, critiques et commentaires de cinéphile, sur une trentaine d’années. Citations d’autres penseurs du cinéma avec qui il a été en relations : Christian Metz (« Le signifiant imaginaire »), Gilles Deleuze (« Cinéma 1 l’Image-mouvement » « Cinéma 2 l’Image-temps ») Raymond Bellour (« Le corps du cinéma »), Slavoy Zisek (« Tout ce que vous avez voulu demander à Lacan sans oser le demander à Hitchcock »), et récits des films qui l’ont particulièrement touché.

Il parle de plus d’une centaine de films qu’il commente en abordant le thème classique du rêve et du fantasme (=films) : usage comparatif des mots de la « Science des rêves » figuration, contenu manifeste, contenu latent, projection, condensation, surdétermination et de ceux du langage cinématographique, fondu enchaîné, fondu au noir, cadrage, hors-champ. « Le film est une avant-scène du rêve, une tentative de manifester le refoulement originaire ». L’analyse du film « Barton Fink « de Joël Coen qu’il intitule « tourments et rêves du scénariste » est « un cauchemar du début jusqu’à la fin, conçu dans une atmosphère onirique »...

Le cinéma est aussi la meilleure expression de la folie surtout quand elle surgit du collectif et de l’état du monde. Son récit du film de Cassavetes, « Une femme sous influences »est comme un « film » écrit sur le film lui-même. Une femme qui devient malade et guérit mais d’autres autour d’elle deviennent fous à leur tour, la famille, machine « d’ensaignement ».

Les violences et l’Histoire, il les découvre et en parle longuement, dans des films comme « la Cérémonie » de Claude Chabrol (histoire des bonnes de Genet), dans « Breaking Waves » de Lars Von Trier. Enfin il donne sa lecture du film « Shinning » de Stanley Kubrick, revisitation et récit à l’envers de la pulsion infanticide du père. «L’œuvre de Kubrick expérimente…une « pensée-cinéma,» postée aux confins de la clinique psychopathologique et de la «résistible» expansion d’une aliénation planétaire. »

Jean-Claude Polack ne fait en rien un commentaire appliqué, tiré d’une psychologie ou de l’usage de concepts psychanalytique pour expliquer le sens d’une histoire ou de personnages, comme c’est souvent le cas dans les discussions après les projections. Il trouve dans son style d’écriture une manière d ‘aller au travers de l’espace filmique, sons et images réunis, jusqu’au refoulement archaïque, pour entendre le désir du cinéaste aux prises « avec la violence de la pulsion et le déterminisme de l’Histoire », amenant le spectateur à buter sur le Réel. Pour J-C. Polack c’est le langage cinématographique qui éclaire le travail psychique. Jean-Claude Polack a été l’un des psychiatres de la clinique de Laborde. Un ami et un collègue de travail de Félix Guattari et Deleuze.

Voici les quatre films qu’il nous propose à la fin de son livre : « Rêves » de Kurosawa, « le Miroir » de Tarkovski, « Inland Empire » de D. Lynch, et « La Vie nouvelle » de Philippe Grandrieux, films peu médiatisés, peut-être est-ce « la preuve, à contrario, de leur inquiétante mais féconde subversion ».

Maria Landau

Shoah reste d'une actualité toujours aussi forte - Par Jean-Jacques Moscovitz

Comme l’indique le premier mot que nous lisons, c’est dans le film: "L’Action commence de nos jours, à Chelmo sur Ner, Pologne".

Ce film de cinéma donne cadre aux jouissances de l'horreur si facilement utilisées par certains cinéastes pour séduire un public avide de l'être.

Une telle œuvre fait sortir les victimes une par une du monde des criminels. C'est, entre autres, en ce sens qu'il est actuel, "évènement originaire" comme le dit son auteur. Le tissage des propos dans le film est constitué par trois ordres de discours qui ne s'adressent pas les uns aux autres. Les propos des nazis, les paroles des juifs, les dires des polonais ne composent pas une suite linéaire, parce qu’ils ne sont jamais proférés les uns par rapport aux autres, mais le spectateur, seul, fait le lien entre eux. Ainsi surgit une discontinuité élaborée par l’auteur devant nous, du fait de son apparition scandée à l'écran, il relie les trois sortes de propos, nous ne pouvons jamais les confondre.

De cela advient pour le spectateur que je suis une progressive prise de conscience de plus en plus intense, à la fois discontinue et nouée à mon histoire intime, prise de conscience nouvelle à chaque fois que je revois le film, fait de mouvements en feedback, en rejet, en reconnaissance effective de l’inacceptable de ce qu'il s'est produit, qui a eu lieu. Oui a eu lieu la mise a mort de juifs dans la chambre à gaz par milliers à chaque fois, chaque jour, chaque jour. Six millions.

On ne peut pas accepter cela, on ne meurt pas comme cela, il y a la une atteinte et de la vie, et de la mort aussi. Là à Birkenau, Treblinka, Sobibor, Belzec, Chelmo, des juifs asphyxiés par le gaz, ailleurs encore des juifs tués par balles jusqu’à quelques kilomètres de Moscou. La mort elle-même a été tuée. La mort des juifs. Ils ne sont pas morts parce que tout simplement, ils étaient juifs, ils sont morts parce qu’ils ont été tués. Aux criminels de le dire. Lanzmann dans Shoah nous le fait voir, entendre, nous le montre, du fait même que les assassins mentent, qu’ils mentent tous. Aveu immense, et portant jamais proféré.

Oui chacun, chacune doit voir et revoir Shoah. Seul, en silence, dans une salle de cinéma, Comme le cinéma de Lanzmann le propose, ce 8ème art comme le dit Anne-Lise Stern, ancienne déportée devenue psychanalyste. Il en va de notre intime « de nos jours »…

Jean-Jacques Moscovitz

Mères et filles de Julie Lopes-Curval - Par Nabile Farès

Trois femmes, trois générations, trois hommes, trois générations ; un couple premier qui engendre une fille, Martine (Catherine Deneuve), qui devient médecin, se marie, a une fille à son tour, Audrey (Marina Hands), vivant en un autre territoire que celui où continue à vivre de tout temps ses parents, dans une petite ville aux mœurs bourgeoises, bien provinciales, au bord de la mer. Audrey, la fille de Martine, vient pour une visite-visitation – elle est enceinte – dans cette ville, chez ses parents, et, par elle, se remet en route ce qui était resté en suspens, à l'état de soupçon sans-mot, su et insu, un drame, celui du premier couple, du premier-homme-mari devenu grand-père, dont la fille, Martine, accompagne sa fille, Audrey, chaque fois que celui-ci, le grand-père durant ( ????), souhaite et désire la voir. Et, à travers les portraits-conversations de ces femmes, hommes, mères, maris, grand-père, filles, fils, prend forme une intrigue, un dessein, une énigme, non encore résolue : la disparition de Louise (Marie-Josée Croze), femme du premier couple, mère de Martine, grand-mère d'Audrey ; énigme qui touche au comportement de celui qui deviendra grand-père meurtrier « fou » de sa femme, tortionnaire à ne plus savoir que dire, à la perversité feutrée, homme de couture et d'habillage, de déshabillage du féminin, tandis que Louise est remarquable d'intensité, d'abnégation, de soumission, de délicatesse aliénée : différence de « milieu » oblige, semble nous dire, à première vue, la réalisatrice.

Essayons, pour notre part, un autre chemin d'interprétation puisqu'il ne s'agit pas, ici, de « construction », à partir du mal-être et de l’agressivité qui traversent les générations à venir, tenues en otages par l'impossible entente de ce premier couple, ne permettant pas à Martine et Audrey de communiquer, si ce n'est que dans une haine diffuse, sensible, destructrice qui nous amène au bord d'une saisie redoutable, d'un acte de mort et de dissimulation, d'un meurtre commis par le premier père, pourrait-on dire, contre la première femme et mère de la lignée.

Mais si, au fur et à mesure de son déroulement, le film nous amène au dévoilement de ce meurtre, reste, à travers l'intrigue, une autre mise en scène du crime : celui d'un meurtre psychique, puis réel commis par un homme sur sa femme, au point que, en faisant figurer ici (en faisant figurer quoi ????), pour la nécessité et la lucidité de compréhension de cet acte, on pourrait dire que s'il existe des « fous » du symbolique et de l'imaginaire, comme peuvent l'être des poètes et des peintres – et certaines fois, des psychanalystes –, il existe des « fous » meurtriers dans le réel qui, le plus souvent, méditent et passent à l'acte à l'insu d'eux-mêmes, de ceux qui les entourent, et, ici, dans ce film, des personnages les plus proches de Louise.

Si l'interprétation de Marie Josée Croze est admirable d'aliénation, de soumission, puis de décision impossible, celle de Catherine Deneuve est « réellement » époustouflante de finesse, de présence, et de vérité.

Une interprétation qui n'était pas du semblant.

Nabile Farès

2009

Le Ruban Blanc de Michael Haneke - Éros/Thanatos : quelles nouvelles à partir de films récents ? Par Jean -Jacques Moscovitz

Accueillons ces nouvelles à partir du cinéma : Le Ruban Blanc de Michael Haneke (2009) et Inglorious Basterds (2009) de Quentin Tarentino, mais aussi du récit de Georges Bataille sur « Hiroshima » pour en tirer quelques avancées sur le Malaise actuel du sujet dans la Civilisation. Le Ruban Blanc de Michael Haneke, Palme d'Or 2009 à Cannes, a un sous titre : « Une histoire d’enfants allemande » : « Das Weisse Band, Eine deutsche Kindergeschichte ». Freud et son texte Malaise dans la civilisation de 1929 sont ici convoqués.

Dans ce film criminalité/culpabilité suintent de partout. Y est montrée l’éducation stricte imposée aux enfants, allant jusqu'à attacher à leur bras, impératif d'innocence et de pureté, un ruban blanc pour rappeler, commise ou non, la faute à réparer au su et au vu de tous. Si l’action se déroule en Prusse en 1913, c’est pourtant actuel, nous renvoyant en France au mouvement « pas de zéro de conduite », en réaction à la loi sur la prévention de la délinquance de mars 2007, loi pour repérer la délinquance dès l’âge de trois ans !

Malgré lui, ce film est index du scandale freudien, du sexuel infantile où apparaît crûment que perversions et aberrations sont au départ de cette force de la pulsion sexuelle équivalente à sa répression, à son oppression violente au niveau social.

Le sexuel instaure chez l’enfant la construction psychique du traumatisme d’où se structure un point d’appui nécessaire à son rapport à la réalité pour qu’il intègre le sexuel dans son monde endo-psychique, dans sa vie fantasmatique.

C‘est là évoquer Alice Miller qui voit le réel de l’abus sexuel de l’adulte si prévalent que Freud, prenant parti pour la vie du fantasme, serait irrémédiablement à combattre. A tort, semble–t-il selon le film et la psychanalyse : aucune politique éducative n’a a poser adulte coupable et enfant victime.

Nous savons tous combien un tel abus est réel la clinique quotidienne et les faits relatés dans les médias, nous le disent tous les jours. Mais pour A. Miller rien d’autre n’est à considérer au point qu’elle émet son hypothèse qui lui vaut son succès public. Elle pose sans appel que Freud et les psychanalystes se rangent du coté des parents abuseurs dés lors qu’ils soutiennent que l’enfant ne fait que fantasmer sa séduction par l’adulte. Lourd débat de nos jours qui ne disculpe en rien le crime sexuel de quelque ordre qu’il soit. Souvent dans le combat contre la pédophilie une simplification voudrait l’adulte répétant ce qu’il a subi en tant qu’enfant. Et ainsi de remonter de génération en génération ...jusqu’à Adam et Eve, ces si mauvais parents consommant le fruit sexuel défendu. Au point que notre universelle culpabilité de toujours risque fausser notre jugement du délinquant sexuel dans son acte, et faire valoir la primauté universelle de notre si actif et si antique pêché originel.

D’où un retour du religieux toujours si bien venu avec ses illusions. D’où, au niveau culturel, et malgré les apparences, un formidable refus de la sexualité infantile et de l’activité fantasmatique qui lui est coextensive.

Pure et simple condamnation du freudisme illico au point que le refoulement si massif du sexuel créerait l’écart quasi racial entre enfant victime et adulte coupable. Au point de voir donc du crime en gestation déjà chez un enfant de 3 ans, index que le législateur d’aujourd’hui en saurait quelque chose puisqu’il a subi l’abus de l’adulte… comme tous les enfants depuis toujours.

Sorte d’héritage archaïque avéré et à légiférer pour empêcher qu’à son tour, une fois adulte, il abuse son entourage d’enfants. Le Ruban Blanc nous montre en images de cinéma comment rompre enfin la lignée de la culpabilité fondamentale liée au mauvais en l’humain du fait de sa sexualité, celle qui nous plonge tous en Enfer, si on ne considère pas cette sexualité comme source de sublimation sans avoir à la blâmer sans cesse.

Nous voilà avec Freud quand il ouvre sa Traumdeutung en 1900 par un « Flectere si nequo Superos, Acheronta movebo » ( « Si je ne peux fléchir les dieux d’en haut, je saurai mouvoir l’Achéron », soit les feux de l’Enfer).

En ce personnage du pasteur dans le film, nous sommes face au transmetteur de notre héritage de pêcheur que Luther a incarné. L’action se passe en 1913… Nous sommes spectateurs en 2009 : nous lisons Freud, Lacan, Dolto, Alice Miller.

Et avons vu Shoah de Claude Lanzmann .

Oui nous sommes dans l’actuel. Ainsi se perçoit cette trouvaille du metteur en scène , ce sont les enfants qui punissent les adultes de leurs abus… rendant floue la transmission entre les générations. Mais que les enfants ne sourient pas garde une sombre valeur d énigme : est-ce parce que ce seront eux qui voteront pour Hitler 20 ans plus tard ou est-ce, perspective plus juste selon moi, ce sont bien des enfants d’aujourd’hui qui savent combien ce que leurs parents ont fait leur pèse tant sur les épaules ?

Tout dans ce film, avec une précision technIque dans les mots et les images, est à multiples entrées. Le narrateur parle aujourd’hui ; nous sommes dans l’actuel de notre temps. Une transmission à double sens est ici lisible dans les deux sens entre parents et enfants, les uns vers les autres. L’actuel ici se jouxte à l’inactuel : ce dernier étant inhérent à la vie sexuelle la plus généreuse, de l’amour dans sa forme la plus éternelle, celle entre l’instituteur et sa fiancée ; et l’actuel est celui propre au risque de disparition encouru par l’aventure humaine au XXème avec la Shoah, non sans risque aujourd’hui avec l’islamo-fascisme s’appropriant le feu nucléaire.

La conscience des désirs de meurtre et de leurs mises en acte ont gagné en intensité, voilà ce que suggère dans sa froideur glaçante et son ‘énigmaticité’ le Ruban blanc de Haneke..

Cela invite les analystes en particulier en effet à relire aujourd’hui Freud et son Malaise dans la civilisation de 1929 où est si bien montrée l’imbrication entre Eros et Thanatos, et où il conviendrait de s’apercevoir que si une telle avancée par Freud s’est justifiée pour lui du fait de l’ineficacité de ses premiers apports sur le la sexualité infantile dés après le fin des massacres de la 1ère Guerre mondiale, il nous faut, en s’appuyant sur l’enseignement de Lacan, nous apercevoir combien avec le deuxième Guerre Mondiale a implosé/explosé une telle imbrication entre la pulsion de vie et la pulsion de mort, liaison et déliaison , chacune allant jouer sa partie sans plus tenir compte de l’autre. Et cela dans des jouissances ‘incadrables’ dés lors. Livrées à l’usage du premier tyran venu avec sans moustache.

Check point freudien sur la sexualité infantile

Le Ruban Blanc, entre autres abords, est un rendez-vous avec une 1ère coupure dans la jouissance de l’humain que Freud effectue dans ses Trois Essais sur les théories de la sexualité en 1905. il confirme ce point dans Malaise dans la civilisation en 1929, où l’imbrication d’Éros et Thanatos est décrite en état de marche pour ajouter au dossier des jouissances humaines un cadre nouveau, une coupure 2e inscrite dans son œuvre dés 1920 après la première guerre mondiale. Après donc, mais qui n’annule en rien la coupure précédente.

On prêterait trop facilement à Michael Haneke de nous suggérer, de manière allusive, que ces images de têtes blondes sont celles-là mêmes qui voteront pour Hitler en 1933, et promouvoir la ‘peste brune ».

Je ne suis pas d’accord avec cette façon de voir. C’est un point de débat. Il eut fallu en montrer plus à l’instar de L’Œuf du Serpent (1977) d’Ingmar Bergmann, notamment au registre du médical où nous sommes placés en 1923 à Berlin, lieu et date de l’action de ce film. Où tout un pan de la civilisation est prise en otage par ce discours médical nazi, pour exercer une ‘aktion’ sur les corps, par la terreur, la torture instituée en expérience « scientifique ». Pousser l’homme au delà de toute limite, au delà de la laideur de sa vie. Voilà où est jeté le juif Abel Rosenberg, le héros de L’Œuf du Serpent : en très grand danger dés lors qu’il est désigné de force en place de témoin de la mise en abîme de la vie rendue équivalente à l’extrême de l’horreur et de l’abjection. Au point de nous révéler la déclaration de guerre faite à l’humanité : « l’humain est une malformation » et qu’il va s’agir d’en effectuer un certain nettoyage entre Uber et Unter Mensh pour effacer le Mensh dans sa ‘moyennitude ‘.

Rien de tel dans « Das Weisse Band ». Où malgré les commentateurs, ne sont pas montrés les moyens qui seront utilisés dans l’attaque européenne de l’humain, de la destruction des Juifs d’Europe, des Tziganes, des malades mentaux, des homosexuels. Car, selon moi, Il pose la question du comment dire aujourd’hui le sexuel freudien depuis la Shoah.

Après et donc pas avant.

En quoi le film nous met face à nos enjeux politiques et éducatifs actuels. Cela n’a rien de psycho-historique. Nulle psychologie, nul usage de la psychanalyse - de l’intime- pour démontrer la cause de l’attaque de l’humain dans la rupture de l’histoire au niveau collectif. Ce serait introduire un totalitarisme du discours psychanalytique, lui-même fait pour le combattre au niveau du sujet. Pour que du sujet advienne à sa parole individuelle.

Non il s’agit plutôt da l’arrivée dans le monde d’un savoir à reconnaître, que Freud nous donne en ce début du XXe siècle. Dans le film, les enfants ne sourient pas, porteurs qu’ils ont de ce lourd savoir jusqu’alors inouï. Le sexuel infantile est en place d’objet adéquat pour la jouissance de l’adulte, l’enfant y est dressé pour la jouissance de ce dernier et jeté aussitôt après usage. À cet égard, ce film est beaucoup plus terrible que Salo de Pasolini : Le Ruban Blanc montre l’exploitation de l’enfant par l’adulte en pleine satisfaction sadique. Les enfants se taisent et passent à l’acte, sans que l’on sache qui tue, sinon que ce serait le sexuel lui-même de l’enfant comme celui de l’adulte : sexuel distribué entre race enfant et race adulte.

Le plus faible est un objet dont on jouit puis qu’on jette. M. Haneke a fait plusieurs milliers de castings d’enfants afin de choisir ses acteurs : est-ce un travail de cinéaste ou bien un symptôme de la marchandisation du visage humain ? Soit de la parole ? Evidence de la violence de/contre la parole et les corps, de sa source dans l’inconscient et le sexuel humain. Evidence du cinéma d’Haneke, de ce qu’il sait nous dire en images de cinéma.

Ici apparaît un regard autre sur l’opposition amour-haine, autre que celle de l’ordre de l’hystérie banale. Avec Eros et Thanatos, se joue autrement cette opposition au point d’avancer, selon moi, que la haine aurait pour opposé le pacte, alors que l’opposé à l’amour serait le désamour. Là s’ouvre une dialectique plus proche de nos enjeux actuels où intervient l’imbrication Eros-Thanatos

Au cœur d’une perversion généralisée dans Le Ruban Blanc a lieu pourtant de l’amour, nous l’avons dit, l’instituteur, narrateur du film, et sa fiancée nous font témoins de scènes de rencontres amoureuses où ils ne se touchent pas encore, les corps soumis à la décision paternelle d’attendre la satisfaction sexuelle à laquelle ont droit de vraies amours.

Une attente de ‘ce quelque chose’ qui ne vient jamais, qui se perçoit intensément avec ces enfants qui ne sourient pas.

« …en attendant toujours quelque chose qui ne venait jamais … »

Cette phrase date du 3 août 1938, à la fin de l’œuvre de Freud. Ce texte parle d’inhibition et d’onanisme. Dans le film, il y a une scène où le père, fou de cet héritage luthérien de la censure et du péché, menace son fils de mort, lorsqu’il le surprend à se masturber : il lui dit que la masturbation attaque les fibres nerveuses les plus fines de l’organisme au point de provoquer la mort.

Rappel ici quand Freud cite les Mémoires du Président Schreber, dans son texte de 1911, en évoquant de telles fibres nerveuses qui mène le héros de ses Mémoires à ce fantasme formulé ainsi ‘combien il serait beau de subir l’accouplement en place d’être femme ‘.

Avec ses techniques de contention du corps, de gymnastique en chambre, de respirer l’air pur dans ses illustres Schreber-Garten, le père du Président Schreber de la Cour d’appel de Leipzig dans le Land de Sorabe, n’a rien à envier au père pasteur prussien du film. Ce genre de père a recours à ce fantasme voire à ce délire scientifique suraigu pour effrayer et punir, opérer une contention des nerfs de son fils. Le rendre fou au point que seul le délire offre une place au sexuel humain dés lors que la science s’allie quasiment à la religion, tenancières toutes deux ensemble de la propriété du péché .

Eros/thanatos, Malaise dans la civilisation

Là un arrêt de la dialectique du temps a lieu : le sexuel infantile est figé à son point de départ . A peine surgi, il est renvoyé d’où il vient. Attaque d’Éros par Thanatos, de la durée sur l’instant. L’instant se fige, comme si tout se passait tout le temps au présent. Mais dans cette désimbrication de Thanatos et d’Eros, dans Le Ruban Blanc, Eros se révèle tout aussi meurtrier que Thanatos : c‘est la violence et le sadisme si présents dans le film.

Dialectique de la part manquante à la satisfaction, le jamais et le toujours dans l’attente de la satisfaction se font miroir en un présent qui est signe de non histoire, seul le crime et la vengeance règnent contre ces impératifs monstrueux de faire taire le sexuel infantile certes, mais aussi celui de l’adulte. Ce film oui ! en est l’évidence, c’est bien la rencontre avec l’histoire de la sexualité revue par Freud, et non pas la mise en perspective d’une quelconque psycho-histoire…notamment du nazisme et de la Shoah. Mais bien une mise en scène du Malaise dans la civilisation au sens de Freud, inhérent à l’existence chez l’humain d’une sexualité qui va de travers.

L’avancée par Freud d’Eros et Thanatos nous concerne de par son échec dés lors qu’ a eu lieu la catastrophe européenne des camps de la mort. Nous verrons qu’il ne s’agit pas, selon l’avis le plus répandu, du sombre triomphe de Thanatos, mais bien d’Eros en pleine lumière.

Allons dans ce texte Malaise dans la civilisation.

Freud nous propose une sortie, il nomme cette dimension de la frustration dans l’attente de la satisfaction, et écrit : le sexuel ne peut pas nous donner le bonheur, car de manière structurale quelque chose d’Eros est freiné par Thanatos. L’imbrication fonctionne quand ce frein de Thanatos est possible, et du coup le bonheur ne peut pas être atteint, et rarement même la Genus, c’est-à- dire la jouissance, au sens de destruction.

Que se passe-t-il dés lors que le frein Thanatos vient à être détruit.

Animé/inanimé imbriqués dans le vivant, le signifiant

Avançons sur ce point. Dès que l’animé – le vivant- surgit, alors l’inanimé –l’anorganique- s’y imbrique immédiatement et continue de jouer sa partie au sein de l’animé, nous dit Freud. C’est le temps freudien où se déroule une pensée strictement psychanalytique, qui n’a plus rien à voir avec la façon habituelle de penser. Là la notion freudienne du temps se montre : l’avant se continue au sein de l’après. C’est le temps du signifiant, où Thanatos, comme réel compact, est entamé par Eros dans cet après-là tel que va pouvoir se produire le sujet inscrit dans ce réel, c’est à dire lesté, freiné par Thanatos. Avec cet inanimé imbriqué dans l’animé, Il y a là une sorte de continuum dans l’après, qui est de l’ordre même de la structure du signifiant. Dans cette opération un reste persiste, action de Thanatos, registre de cette perte pour le sujet, part manquant à faire du plein sujet, c’est cela même qui le fait advenir. « Reste » que Lacan nomme objet a, qui s’enracine dans le réel de la pulsion de mort.

Se voit ici l’aspect clinique de l’imbrication d’Eros et de Thanatos : un signifiant représente le sujet de sa perte ‘petit a’ pour d’autres signifiants. Où s’articule sur fond d’automatisme de répétition (Thanatos), le surgissement du sujet (Eros). En une imbrication pleine de paroles à venir.

Un autre apport de Freud maintenant qui dit en substance : quand une nouvelle motion pulsionnelle surgit, la censure morale se constitue d’autant plus, du fait de s’en enrichir, au point de provoquer une nouvelle motion pulsionnelle plus forte et ainsi de suite, à l’infini. Sauf qu’un bon jour, quelque chose casse dans ce passage de l’une à l’autre.

Ces motions pulsionnelles ont trait aux désirs indestructibles du meurtre concernant le père et de l’inceste concernant la mère. De là s’instaure l’organisation d’un surmoi collectif, Kulturüberich. Quand un tel un « beau jour ça casse » surgit à un moment donné, c’est ce surmoi collectif qui est mis à mal dans la civilisation, contre l’humanité.

C’est cela le travail de l’actuel, en débat ici dans ma lecture de spectateur du Ruban blanc. En effet, l’inanimé va dans l’animé, mais est-ce que l’animé peut retourner à l’inanimé ? Est-ce possible ? Eros attaquerait-il Thanatos ?

Dans ce film, le malaise d’aujourd’hui est habillé du malaise de 1913-14, pour que le spectateur perçoive qu’il s’agit en fait d’un autre malaise bien plus terrible encore, qui a eu lieu entre 1913 et aujourd’hui, sans causalité soutenable sur ce qui a eu lieu.

A savoir de cette rupture de l’histoire européenne, Haneke nous laisse donc ainsi penser ce que chacun a ...à en penser.

Avec cette fracture entre censure et motion pulsionnelle se produit un flamboiement instantané d’Eros dans une jouissance sans loi ni limite, sans fin, sans frein. Thanatos aurait pu lui imposer un certain arrêt mais cela n’a pas pu se faire car il est détruit. C’est là où la mise en place d’un cadre -sous la forme du poinçon logique lacanien - entre loi et jouissance échoue, a échoué, est hors champ, au sens du cinéma comme au sens psychanalytique : sans accès au symbolique. Cela reste non ‘dicible’.

Sorte de monstration par du non montré/montrable, là où la vie et la mort sont rendues équivalentes Et si elles sont équivalentes, c’est que mort et vie sont des objets: vie et mort ont perdues leur valeur heuristique de faire limite l’une à l’autre. Voilà la désimbrication de Thanatos et d’Eros telles que mort et vie deviennent distribuables, consommables. Travail victorieux d’Eros qui les investit en un flamboiement généralisé. Sans frein de Thanatos : Eros est l’attaque du genre humain en Europe et dans le monde entier.

Ce non montré/montrable m’autorise à quelques remarques à partir du récit de Georges Bataille sur Hiroshima, et conclure sur Inglorious Basterds comme son contre-point même.

Georges Bataille et Hiroshima

Georges Bataille donne un formidable commentaire du reportage de 1946 de John Hersey, sur la bombe d'Hiroshima et sur les survivants qui en font le récit.

Selon le récit du témoin au sens générique, Bataille énonce qu’un homme à lancé une bombe dans l'ignorance du séisme qu'il provoquera. L'anéantissement simultané à l'explosion n'est pensable que dans l'instant où la bombe éclate. Ni avant ni après.

L’imbrication profonde d’Eros et Thanatos régule pour chacun de nous comme individu, le temps dans la perception de la réalité subjective. C’est cette perception-là qui, alors, nous permet de nous situer dans la réalité où nous baignons collectivement .

« La possibilité, nous dit Bataille, de voir la Terre livrée à l’uranium est évidemment de nature à justifier quelque réaction générale. (…) Il est juste de dire qu’entre les mesures habituelles de l’esprit et les possibilités de l’effet atomique demeure une disproportion qui fait battre la campagne (…) quelles que soient les réactions éclairées des sages. »

Bataille cherche à représenter de façon sensible un cataclysme d’origine humaine.

La violence virile d'Hiroshima, c'est la décision de Harry Truman, président des USA, de lancer la bombe atomique sur le Japon en août 1945. N'oublions pas que cette puissance de l’Axe allait, au Procès de Tokyo en 1946/48, être condamnée, par treize pays, de crimes contre l’humanité.

G. Bataille oppose la représentation humaine à l’expérience animale de la catastrophe. Un matin un témoin , puis un autre, puis un autre...., le un par un voit quoi ? deux soleils ! La représentation « humaine » est celle qu’en donne à la radio cet homme d’Etat : « Elle situe sans attendre le bombardement d’Hiroshima dans l’histoire et définit les possibilités nouvelles qu’il introduisit dans le monde », avant l'explosion, l'homme d'Etat se place déjà après le séisme. La représentation immédiate, animale, celle d’un habitant du lieu bombardé, « n’a de valeur que sensible puisque la part de l’intelligence en elle-même en est erronée. L’erreur en est l’aspect humain, mais ce qui en ressort est ce que la mémoire de la bête elle-même aurait gardé ».

C’est dire que Bataille n’évoque pas, comme le fait Günther Anders dans son ouvrage « Nous, fils d’Eichmann » que « ce qui s’était produit une fois pouvait se produire une deuxième fois, et même avec moins d’inhibitions » (…), avec « le syndrome de Nagasaki, répétition ‘’désinvolte, irréfléchie, immotivée’’ d’Hiroshima ».

La primauté accordée par Bataille à la « sensibilité souveraine » veut le primat de l’instant présent sur le lendemain, sur l’avenir rationalisé du monde dont la bombe fait partie. Et devant le malheur, fut-il le crime contre l’humain - le nom de la bombe sur Nagasaki, était the baby is born, eugénique s’il en est - Bataille en appelle au sublime : « L’homme de la sensibilité souveraine, écrit-il, regardant le malheur en face, ne dit pas sans attendre ‘’A tout prix supprimons-le’’ ; mais d’abord : ‘’Vivons-le’’. Elevons dans l’instant une forme de vie au niveau du pire ».

On peut s’étonner de la justesse de cette rébellion et d’un tel appel au sublime, à dépasser la douleur dés lors qu’il s’agit de l’atteinte de l’humain. Car cela reste inhumain/a-humain.

Comment il s’avère ici que « le primat du lendemain est une barbarie à l’égard du présent »... ?

Le poète Bataille en 1946/47 nous situe du coté de la parole des victimes survivantes d’un état/moment/instant extrême où seule cette sensibilité souveraine, animale, actuelle, permet de saisir un arrêt sur image, ici des radiations atomiques.

Est-ce idéologie du refus du temps qui passe, refus du délai aboutissant à la négation du temps pour accéder, malgré les renoncements à des jouissances extatiques, à quelque mystique hors du champ de la parole ?

Oui, désarrimage entre Eros et Thanatos...

N’est-ce pas plutôt ici désarrimage entre instant et durée ? Entre Eros et Thanatos ? eux qui régulent uniquement la pulsation du sujet individuel inconscient – les voilà projetés, explosant dans le collectif…

Le sujet ne parvient plus à discerner son inscription dans le social, il se confond avec. Il y est massifié. Ni même avec la nature : voir deux soleils ce matin-là...La loi de la parole a chuté tellement, qu’elle est elle-même criminelle au point que prévalent fusion, inceste entre individu et collectif sans en protéger quelque différence.

En ce siècle d'horreurs de la Shoah, instant et durée ont comme fusionné dans une adoration de la mort/meurtre, de la haine/extermination à l’échelon des Etats. Ce sont là attaques de la mort individuelle telle que la limite de notre subjectivité s’effondre. Conséquence de ce qui s’est passé : ça attaque maintenant, après, dans l’actuel.

La dénaturation de la mort individuelle par sa concrétisation dans la masse, la fait objet tel que la vie vaut la mort, l’instant vaut la durée. Le Un devient total et défait, massifie le un par un de chaque sujet. Le désarrimage d’Eros/Thanatos, une fois détruit, ça détruit la loi de transmission de la vie, la Loi dans les lois..

Nous sommes là dans un essai de repérage des conséquences des camps et des meurtres de masse au niveau du sujet, au niveau de l’inconscient, de la concrétisation dans le collectif du changement du statut de la mort singulière d’un homme, d’une femme, d’un enfant. Ce changement attaque ce qui est profondément inscrit dans l’intimité de soi à soi qui a cette valeur d’abstraction de la mort singulière, impossible à représenter, et qui fait limite au désir, le freine.

Télescopage du temps

Dans ce 20ème siècle, se produit un télescopage du temps où l’instant se désarrime de l’instinct individuel de destruction. Tout est alors collectif, masse, meurtre. Sans frein, l’instant d’Eros détruit le hasard, fulgurance amenant « l’éternité dans sa chute », nous dit Bataille.

Rupture du continuum freudien entre Éros et Thanatos

Impossible de raccorder l’après de la Shoah à un avant qui ne peut pas être perçu comme tel. En tant qu’avant. Mais seulement comme actuel. Voilà pourquoi Le Ruban Blanc de Haneke n’est pas l’index de ce qui va avoir lieu, car cela a eu lieu. D’où ces visages sans sourire des enfants mis en images de cinéma. « Eine deutsche Kindergeschichte ». Ajoutons : d’enfants aux cheveux déjà gris, non pas ceux du poète comme le dit Hölderlin, mais parce qu’ils sont nés après la catastrophe européenne.

Quelles nouvelles… ? La prise du collectif sur l’individuel dans l’usage d’Eros/Thanatos ... ?

En effet la brisure de leur imbrication est sans doute la raison pour laquelle existe la tendance aujourd’hui à poser Eros et Thanatos uniquement au niveau collectif et ne plus les poser au niveau individuel propre à notre pratique.

D’où l’erreur qui fait dire qu’Eros serait le Bien tandis que Thanatos serait le Mal.

C’est une interprétation de l’histoire dans un registre métaphysique déroutant. Il ne s’agit plus là de psychanalyse. Ni d’histoire. Cela ne peut pas l’être. Bataille évoque cette fulgurance d’Eros entraînant l’éternité de Thanatos dans sa chute. Fort défi pour moi de dire l’actuel de la catastrophe de la destruction de la vie du genre humain…. Qu’en est-il de notre écoute dés lors ?

Le crime de l’humain, crime du nom et du prénom atteint la transmission des générations, la filiation, le tissu de la parentalité.

Transgression individuelle et transgression collective.

Transgressant les normes impératives, celles des Droits de l’homme, de tels crimes brisent la transgression œdipienne, abolissent/détruisent l’interdit quasi définitivement. L’instinct de destruction se serait réalisé dans le réel des camps et ne peut plus arrimer les jouissances d’Eros qui parviennent à leur terme ultime, l’horreur à l’échelon de la masse. Objectivées l’une l’autre, la vie vaut la mort.

Repérer cela permet d’en être moins pris par défaut. Dans le complexe d’Œdipe ce serait l’inceste accompli . Mais, on le sait, inceste pour la mère et meurtre pour le père sont si liés que l’on ne peut dire lequel vient avant l’autre.

Existe là une tension entre sexuel et mort.

Le meurtre est en même temps la conséquence de l'inceste et ce qui le rend possible. Une telle prééminence réciproque de l’inceste et du meurtre désigne que toute transgression n’est rien d'autre que son interdit. De l’interdit qui se répète et fonde ainsi une limite dans des énoncés de parole : elle signe la présence de la Loi dans les lois. Et fonde ainsi des normes impératives indépassables, inscrites dans les commandements religieux monothéistes, théologiques et donc politiques, notamment avec l'événement de la laïcité de l'Etat. La transgression individuelle en tous cas, ne peut détruire l’interdit. D’où cette poussée sans cesse active dans un retour incessant d’imbrication entre Eros et Thanatos, ces deux forces « non moins éternelles » l’une que l’autre, comme le souligne si bien Freud.

Une telle tension, entre sexuel et mort, est peut-être plus radicale au registre du masculin, parce qu’elle est liée à son profond refoulement qui fait retour dans la violence inhérente au viril lui-même », comme veulent nous le montrer nos « Inglorious Basterds », dont nous allons parler, ces juifs enfin vengeurs aussi cruels que les nazis, genre hyper masculins, mais eux, les nazis sont passés du coté du crime de la Loi, de la prééminence de la cruauté propre à Eros non freiné par Thanatos... De la cruauté comme idéologie comme le dit Jean Améry.

L’appel à combler l’autre

Rappelons, si l’on suit le thème de l’insatisfaction au niveau psychanalytique, que survenant fort tôt, l’appel à combler l’autre maternel se met en place de prisme. Prisme à travers lequel se perçoit la réalité. Une fois séparé du monde maternel, on le retrouvera non seulement dans la relation à un partenaire éventuel, mais aussi au travail, dans le social, dans le rapport au politique : l’Etat providence.

Aujourd'hui un tel prisme psychique infanto-maternel, du fait de ce qui s’est passé dans notre 20ème siècle, ayant provoqué un changement du rapport tant à la barbarie, qu’à « la saloperie moyenne », à cette atteinte grave à la ’moyennitude » du Mensh, risque à un niveau collectif, presque définitivement, d’atteindre encore aujourd’hui, à l'identité de la personne, et au rapport à son prochain.

Et cela se produit sans révolte. Les Etats sont-ils vraiment faits pour nous engloutir, ou est-ce nous qui voulons à ce point être engloutis ?

La mère est un corps sans pénis

Pour commencer à déconstruire cela et privilégier un enjeu plus singulier, revenons au fait de l'abjection à un niveau individuel : la mère est un corps sans pénis. Cela signifie, transgression du savoir au registre individuel, qu’elle n'est ni si détruite ni si désinsérée de la vie, ni si destructrice non plus. Cette abjection est refoulée, son refoulement est réussi. Il en résulte un pacte tel que le sujet n’en est plus la proie permanente. Toute différente est la transgression de normes impératives au registre du crime de masse où nous sommes en travail ici et notamment par l’étude clinique des films de cinéma abordés ici.

Quand des actions à un niveau collectif ont lieu, le registre du politique n'a souvent pas les moyens de maîtriser cette abjection. Il lui arrive surtout de l'utiliser à des fins de pouvoir. En utilisant l’agressivité sous-tendant la pulsion sexuelle, point qu’on a eu tant de mal à reconnaître lors de la montée de l’hitlérisme.

Cette méconnaissance se manifeste dans le collectif par des abus de pouvoirs comme les violences innommables produites dans notre siècle. Viriles surtout.

A Nuremberg, aux Procès des médecins une seule femme était dans le box des accusés sur les vingt-trois médecins condamnés de crimes contre l’humanité pour la sélection, l’expérimentation « scientifique » suivies de l’extermination de juifs, de tziganes, de malades mentaux, d’homosexuels, de vies sans valeur de vie.

Inglorious Basterds (2009)où l’imbrication Eros/Thanatos reconstituée met le feu au cinéma…

Perspective où l’inactuel jouerait à nouveau sa partie, celle bien pensante qui, irréelle, nous ravit comme seul le cinéma sait le faire... Y compris dans la mise en scène de la vengeance réelle de certains groupes juifs comme en témoignent des documents israéliens.

Cette fulgurance d’Eros qui a eu lieu, qui dure encore, nous fait « battre la campagne », pour le redire avec G.Bataille… Au point enfin de nous satisfaire de quelque fol événement...

Un feu vengeur directement reprojeté depuis le flamboiement de l’écran…Oui, nous voilà comblés dans la satisfaction de ce quelque chose tant attendu et qui enfin arrive et réussit : la concrétisation d’une attente insoumise et aussi pourtant tellement mise à mal dans les crimes de masse du XXème siècle.

Shoah de Lanzmann

Lanzmann cite Q.Tarantino dans son Discours d’ouverture du 61e Festival de Cannes le 14 MAI 2008 : « le Festival de Cannes nous présente l’unité du cinéma-monde(…).

Car, à un premier et superficiel regard, quel rapport y a-t-il entre les extrémités du spectre, entre, par exemple, les films de Quentin Tarantino et les miens, entre Jackie Brown ou le merveilleux Boulevard de la mort, projeté l’année dernière dans cette même salle et Shoah ? Je nomme Tarantino, je pourrais citer bien d’autres noms, nombreux sont les cinéastes d’hier et d’aujourd’hui qui m’enthousiasment. Mais restons-en à Tarantino. Après le Festival de Cannes de l’année dernière, il a donné aux Cahiers du cinéma ( …) une très longue et impressionnante interview, qui suscitait, chez le lecteur que j’étais, outre l’admiration et le respect, un sentiment de parentèle, de fraternité, qui me faisait souscrire à chacun de ses propos, aussi bien quand il parle de la relation entre l’écriture et le cinéma, du rôle et de la place du chef-opérateur ou encore quand il compare l’expérience d’un film à l’ascension d’une montagne »….

Inglorious Basterds est certes le signe d’une fulgurance de Q.Tarantino : Shoah de Lanzmann (1985) allume un feu si intense que reçoit le monde du cinéma qui n’est pas près de s’éteindre, preuve en est le très grand nombre de cinéastes du monde entier et non des moindres qui s’éclairent de cette passion-là.

Tarantino, lui, démétaphorise cette flamme et voilà qu’il met le feu au cinéma, oui mais ce sera dans une salle de …cinéma des Faubourgs de Paris… Et ce, comme les 350 heures de tournage de Shoah, avec 350 bobines de film connus et bien inflammables …. Et il y met tout l’amour d’une femme juive décidée à venger son père et sa famille assassinés sous ses yeux…

Ce film, disons-le ainsi « s’emploie » ‘après/depuis’ Shoah. Plutôt comme une farce, voire quelques exploits de cirque où s’affrontent le vraiment bon au vraiment méchant, avec des pieds de nez aux hommes de guerre, ce film agence des images de cinéma qui se propulsent les unes dans les autres, pour nous faire repérer les violences de la 2ème Guerre mondiale selon le point de vue de Tarantino, avec un Brad Pit plus impeccable que jamais, bien plus que mon point de vue singulier de spectateur.

Les jouissances de l’horreur sont enfin nommables/montrables selon ce cinéaste, celles qui ont eu lieu dans l’Europe nazifiée. Mais, cinéma oblige, coup de génie à la Tarentino, voilà que l’action essentielle du film se passe donc une salle de cinéma où tout explose et flambe, dans un suspens de nos émotions, suspens qui dure quelque temps une fois sorti de la salle, sur le trottoir après le film à se dire qu’on l’a échappée belle…. ! Enfin tous sortis de son statut et de victime, et de juifs, et de la violence, avec en prime « la vengeance juive » face à la haine du tyran hitlérien. Oui me voilà sorti de la salle de cinéma, je cesse d’être une des victimes prisonnières d’une haine mortelle… bien que je fasse partie d’une génération qui aurait tant voulu tuer le tyran….

Dans une ambiance de règlements de compte genre maffia de la haute époque, pour tuer toud les nazis d’un seul coup, où les flammes et le feu y sont « acteurs » de premier rôle, mais avec des braises en clins d’œil à de nombreux films, comme « Casino » de Scorcèse, où la batte de base ball, trait sicilio-américain de la violence tueuse entre deux hommes, devient un signe de ralliement à nos vraies violences bien connues, celles qu’on aime tant. Certes le spécialiste de la batte sort de son trou tel le gladiateur surgissant dans l’arène rappelant celui-là même où les parents de Soshana ont été mitraillé.

Mais là encore le piège du couplage nazi-juif piège ensemble cinéaste et spectateur. Vengeance juive et soirée spectacle nazie de cinéma, le héros snipper de la Wehrmacht, qui a tué quelques centaines de soldats Alliés dans la campagne d’Italie, et la propriétaire de la salle sont presque amants... Il est clair que montrer une famille juive mitraillée comme des rats dans une cave en pleine campagne française reste pour moi aujourd’hui encore inacceptable, surtout que ce soit montré dans cette industrie de l’image du cinéma Hollywodien…

Clin d’œil de ma part et en contre-point dés lors à Zelig… qui est un film non violent par définition. Dans Zelig, l’incrustation dans la pellicule d’archive que Woody Allen fait pour que son héros s’immisce dans l’histoire de l’Allemagne nazie afin qu’un juif puisse mettre à mal le Furher, le ridiculiser au moment où il se moque de la Pologne, le pays probablement originaire de sa famille.

Une telle sortie du fantasme lui fait opérer une sortie de sa gigantesque identification à tous ses semblables masculins, et ainsi avoir enfin un lien à un Autre qui tienne.

Rien de tel dans le film de Q. Tarantino qui s’adresse, on le sait bien, aux cinéastes d’Hollywood , et pas vraiment aux spectateurs… Même psychanalystes !

Le bien fondé de ce film est, semble-t-il, qu’il arrive à presque tout ridiculiser : le base-ball, le gladiateur, la guerre, le masculin, l’espionnage, les femmes, les cigares, les cow-boys, les indiens, les scalps, … Sauf le cinéma et tout particulièrement celui de Lanzmann.

Contrepoint au Ruban blanc, aux avancées de Bataille, de Woody Allen, ce film, en les annulant sans même le savoir en aucune façon, nous montre cliniquement le brouillage du jeu structurel entre Eros et Thanatos si nécessaire à notre pratique actuelle de la psychanalyse…. Le cinéma est témoin de notre clinique au quotidien, il est est l’écho le plus proche.

Désir de l’analyste

Le désir de l’analyste est en effet dans notre pratique convoqué, c’est l’ici-maintenant de mon propos sur Eros/Thanatos.

De ce désir, Lacan nous dit en 1964 que la fin de l’analyse est le moment où l’on s’identifie à la pulsion de mort. Cette pulsion de mort, si elle devient autre chose, qu’en fait-on ? C’est là où je place le Malaise de la civilisation comme questionnement sur le sujet aujourd’hui, au sens où Freud nous le donne et qu’il faudrait appeler « Malaise du sujet actuel dans la civilisation ». Ce serait un cinquième concept à côté des quatre autres que Lacan nous donne dans ce séminaire de 1964 : pulsion, transfert, répétition, inconscient.

Troisième topique

Et ainsi, selon moi, il s’agit d ‘avancer désormais une troisième topique, après celle 1ère du sexuel infantile, et celle 2eme d’Eros/Thanatos imbriqués, en tenant compte de ce qu’il s’est passé, pour faire place à une autre lecture des notions freudiennes, pour pouvoir dire ce qu’il en est de ces enjeux profonds, que Freud nous a donnés, après la guerre de 14. Il nous faut, à notre tour, trouver comment dire : je proposerais donc, pour rester dans les champs de Freud et de Lacan, que ce malaise soit un 5ème concept qui nous serve à écouter les analysants. A travailler chacun sa propre analyse, à partir de ce malaise qui questionne le rapport du sujet au collectif, du politique à la psychanalyse, pour éviter ce qui nous a frôlé, à savoir que la psychothérapie prenne le pas sur la psychanalyse.

Eros-Thanatos est structural à la conceptualisation actuelle de la psychanalyse: on sera peut-être bientôt tous en train de réparer, restaurer uniquement, sans forcément nous en rendre compte. La psychanalyse a été entamée et il faut de nouveaux concepts pour le dire et la poursuivre dans sa part manquante, non pas propre à une incomplétude du symbolique dont elle reste un des seuls lieux pour l’entendre, avec l’art, et en particulier le cinéma. Mais bien peut-être en travaillant ces nouveaux concepts. Les enfants à nouveau se mettront-ils à sourire, et les psychanalystes aussi, en sachant à nouveau attendre toujours quelque chose qui ne viendrait jamais....

Jean -Jacques Moscovitz

Notes :

1 Le synopsis :« Un village protestant de l'Allemagne du Nord à la veille de la Première Guerre mondiale (1913/1914). L'histoire d'enfants et d'adolescents d'une chorale dirigée par l'instituteur du village et celle de leurs familles : le baron, le régisseur du domaine, le pasteur, le médecin, la sage-femme, les paysans... D'étranges accidents surviennent et prennent peu à peu le caractère d'un rituel punitif. Qui se cache derrière tout cela ? »

2 http://www.pasde0deconduite.org/

3 vers de Virgile, extrait de l’Énéide, chant VII. Dans la traduction de Jacques Perret publiée dans la “collection Budé’’

4 « en attendant toujours quelque chose qui ne venait jamais » est l’exergue des Journées d’Etudes d’Espace Analytique à Paris sur ‘L’Insatisfaction’, des 21 et 22 novembre 2009. In S. Freud, Résultats, idées, problèmes, tome II, PUF, 1985. , p. 288 et sq. L’exposé que j’y est fait est le début de ce présent texte sous le titre « Eros/Tanatos, quelles nouvelles… » Où seule y fut dite une courte approche du film Le ruban blanc.

5 citons Freud : « Parti de certaines spéculations sur l'origine de la vie et certains parallèles biologiques, j'en tirai la conclusion qu'à côté de l'instinct qui tend à conserver la substance vivante et à l'agréger en unités toujours plus grandes, il devait en exister un autre qui lui fût opposé, tendant à dissoudre ces unités et à les ramener à leur état le plus primitif, c'est-à-dire à l'état anorganique. Donc, indépendamment de l'instinct érotique, existait un instinct de mort ; et leur action conjuguée ou antagoniste permet­tait d'expliquer les phénomènes de la vie. Mais alors, il n'était pas facile de démontrer l'activité de cet instinct de mort ainsi admis. Les manifestations de l'Eros étaient suffisamment évidentes et bruyantes. On pouvait admettre que l'instinct de mort travaillât silencieusement, dans l'intimité de l'être vivant, à la dissolution de celui-ci, mais cela ne constituait naturellement aucune preuve ; l'idée qu'une partie s'en tourne contre le monde extérieur et devient apparente sous forme de pulsion agressive et destructrice nous fit faire un pas de plus. Ainsi l'instinct de mort eût été contraint de se mettre au service de l'Eros ; l'individu anéantissait alors quelque chose d'extérieur à lui, vivant ou non, au lieu de sa propre personne. L'attitude inverse, c'est-à-dire l'arrêt de l'agression contre l'extérieur, devait renforcer la tendance à l'autodestruc­tion, tendance sans cesse agissante de toutes façons. On pouvait, en même temps, déduire de ce mécanisme typique que les deux espèces d'instincts entraient rarement - peut-être jamais - en jeu isolément, mais qu'ils formaient entre eux des alliages divers au titre très variable, au point de devenir méconnaissables à nos yeux ». in Malaise dans la civilisation » p. 72 et sq Trad J. Laplanche les Puf 1971

6 Georges Bataille, « Récits d'habitants d'Hiroshima » in Revue critique, n° 8‑9, janvier‑février 1947, éditée dans Œuvres complètes, t. il, Paris, Gallimard, 1988. Cité dans « Hypothèse Amour » de Jean-Jacques Moscovitz Ed.Calmann-Lévy 2001 p.116 et sq.

7 « Nous, fils d'Eichmann » (trad. par Sabine Cornille & Philippe Ivernel), Paris, Payot & Rivages, 1999, 2003 pour l'éd. de poche.

8 Jean Amaéry « Par delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l’insurmontable » dernière parution Ed. Actes Sud 2005 coll.Babel.

9 cf Allociné.com : Synopsis : Dans la France occupée de 1940, Shosanna Dreyfus assiste à l'exécution de sa famille tombée entre les mains du colonel nazi Hans Landa. Shosanna s'échappe de justesse et s'enfuit à Paris où elle se construit une nouvelle identité en devenant exploitante d'une salle de cinéma.

Quelque part ailleurs en Europe, le lieutenant Aldo Raine forme un groupe de soldats juifs américains pour mener des actions punitives particulièrement sanglantes contre les nazis. "Les bâtards", nom sous lequel leurs ennemis vont apprendre à les connaître, se joignent à l'actrice allemande et agent secret Bridget von Hammersmark pour tenter d'éliminer les hauts dignitaires du Troisième Reich. Leurs destins vont se jouer à l'entrée du cinéma où Shosanna est décidée à mettre à exécution une vengeance très personnelle...

10 « La fiction cinématographique du metteur en scène américain Quentin Tarantino, « Inglorious basterds », où les SS sont traqués sur leurs propres terres par des commandos juifs a été esquissée, en réalité, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec l'Opération « Nakam », rapporte le site Internet du quotidien suisse le Matin, jeudi 3 septembre 2009. « Nakam » est un mot hébreu qui signifie « vengeance ». Chaim Miller, Israélien d'origine viennoise âgé de 88 ans aujourd’hui, est l’un des derniers survivants de ce groupe qui opérait dans le sud de l'Autriche. « Nous étions soldats de la Brigade juive de l'armée britannique stationnée à Tarvisio, du côté italien de la frontière avec l'Autriche. Les partisans yougoslaves nous avaient fourni des listes de criminels nazis et nous allions par groupes de trois les chercher chez eux en secret », indique-t-il. « Ils croyaient d'abord avoir affaire à la police militaire anglaise. Ils faisaient une drôle de tête quand nous dévoilions nos étoiles de David. » Chaim Miller affirme que d’autres groupes de vengeurs clandestins opéraient de la même manière. Les historiens sont partagés sur le nombre d'exécutions effectuées dans le cadre de cette opération, coordonnée par le futur chef d'état-major de l'armée israélienne, Chaim Laskov. Les chiffres évoqués vont de 100 à 300, rapporte le quotidien suisse ».http://www.lematin.ch/flash-info/loisirs/cinema-realite-commandos-juifs-traquaient-ss

11 Discours d’ouverture du 61e Festival de Cannes 14 MAI 2008 in Les Cahiers du Cinéma.

Le ruban blanc de Mickael Haneke - Par Aline Mizrahi

L'histoire se passe dans un village, en Allemagne, milieu protestant, à la veille de la première guerre mondiale. Une série d'accidents, d'agressions, incompréhensibles, viennent semer le trouble et la suspicion parmi les villageois. Malgré l'esthétique du film, et sa beauté formelle, je me suis sentie flouée, embarquée malgré moi dans une histoire qui me déplaît : violence des pères envers leurs enfants et les femmes, impuissance des femmes, soumission des enfants. Aucune échappatoire en vue.

Être le témoin de cette violence n'est pas la seule raison au malaise, puis à la colère, que ce film a provoquée en moi. La démonstration formelle, en forme de causalité explicative des violences, que nous propose Haneke, et le mystère soigneusement entretenu, y participent.

Haneke nous laisse penser, à l'instar de l'instituteur narrateur, que ce sont les enfants, qui ont provoqué les accidents. Mais dans ce film, les enfants n'existent que comme partie du groupe. Le fait que chaque enfant, individuellement, ait un nom et une place dans une fratrie ne suffit pas à faire ressortir une singularité, et ils sont indissociables au niveau de leurs personnalités et de leurs actes, de leurs responsabilités. Pourtant, un groupe ne fonctionne que dans la mesure où chacun de ses membres y occupe une place particulière.

Les seuls enfants qui y échapperaient sont les deux petits et l'enfant handicapé (un nouveau groupe) : ceux qui ne sont pas encore rentrés à l'âge de l'éducation ?

En tout état de cause, la fonction père s'avère mission impossible. Les pères semblent interchangeables, et on les distingue difficilement l'un de l'autre. Le seul père qui remplisse son rôle de père pour ses enfants, le fermier, qui est en dialogue avec son fils, ne trouve d'autre solution que le suicide. Et le personnage du narrateur, l'instituteur, celui qui respecte (encore ?) la femme qu'il aime, et qui écoute les enfants, n'est pas père. La violence des enfants, la même, s'origine dans la violence des pères, la même ! Et pour tous, c'est pareil ! Si de la violence s'origine à l'endroit du père, pour Haneke, à l'endroit du père ne s'originerait que de la violence.

Proposition de nouage entre histoire collective et histoire individuelle ? Comment penser déduire l’Histoire, d'histoires individuelles d'où toute trace d'une singularité aurait été écrasée, effacée ?

Enfin, la disparition du médecin, de ses enfants et de la sage femme reste totalement énigmatique. Pourquoi laisser ce mystère ? Le spectateur, à qui a été proposée une histoire cohérente, doit imaginer, seul, une explication. Celle-ci, dans la lignée du film, ne peut être que du coté de l'horreur. Dés lors, c'est le spectateur lui-même, qui devient producteur de sa propre horreur. Difficile d'y échapper.

Dans cette affaire, où nous nous trouvons embarqués dans une causalité implacable, aucune invention n'est possible. Mais qu'est-ce que c'est que ces humains là qui ne rient ni ne lapsus ! Et, pris au piège du film, nous serions comme eux !

Le seul à y échapper, et à pouvoir inventer, serait le réalisateur qui nous donne à voir des images magnifiques. Non pas en montrant du désir pour ses personnages ( voire pour les spectateurs !), qui résiste à l'univocité et à la raison logique et produit de la surprise, mais plutôt en faisant le marionnettiste, manipulant des personnages univoques (et les spectateurs ?), purs produits visant à faire fonctionner sa démonstration.

Aline Mizrahi

La fille du RER d’André Téchiné - Sur le retranchement du savoir de la Shoah dans l'actuel - Par Jean-Jacques Moscovitz

Un texte extrait de l’ouvrage de Jean-Jacques Moscovitz : « D'ou viennent les parents, psychanalyse depuis la Shoah » éditions Penta-L'Harmattan paris 2007

Voici le terme que je propose ici pour l’ajouter aux autres avatars des processus de la symbolisation que sont le refoulement, le démenti et la forclusion dans la psychose, la silenciation à un niveau intime y étant ce qui « négationne » les effets de ce qui a eu lieu, en empêchant d’en percevoir l’impact au niveau psychique.

Ainsi, autre exemple récent d’usage de la cause de l’attaque des juifs, lorsque les médias et la France entière se sont retrouvés à user du sens de la destruction là à la portée de tous devant le faux attentat, celui que prétendait avoir subi, en juillet 2004 sur la ligne du RER-D près de Paris, Marie Leblanc : un attentat « nazi » par des individus qui disaient l’être, l’accusant d’habiter le 16e arrondissement, celui de juifs fortunés, etc.

Elle dira avoir été bousculée sur le quai, son bébé jeté à terre… son corps marqué de griffures et de la croix gammée…qu’elle avouera avoir faites elle-même.

C’est la réaction unanime qui ici est suspecte car elle fut une attitude volontiers pleine d’un savoir constitué du sens bien établi sur un tel événement. Établi sur l’instauration du couplage nazi/juif où le « voilà pourquoi les juifs ont été tués » est utilisé comme savoir produit par l’Histoire.

Savoir qui, en fait, cache, assez mal en vérité, une infatuation débonnaire et parfois active d’une telle certitude de savoir qui, une fois instaurée, se retrouve précisément organisatrice de la mise en institution du sens, de sa mise en circulation médiatique sur fonds de négation de l’impact de la Shoah au niveau individuel. Où le sens est là prévalent. Et où chacun, s’appuyant sur le pourquoi, joue de son innocence, de sa naïveté, de ses maladresses reconnues ou non, bref où c’est le règne de la Belle Âme.

Comme cela fut le cas avec le RER-D, semble-t-il, pour notre président de la République d’alors, M. Jacques Chirac ou M. Dominique de Villepin, son ministre de l’Intérieur à l’époque, qui diront tout leur effroi et leur indignation courroucée, lors de leurs déclarations sans vérification des faits, à peine quelques heures après avoir accepté, pleins de promptitude, l’information transmise par leurs services de police.

Par une telle affabulation cette jeune mère de famille sera condamnée, car elle a prétendu un faux : avoir subi avec son enfant de 13 mois une attaque antisémite alors qu’elle « n’est pas juive », avec atteinte de son corps, par des Maghrébins et des Africains, dans l’indifférence générale… Et cela dans un train, ce signe, ce trait, voire ce symbole européen de la mise en route de la solution finale.

Dans un tel exemple le lecteur verra-t-il, je l’espère, une preuve de ces effets de l’impensable, de l’inclassable de la Shoah, qui provoquent très facilement son retranchement de la pensée consciente perçu dans cette promptitude dans l’action, cette certitude de savoir ? Et du trop de sens ici fonctionnant à plein régime ? Ce qui ici nous révèle aussi l’usage pour le moins obscène de ce couplage, celui d’associer nazi et juif pour faire sens et ainsi produire une réponse au voilà pourquoi les juifs, bien au-delà d’une simple maladresse devant la complexité de la rupture de l’Histoire. C’est là un des modes d’organisation du refoulement à l’échelon du collectif d’une nation qui, s’accompagne de temps en temps de la levée du refoulé, inconscient oblige, comme dans cet exemple du RER D. Car un tel savoir sur la destruction est en fait très mal inscrit au point même que le mot de refoulement est à revisiter comme je le propose dans cet ouvrage.

Donnons quelques autres exemples du couplage nazi/juif propre au pourquoi… Ainsi le livre de Benjamin Wilkorminsky, auteur de Fragments, une enfance 1938/1948[2] a défrayé les média. Car au lieu de dire que c’est une fiction, là l’auteur commet un mensonge, probablement induit dans son enfance : faire croire d’être revenu du camp d’extermination de Maïdanek où il a prétendu avoir été déporté à l'âge de quatre ans alors qu’il n’en est rien. Son ouvrage se veut témoignage, mais malheureusement c’est un faux. Il aurait pu protéger peut-être tout le succès qu’il a eu, et qui lui a été récusé à juste titre, s’il avait simplement dit que son récit était une fiction. Mais à l’inscrire dans l’écrit par la force du mensonge inhérent à la parole, il nous donne à partager avec lui une jouissance littéraire qui de tout son poids se fait passer de façon indue comme accès au réel et ainsi nous faire entendre, soit-disant, le non lieu absolu de l’horreur. Et pour cela il use de ce couplage nazi/juif, qui apparaît être ainsi la métonymie du pourquoi les juifs ont été tués.

Le livre de Jonathan Littell Les Bienveillantes[3] procède du même usage de ce couplage nazi/juif. Et par là même, il ne me paraît pas, malgré son succès, un ouvrage qui oriente vers un savoir qui allège en nous donnant une voie possible pour élaborer les effets de la Shoah. Et ce du fait même de son contenu utilisé de façon abusive au niveau littéraire car il provoque, me semble-t-il, une torsion typique de nous mettre du côté de la jouissance des meurtres commis. En témoignent les propos d’analystes amis qui m’ont fait entendre par exemple que, pour ce qui me concerne, je n’avais « bien sûr pas à le lire, puisque, comme juif, je savais tout cela »… de façon innée en quelque sorte. Là on se retrouve devant cette exclusion ipso facto des juifs sur ce qui s’est passé puisque cela ne pouvait que leur arriver… Ou encore, ce collègue, me disant qu’il « avoue avoir été fasciné par ce livre ». Il est vrai, en effet, que cet ouvrage, assez insaisissable, disons-le ainsi, provoque la fascination en ceci que l’auteur en dédiant ses Bienveillantes aux victimes disparues, nous met alors dans la tête jouisseuse d’un tueur de juifs, rétablissant par là ce couplage nazi-juif qu’il nous faut apprendre à défaire sans cesse. Or la fin dernière du livre nous y plonge, dans ce couplage : « les bienveillantes avaient retrouvé ma trace ».

Voilà une expression de la mythologie grecque nous renvoyant aux Errynies, nos furies missionnées pour venger les parricides, les meurtres intra-familiaux, où surabondent le sens, le pourquoi les nazis tuent des juifs… Pas de sens œdipien dans les crimes de la Shoah, mais l’Œdipe brisé… comme je l’aborde dans mon présent ouvrage, car comment conflictualiser dans le registre du meurtre de masse les victimes mises en place d’animal, de vermine. Ici c’est la chute de la métaphore[4], du comme si, et dès lors d’affubler le juif de sa tuerie par tous les moyens. Autre exemple celui où en mars 2007, Raymond Barre, ancien 1er ministre, a confirmé à France-Culture ses propos lors de l’attentat devant la synagogue de la rue Copernic à Paris le 3 octobre 1980, soit que parmi les quatre morts, trois étant français étaient des « innocents », puisque non juifs « dans cette affaire ». La presse d’alors avait nommé cela un lapsus. Alors qu’il n’en est rien car c’est bien un énoncé à un niveau conscient de son antisémitisme, bien montré là par ce couplage du juif à son ennemi : le juif lui n’est pas innocent mais bien coupable et son ennemi veut le châtier par un attentat ou toute autre action de tuerie de masse… Comme nous le dit, à l’échelon planétaire, le président iranien Mahmoud Ahmadinejad menaçant à l’heure qu’il est, l’État d’Israël de destruction nucléaire sur fond de négationnisme de la Shoah.

Mal-inscriptions, non inscriptions de ce qui s’est passé face à quoi seront avancés ici des mots, des notions pour en percevoir mieux peut-être les effets subjectifs. Parmi ces notions, est à souligner l’importance de celle de jouissance produite dans de tels crimes et qui, parce que non sue, non ‘sachable’, reste erratique aujourd’hui. Nous voisinerions avec. Car une telle jouissance reste insoumise au sens, pas ou mal inscrite en un savoir qui lui donne un cadre. Rappelons-le, dans la parole sens et jouissance s'articulent, au point d’évoquer une jouissance sémiotique, en s'excluant/ s’incluant l'un l'autre de telle sorte que ce qui va du côté du sens est perdu pour la jouissance, et réciproquement, tout ce qui fera jouissance amputera le sens d'autant. La jouissance et le sens/non-sens sont liés par ce que la psychanalyse nomme Surmoi individuel et aussi Surmoi collectif –Kultur Über Ich – comme nous le dit Freud dans Malaise dans la civilisation de 1929[5].

Jean-Jacques Moscovitz

[1] In « D’où viennent les parents, la psychanalyse depuis la Shoah », Penta-Lharmattan éditions septembre 2007 de Jean-Jacques Moscovitz

[2] Benjamin Wilkorminsky, Fragments, une enfance 1938/1948, éd.Calmann-Lévy, Paris, 1997.

[3] Jonathan Littell, Les Bienveillantes, Gallimard, Paris, 2006.

[4] Cf. « A quoi bon la métaphore ? » de Bernard Toboul, 29 XI 99, in colloque de l’Inter-Associatif Européen de Psychanalyse pour le centenaire de la Traumdeutung de Freud, in éd. Les Carnets de Psychanalyse, Paris 2004, collection dirigée par Gérard Allbisson.

[5] Ibid, note 4.

Train de vie, rêver de réparer l’Histoire - Par Jean-Jacques Moscovitz

Avec Train de vie de Radou Mihailéanu, la fiction pourrait-elle désormais témoigner de la Destruction des Juifs après Shoah de Lanzmann ?

Train de vie est bien une fable. Sur la déportation, sur l’extermination de masse, le réel de l’Europe nazifiée…

Ce réel surgit avec le dernier plan qui, pour ainsi dire, est présent à tous les moments du film. C’est un arrêt sur image en quelque sorte invisible, qui ordonne tout le récit. Une fois perçu, il est, il dit la fin du film : une photo montre un déporté. C’est Shlomo, le héros de la fable, le narrateur du texte, dans le scénario.

Dans le convoi qui le déporte avec tout son village, il ne cesse de mettre en images devant nous, de rêver éperdument à un Train de vie, à une caravane sublime en route vers la Palestine! (“Une filière de Téhéran” via l’URSS a réellement existé).

Fiction grandiose, burlesque, lumineuse, qui ici se déroule pour jouer son rôle de fiction jusqu’au bout : prenant le pas sur elle, le réel la révèle et dés lors la défait.

En effet, Shlomo le rêveur tant désireux et éperdu de réparer l’Histoire en train de se rompre, l’arrêt sur l’image finale nous le montre derrière des barbelés, les siens, ceux de son camp.

Nous, les spectateurs, nous sommes dehors. En dehors de l’horreur, comme si nous étions avant. C’est le jeu de la fiction de nous placer là, dans le film où nous sommes exactement juste avant l’imminence du crime. Avant. Pas dedans.

Si la fiction a tant de succès, c’est que grâce à elle, nous acceptons volontiers, semble-t-il, de nous retrouver tous témoins de cet avant, ô combien plus acceptable, représentable, que l’horreur à laquelle il reste impossible d’assister.

Rien de plus acceptable, en effet, voire de naïf comme la foi seule l’offre, que de rêver, de désirer se soustraire à la pire des terreurs en train d’avoir lieu, en s’imaginant la maîtriser. Comme au cinéma ! Et dés lors se soutenir d’une telle fiction devient-il plausible pour espérer survivre malgré l’évidence que le pire est là, se déroulant ici même dans un transport de déportés. Oui, Train de vie est une sortie d’Egypte avant l’esclavage, fuite d’une Europe nazie avant l’irréparable en train de se commettre, un Exodus avant la libération des camps ! Voilà le programme triomphal d’un

village de ce Schtettel qui n’existera plus jamais : partir en Terre Promise, petit et gros bétail inclus comme dans la bible. Leur Moïse, Shlomo (formidable Lionel Abélanski) est le fou du village, une pomme est son unique propriété, qui sauve son peuple, mais c’est le désir immensément secret pour une Esther enfouie au plus profond de son cœur qui lui fait aimer rêver qu’il l’aime tant. Au point de désirer sauver le monde dans une épopée pleine de rebondissements : hommes juifs habillés en soldats nazis… et kipas, parlant l’allemand, un “yiddish humour en moins”, avec un chef (remarquable Rufus), nous faisant découvrir qu’à pratiquer le code mental de l’ennemi du genre humain, on risque de ne pas en revenir…

Certes, une sortie d’Egypte, une délivrance, n’a rien à voir avec la Shoah, qui n’est que mort et engloutissementM Mais aboutir, pour Mihailéanu, à mettre en scène un train en place d’acteur principal, c’est se soumettre à ce qui fait trait dans toute l’Europe des victimes de ces années de terreur 1941/45.

Trains conduits par des hommes pour assassiner d’autres hommes. Crimes à effacer du savoir humain, sans preuves ni traces de l’élimination de leur effacement. Crime sans paroles ni témoins. En silence.

Et afin de réhumaniser le monde en parlant ce silence, la fiction, -l’image- nous invite à nous placer comme si nous étions juste avant le crime, pour que, tous témoins, la parole reprenne.

L’usage de la fiction tente avec Train de vie de nous évoquer l’horreur avec des images d’avant. Et dés lors, avec ce thème de la Destruction, d’une exigence illimitée dans la forme comme dans le fond, se réalise au cinéma, ce tour de force de faire rire et pleurer sans même brouiller notre rapport à ce qui, a-humanité sans nom, est le terrible trait du réel de ce qui s’est produit.

A l’opposé de La vie est belle de Roberto Benigni, où l’omniscience sur la solution finale de la part d’un père envers un enfant-poupée, et la primauté accordée à la pantalonade pour dire l’horreur des disparitions collectives, nient l’approche du réel par l’usage de la fiction. Benigni rend confus notre rapport à ce savoir impossible sur la Shoah, car l’omniscience est déshumanisante, la honte dite par certains déportés sur ce qui leur est arrivé nous le rappelle souvent.

Aujourd’hui, un tournant serait pris où, après le temps d’inscription avec Shoah/film, la fiction, la fable, voire le conte seraient devenus nécessaires pour transmettre l’histoire aux générations qui arrivent. Pourtant bon nombre d’auteurs, cinéastes ou littéraires, se sont peu privés de fictions sur La Destruction des Juifs sans attendre ce tournant. Comme par exemple, Yossel Rakover parle à Dieu (de Zvi Kolitz. Ed Maren Sell/Calmann-Lévy, 1998), qu’E. Lévinas qualifie de “… texte beau et vrai comme seule la fiction peut l’être. ”, et qui est un “ testament ” d’un combattant juif dans les heures précédant sa mort dans l’anéantissement du ghetto de Varsovie, c’est un document écrit en yiddish …en 1946 à Buenos Aires. Dés sa sortie, il échappe à son auteur et, passant de photocopies en rafistolages de mains en mains devient “…la lettre chargée de transmettre au prochain millénaire ce ‘’faux’’ qui nous survivra comme l’un des rares

documents véritables de notre temps ”. C’est que savoir se tenir à la juste distance dans l’abord de l’indicible de la Shoah ne peut que prévaloir sur le contenu des énoncés à transmettre. Ainsi en est-il avec cette mauvaise comparaison entre Train de vie qui ne lâche pas sur l’essentiel et La vie est belle qui l’atténue beaucoup trop. Mais ce tournant a un enjeu, avec d’un coté l’approche de Lanzmann en place de censeur soi-disant, qui obligerait à regarder en face l’horreur de la chambre à gaz, et de l’autre, curieux manque d’esprit critique, la fiction qui offrirait émotion, rire et rêve.

Non, Shoah/film fait face non pas au réel de ce qui s’est produit, mais à son impossible saisie, et pour le pointer, nulle fiction ici mais écriture, tissage d’un texte où tout est acteur au moment même du tournage : le temps du film, sa durée, ses lenteurs ; les trains ; les pierres ; l’herbe; les langues … Par ce tissage, le texte des déportés revenus, membres des Zondercommandos, aussi est acteur, puisque ceux qui parlent étaient sur les lieux mêmes au moment des Actions de meurtres de masse. Nulle fiction possible alors pour incarner l’indicible, au point que paroles des Juifs , propos des polonais voisins des camps, dires des nazis ne se rencontrent jamais. Apparaît alors pour chaque spectateur/lecteur un mode singulier d’approche de la Shoah qui tient compte de l’impossible à dire ou à savoir. Chacun se retrouve avec sa fiction personnelle, celle qui se sous-tend de son rapport singulier à l’indicible de l’horreur.

Cette singularité d’une fiction personnelle dans l’intime du spectateur de Shoah le responsabilise, en le situant comme témoin de l’ampleur du crime. Elle s’oppose ainsi à la fiction privée que tel ou tel réalisateur veut alors rendre publique en en faisant l’offre, ici collective à des spectateurs enfin allégés quant à leur responsabilité. Libres à eux. Libres ceux aussi qui, parfois, acceptent que la vérité les dérange.

Oui, Train de vie, à hisser la fiction là où Mihailéanu nous mène, réussit ce tour de force de nous en faire sortir au point que le spectateur que je suis se sait responsable de l’accroche du réel qui lui arrive.

Jean-Jacques Moscovitz

L’œuf du serpent d’Ingmar Bergman - Par Jean-Jacques Moscovitz

Partons de ce qui, selon moi, résume le film: ...L'acrobate -I. Bergman- sait que le fil lâche. Métaphore du Malaise dans la civilisation, du réel qui arrive.1923, novembre, Berlin, le mot juif déjà mis en place de preuve du mal du monde. Terreur, cruauté, crimes, hygiène raciale, prise médicale sur les corps s'agencent...

Si les hommes avaient à raconter l’histoire des jouissances humaines, Bergman bien sûr serait en bonne place, comme d’ailleurs presque tout le cinéma. Dans ce film, L’Œuf du serpent, la dimension de la transgression genre Œdipe est présente, et nécessite la décision de la franchir, d’en obtenir le consentement : le héros, artiste de cirque et acrobate, Abel Rosenberg, après le suicide de son frère, a une liaison amoureuse avec sa compagne, son ex-belle sœur, Manuela, qui elle-même ne refuse pas cette relation. Et cela durant quelques jours.

Quelques jours dans le Berlin de novembre 1923. Le Schweinerein, cette cochonnerie humaine du sexe, st là à l’évidence, avec des scènes orgiaques très imagées selon un expressionnisme allemand que connaît bien Bergman, rendant très présent le sexuel infantile chez l’adulte.

Mais il y a un quelque chose de plus : si le Malaise dans la civilisation –publié par Freud à la fin des années vingt, où se déroule l’action- ne donne pas le bonheur par le biais du sexuel, c’est que ce quelque chose fait bord et crée une sorte de contre-malaise beaucoup plus actuel, car ce malaise-là est indicé à ce quelque chose comme une prémisse. Prémisse que Léon Poliakoff appellera « banc d’essai », soit l’action Tieregarten 4 2, attaquer les corps par ‘l’aktion’ des médecins, du médical. De telle sorte que le juif Abel Rosenberg, dans ce film, est très subrepticement mis en place de témoin du malaise du monde et de l’horreur de la vie, de sa laideur avant de devenir lui-même victime.

Nous sommes en 1923, Hitler vient d’échouer son putsch mais le film montre bien que ce n’est que partie remise. L’action se passe, date tout à fait importante, les 9-12 novembre 1923, celle de l’échec du putsch de Hitler à Munich. Quinze ans plus tard en 1938 jour pour jour. Il va vouloir commémorer cet échec par la Nuit de Cristal .

Ainsi une des séquences nous montre Abel, ivre mort, brisant la vitrine d’un couple de commerçants juifs, et, molesté par la veille dame, il finit par l’embrasser en un fougueux baiser sur la bouche : il aime charnellement ces juifs, et veux leur dire la violence qui les attend et qu’ils feraient mieux de quitter l’Allemagne.

Ici donc il s’agit d’une jouissance tout autre que celle de la transgression oedipienne, elle a avoir avec la mort-meurtre mise en place en tant qu’objet. Où l’idéologie de la cruauté de quelques uns prend le pas sur toute autre pensée et s’organise en passage à l’acte au niveau politique. Tout un pan de la civilisation est prise en otage par le médical, pour exercer cette ‘aktion’ sur les corps, par la terreur, la torture instituée en expérience « scientifique ». Pousser l’homme au delà de la limite, au delà de la laideur de sa vie. Voilà où le juif Abel est désigné de force en place de témoin. Pour l’instant

Une problématique de méthode pour montrer tout cela. Notons le bien, ce film date de 1977, donc d’avant 1985 , date de la sortie de « Shoah » de Lanzmann. Il est dit dans les commentaires que Bergman tourne ce film en Allemagne3 pour des raisons fiscales, mais aussi parce que, né en 1918, il était fasciné par le nazisme. Il en sortira au moment de la découverte des camps de concentration et d’extermination en 1945. S’installant à Berlin, il accomplit un certain retour sur son passé personnel, qui n’a pas d’ailleurs été extrêmement grave dans son pays, si ce n’est que lui-même a été fasciné par le nazisme. Au point qu’il va énoncer que l’humain est une malformation.

Oui, dans l’histoire des jouissances du monde des humains, Bergman est en bonne place. Avec le nazisme en Europe et dans le monde, abîmer la vie à ce point a surgi au point de pousser les gens au suicide et à la destruction de soi-même en les faisant atteindre cette dimension d’horreur et de laideur si extrême de leur vie. C’est que l’hygiène politico-raciale est sous tendue par le médical, tel que le biologique se met au service du médical. Berlin 1923 s’accompagne par exemple du Nobel décerné à Alexis Carel, en France, un hygiéniste de la plus belle eau, qui veut améliorer la race humaine selon sa lecture de Darwin en supprimant les ‘sous-hommes’ par la chambre à gaz. Nous sommes avant 1939-45.

Bergman filme l’usage de la cruauté en place de ce qui va devenir l’idéologie nazie, la persécution de masse. C’est Jean Améry qui nous le dit aussi dans un article sur la torture (in ‘Par delà le crime et le châtiment ‘, éd. Coll, Babel, Actes Sud), telle que cette cruauté extrême détruit non seulement le corps mais aussi la dimension de la vie. Pousser l’homme à l’horreur de sa vie, voilà ce que montre ce film, ce qui n’est pas mince.

Apparaît là un problème de méthode : le pourquoi ça s’est produit prend plutôt le pas sur le comment, qui est la méthode lanzmannienne par excellence. Avec L’œuf du serpent nous sommes dans les années 65-75 du cinéma, c’est l’apogée de Bergman. En même temps, on pourrait dire que le nazisme qu’il nous montre est comme une affaire privée, intime, qui passera au social plus tard, 10 ans après l’action du film. Son titre indique que le serpent dans l’œuf montre déjà sa violence meurtrière de façon quasi définitive. Ainsi voyons-nous la Santa-Anna Clinica, une entreprise qui se qualifie d’Eglise démocratique où

la science prend la pas sur la religion, devient notre religion et où la miséricorde, le propre de toute religion, est remplacé par la pitié de ce qui ne convient pas à la vie et doit être éliminé par la science. Une nouvelle miséricorde vient au jour, celle de « supprimer des vies sans valeur de vie ou les écarter de notre vie sociale », de leur porter de la compassion au point de les détruire. En même temps, discrimination positive à l’évidence, tout est envisagé afin que l’enfant soit parfait, cet exact envers de tout ce qui ne l’est pas. Et qui dés lors doit être éliminé. Voilà l’intime de l’hygiénisme social et scientifique dans lequel l’Allemagne va plonger l’Europe. Les suites sont connues : avant même le nazisme au pouvoir, ces prémisses, selon Bergman, sont le chemin par lequel arrive, inexorable, le désastre du 20èmesiècle. Le premier et dernier plan nous situent comme spectateurs responsables de l’image que nous recevons, non pas en couleur, mais blafarde, en noir et blanc : la foule de la génération de 1923, se balançant d’un pas lourd et résigné fait place en 1933 à des jeunes gens marchant au même rythme, mais leur visage qui peuple désormais l’Allemagne est celui de la force cruelle et de la violence décidée.

Jean-Jacques Moscovitz

1) L'Œuf du serpent Allemagne / USA, 1977, 120 min Réalisateur : Ingmar Bergman .Avec : Liv Ullmann, David Carradine, Gert Froebe. Sortie 30 juillet 2008 [nb :rappel , Ingmar Bergman est né à Uppsala le 14 juillet 1918, décédé le 30 juillet 2007]

2) Tribunal militaire international, document de Nuremberg (1947) Ordre d’Hitler à Bouhler et Brandt du premier crime contre l’humanité antidaté de la date du début de la Seconde guerre mondiale, le 1er septembre 1939. Nom du code donné à ce crime par les planificateurs et les exécuteurs du crime : « Aktion T4 » Dépôt du document PS-630

« [ secrétariat du procureur] : Je dépose maintenant comme preuve le document PS-630 (USA-342). J’aimerais attirer l’attention du tribunal sur le fait qu’il est rédigé sur le papier personnel d’Adolf Hitler, et daté du 1er septembre 1939. Il est adressé au Reichsleiter Bouhler et au docteur Brandt et signé par Adolf Hitler. Je citerai en entier ce document qui est bref : Adolf Hitler Berlin le 1er s septembre 1939. Le Reichsleiter Bouhler et le docteur Brandt sont chargés, sous leur responsabilité, d’étendre les pouvoirs de certains médecins qui seront à désigner nommément, dans le but, par mesure de grâce, de donner la mort aux malades humainement incurables, après un diagnostic très approfondi de leur état. Source : Claire Ambroselli in documents lus au Mémorial de la Shoah le 14 XII 08 avec la participation de Psychanalyse Actuelle, pour le 60ème anniversaire de la commémoration de la Déclaration universelle des droits de l’Homme.

3) Note de la production (extraits) :…un mal innommable qui « tel un œuf de serpent, laisse apparaître à travers sa fine coquille la formation du parfait reptile »... Tourné dans les décors qui servirent ensuite à ‘Berlin Alexanderplatz’, le film monumental de R. W. Fassbinder, L’Œuf du Serpent reconstitue le Berlin glauque de la République de Weimar, plongé dans la crise et le désespoir. Il s’agit du film le plus authentiquement expressionniste de Bergman, inspiré des ambiances de Kafka, des tableaux angoissants de Grosz et de la noirceur des premières œuvres de Fritz Lang. Mêlant drame historique et film d’espionnage, L’Œuf du Serpent se déroule sur fond de montée du nazisme et annonce les crimes que l’on sait, proche en cela de la série des Docteur Mabuse. Expérience démesurée, trouble et indélébile, c’est l’un de films les plus étonnants de son auteur.

L’Œuf du serpent ou l’exil d’Ingmar Bergman

La honte et le serpent

Début janvier 1976, deux policiers en civil débarquent au théâtre où Bergman travaille. Il est arrêté et interrogé ; son passeport lui est retiré, son bureau fouillé. Les médias ne tardent pas à s’emparer de l’affaire : Bergman est accusé d’avoir créé sa société de production en Suisse pour frauder le fisc suédois. Il risque deux ans de prison. L’affaire prend des proportions démesurées en Suède : les journaux gonflent les faits tandis que la population se divise en pro et anti-Bergman. Injustement humilié, le réalisateur est interdit de séjour sur son île de Farö et se fait hospitaliser pour dépression nerveuse. Le 22 avril 1976, il publie dans le journal l’Expressen un article qui fait l’effet d’une bombe : « Je quitte la Suède. ».

Bien qu’il soit totalement blanchi en 1979, Bergman vit plusieurs années dans l’angoisse et l’oppression. Exilé en Allemagne, il réalise en 1977 un film inhabituel, son premier entièrement tourné à l’étranger, sans doute le plus gros budget jamais mis à sa disposition. Malgré l’ampleur du projet, L’Œuf du serpent demeure une œuvre personnelle. Bergman va très loin dans l’exploration de la pathologie mentale en décrivant des personnages hantés par la persécution, convaincus d’un complot de grande ampleur. La noirceur du film ainsi que l’inquiétude communicative qu’il développe rappellent la situation du cinéaste. C’est peut-être dans la reconstitution de l’Allemagne pré-nazie que le cinéaste révèle le plus de choses sur lui-même. Adolescent, Ingmar Bergman avait fait un court séjour en Allemagne dont il était revenu transformé : « On ne m’avait pas vacciné en Suède contre l’idéologie nazie et tout en elle me parut admirable. C’était fascinant – du moins c’est ainsi que je ressentis les choses à l’époque. Il y eut, pendant mon séjour, un immense défilé et le Führer fit son apparition. Nous étions très près de lui : la fascination qui se dégageait de tout ce spectacle était hallucinante. Je suis retourné en Suède totalement converti au national- socialisme : je n’avais jamais rien vécu de tel. ». Mais le cinéaste ajoute : « Je m’en suis guéri plus tard. ». Lors de la découverte des camps d’extermination, Bergman fut soudain saisi de l’horreur commise par le nazisme : « Ce fut un choc émotif profond. Comme si j’avais découvert que Dieu et le Diable ne faisaient qu’un... Ce fut une expérience atroce. » Il se détourna volontairement de la politique pendant plus de vingt ans et s’interdit même de voter, estimant qu’il n’en avait pas le droit pour des raisons morales. Dès lors, L’Œuf du Serpent constitue un film bien plus personnel que ne laisserait croire son contexte de production. C’est une manière, pour Bergman, de régler ses comptes avec le nazi qui sommeillait en lui. Dans les sombres mésaventures d’Abel Rosenberg transparaît la culpabilité du réalisateur d’avoir succombé, à une certaine époque, aux charmes d’une idéologie monstrueuse. Le mal absolu, le « Serpent », est une entité perfide qui s’immisce chez l’homme par le moyen d’une fascination diabolique. Mais le lien avec la préhistoire du nazisme n’est pas suffisant pour résumer l’ampleur du propos de L’Œuf du Serpent. « Il s’agit de dire ce qui nous arrive à nous, ici et maintenant, et qui pourrait nous advenir demain. Voilà le vrai sujet du film : c’est presque de la science-fiction.» affirme Bergman en 1978, expliquant que, selon lui, l’être humain est une « malformation ». Ce pessimisme intrinsèque n’est pas sans rappeler les œuvres paranoïaques de Philip K. Dick, contemporain du film. Le cinéaste prévient d’ailleurs : « Mon film basculera dans une immense brutalité et la fin sera d’une puissance tragique inimaginable. ».

Zelig de Woody Allen - Zelig le citoyen spectateur - Par Jean-Jacques Moscovitz

Zelig noue le film et le personnage, le cinéma, la psychanalyse et la femme/le féminin, mais aussi le politique et l’histoire, histoire autant celle du cinéma, de l’Europe, celle des juifs, la folie Hitlérienne, et aussi celle des médias.

Au niveau du cinéma le réalisateur, c’est le héros, il nous pose la question du statut du spectateur que nous sommes chacun, il nous sollicite à réfléchir sur notre statut de spectateur.

En cette période où la Déclaration universelle des droits de l’Homme commémore ses soixante ans, le statut de citoyen s’efface aujourd’hui devant celui du spectateur et c’est peut être quelque peu un bien pour un certain cinéma mais c’est surtout un mal pour le citoyen…

Dans le livre que j’ai écrit « ‘’Psychanalyse’’ d’un président »1, avec des guillemets pour le mot président, il s’agit de Nicolas Sarkozy (Editions de l’Archipel, mai 2008), j’évoque à un moment donné que notre chef de l’Etat fait penser à Zelig le héros, de par l’usage kaléidoscopique de l’intime comme moyen politique. Où d’une certaine façon sans être aussi mosaïque, multiforme se reflétant dans un miroir tournant, convexe ou concave ou encore un miroir plan, le président Sarkozy -est-ce une qualité ?- pratique un usage de l’intime à des fins politiques, l’intime étant celui sur-montré en images à la télévision. Certes c’est en France mais c’est aussi valable pour d’autres pays, car Zelig tout comme un chef d’Etat n’est ni plus ni moins qu’un produit d’un système auquel il participe et il y participe par la réification du politique et également celle du psychique où la place du sujet de la subjectivité se perd.

Zelig montre notre culture de spectacle où nous vivons aujourd’hui, où Chaplin-Le Dictateur, comme Woody Allen-Zelig veulent être plus célèbres l’un que l’autre et surtout qu’Hitler lui même, comme les commentaires du Dictateur nous le font percevoir.

Le gigantesque montage filmique dans Zelig est celui du faux et du vrai documentaire, de la fausse et de la vraie fiction, du travail sur la pellicule pour la rendre identique à celle des années trente, et ce par des techniques très particulières décrites par des commentateurs comme Bernard Benoliel 2. Et ce pour nous montrer des images d’époque en « un comme si » quasi non repérable, alors que nous sommes en 1983, date de sa sortie.

Le statut de l’image nous met en travail au « Regard qui bat… », à Psychanalyse Actuelle depuis sa fondation en 1986, et également le séminaire « Image et psychanalyse » initié par Vannina Michelli-Rechtmann avec moi-même à Espace Analytique depuis cette année. L’usage et le mésusage de l’image sont montrés dans Zelig de façon telle que nous ne pouvons que nous y pencher pour la travailler plus loin encore.

Au niveau de la psychanalyse, Zelig-Allen formule une gigantesque demande d’analyse, pour signifier son symptôme.

Quel est il ? son narcissisme ? plaire, est ce un symptôme…? Dans son identification à un grand psychanalyste, Freud en l’occurrence, Zelig se décrit dans un travail avec lui pour dire sur un ton de sainte nitouche que le demande de pénis n’est pas que l’apanage de la femme mais aussi de l’homme, que la névrose hystérique peut très bien être masculine. L’action se passe en 1928.

Les trois identifications selon Freud et Zelig.

Il y a un chevauchement des trois identifications freudiennes :

- 1) hystérique avec l’imitation à différents personnages dont la liste est infinie mais en tout cas d’aucune façon face à une femme il ne peut s’identifier, mais seulement à des persona masculins. Et au féminin, rien ne peut lui permettre de s’y identifier, comme si la femme n’était pas dans la panoplie des personnes « spécularisables ; elles ne sont pas soumises à la castration, semble-t-il…

- 2) identification au trait unaire du signifiant. Là le signifiant serait celui de l’image comme trait pour plaire et user ainsi de son fantasme comme artiste et comme parlant, croisé au signifiant lié à la honte d’être juif. Mais c ‘est toujours pour le spectacle où la séduction est un mot très insuffisant, question structure ici

- 3) identification primordiale, celle dite au père et au père juif auquel Zelig fait allusion à propos de son père jouant fort mal Shakespeare en yiddish. Toujours plus mourant que la minute précédente….

Chevauchement des trois modes identificatoires tel que le regard est objet, certes, mais pour conquérir son propre Moi, celui de Zelig-Allen et aussi celui du spectateur, comme celui du citoyen, lui qui a payé son ticket d’entrée….

Le signifiant plaire est ici en première place, nous y reviendrons : il est en équivalence avec l’existence même du sujet face au surmoi qui le fonde.

Pistes psychanalytiques, tout y est à foison, la femme occupe une place centrale puisque c’est la thérapeute Eudora Fleshter jouée par Mia Farrow jusqu’à récemment l’épouse de Woody Allen. Précisément elle n’est pas spéculaire elle n’est pas spécularisable. Lors de l’entretien où une caméra cachée dans l’armoire filme une session pour être retransmise par un enregistrement magnéto à la façon très ancienne, le point pivot du transfert entre ces deux personnes se dévoile en ce sens que la femme vient à inverser la demande au moment où elle se met à l’imiter dés lors que Zelig flanche et semble enfin se confronter à son vide, son gouffre.

Mais en même temps chez elle cela enclenche du désir : cet homme a une place qu’elle lui suppose, celle de savoir sur elle ce qu’elle a à reconnaître aussi, soit qu’elle est sujet de sa féminité. Et du coup elle sort par l’amour envers lui du complexe maternel dans lequel elle était prise jusqu’alors dans l’idéal masculin que sa mère lui exigeait.

Elle devient d’ailleurs « femme » au moment où elle pilote l’avion pour s’évader de l’Allemagne nazie mais c’est lui qui doit prendre les commendes… Il pilote à l’envers sur le dos alors qu’elle vient de s’évanouir….

Cet évanouissement est notoire dans la mesure où il rappelle que Zelig est accusé d’avoir épousé quelques autres femmes, mais il ne s’en souvient pas car il était dans son fameux coma entre identification surinvestie et dés-identification brutale qui se traduit par ses disparitions inattendues apparemment. Dans ce fading du sujet tout en prise sur l’autre, il est aussi la proie au point d’avoir épousé ainsi plusieurs femmes à qui il aurait fait des enfants… D’où des procès qui risquent vraiment de lui coûter très cher, mais qui au demeurant signalent un enrichissement de sa célébrité… Perversion médiatique oblige.

Revenons à ce point pivot du transfert-identification : quand c’est la psychanalyste - façon 1930 made in USA- qui prend la décision d’imiter son patient, selon le scénario, soit selon le fantasme de Zelig-Allen, le héros se retrouve donc déchet, sujet évidé face à son gouffre.

D’où question : celle de l’imitation comme nouveau chapitre socio-politique de notre temps.

Entre image, pensée et parole, penser par l’image aujourd’hui fait place à penser par la parole. En effet comment s’entendre en l’autre aujourd’hui si le voir prend le dessus à ce point.

Où se voir dans l’autre devient prévalent par rapport à se penser dans l’autre par la parole.

Zelig, et le film et son héros, évoque une psychanalyse dont l’entretien serait infini, au point d’évoquer la phrase qui termine « Portnoy et son complexe » de Philip Roth quand son psychanalyste lui dit : « Bon Baintenant Dous Bouvons Gommencer». Accent freudien s’impose, tout le monde l’aura entendu. Et Steven Spielberg lui-même ne s’en prive pas dans « Intelligence Artificielle » (2001, scénario de S. Kubrick, c’est Pinocchio qui de nos jours ne deviendra plus jamais un être de chair mais restera machine comme nous tous), quand le robot enfant voulant retrouver sa mère, rencontre Freud le « Dr sait tout »… qui lui donne l’adresse de la Fée bleue….

Zelig, entretien préliminaire infini d’une analyse sans fin aurait en fait pour déroulement d’une cure enfin possible, le film de Lanzmann lui même. Curieuse association !

A savoir que l’incrustation dans la pellicule d’archive que Woody Allen fait par le personnage de Zelig pour s’immiscer dans l’histoire de l’Allemagne nazie afin qu’un juif puisse mettre à mal Hitler, le ridiculiser au moment où il va se moquer de la Pologne, qui est probablement le pays originaire de sa famille.

C’est là une traversée du fantasme qui lui fait opérer une sortie de sa fameuse hystérie qui l’obligeait à s’identifier à tous les autres comme semblables sans un lien à un Autre qui tienne. Cette kaléidoscopie mangeuse de ses semblables ressemble fort aux associations libres et aux fantasmes/fantaisies conscients qu’un analysant peut avoir sur un divan, quand il dit tout ce qui lui passe par la tête…

Traversée du fantasme, celui d’être l’objet de honte et de plaire à l’Occident chrétien pour en être la cause au point que l’antisémitisme en serait issu. Et aussi qu’un tel statut du juif cesse après la Shoah.

Cela évoque Yehuda Lerner comme le rappelle Benoliel dans le film de Lanzmann « Sobibor 14 octobre 1943 16h » (2001), qui relate la révolte du camp de Sobibor où Yehuda Lerner tranche la tête avec une hache à l’heure pile de 16h pour sauver sa peau et sauver bon nombre de déportés dans le camp. Il a 17 ans. Il se retrouve à la fin de so récit en place de déchet roulé en boule tel un fœtus, et cela rappelle Shylock le héros du Marchand de Venise, en place d’objet de cause du désir de l’Occident chrétien de l’époque

Le cinéma pour un réalisateur comme Woody Allen, c’est la vraie vie, la vie réelle n’est qu’un gouffre gigantesque et cela pose la question de l’usage du cinéma aujourd’hui comme septième art, mais aussi comme vie seconde, voire même avant la première.

Question de l’existence que la psychanalyse soulève dans son lien au le Surmoi collectif, au Kultur Uber Ich. Surmoi collectif dont le cinéma serait le lieu réel et privilégié pour nous montrer notre mode d’être et d’existence aujourd’hui. (à suivre).

Jean-Jacques Moscovitz

novembre 2008

1 «‘’Psychanalyse’’ d’un président »,aux éditions de l’Archipel (mai 2008) de Jean-Jacques Moscovitz et Yann de L’Ecotais « Le rapport au pouvoir d’un chef d’Etat devant l’étonnement d’un psychanalyste questionné par un journaliste politique » en a été la présentation à la presse.

2 Bernard Benoliel : « La vie à l'envers ou comment la remettre à l'endroit » in Jacques Aumont (dir.) : Les voyages du spectateur, Ed. Léo Scheer, 2004, p. 262.

Religulous (Religolo*) de Larry Charles - Le 21è siècle sera religieux et donc ne sera pas… Par Jean-Jacques Moscovitz

On a attribué à Malraux « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » La formule dure encore. De fait l’origine de cette formule serait venue des médias.

En tous cas rien de plus nécessaire dés lors que le cinéma se donne le droit souverain d’un abord qui lui soit propre. Il nous prie de nous appuyer sur un jeu de mots des plus incontournables de nos jours, voilà toute la portée -rien que ça !- du film tragi-comique Religulous(2008), Religolo en français, de Larry Charles, le réalisateur de Borat (2006), avec comme scénariste le grand comique US Bill Maher, ce « moqumentariste » number one in the world….

Il est fait d’une part d’interviews dont la teneur montre le tragique des déficits de pensée des représentants des 3 monothéismes. Et d’autre part ces interviews sont bien soulignées par des plans-extraits de films de fiction, de documentaires, mais aussi des JT. L’effet en est de nous rendre responsables de la façon dont comme spectateurs nous recevons les images, celles des violences religieuses, essentiellement islamistes. Ce qui nous renvoie à ce qui se passe aujourd’hui même au Moyen-Orient et qui remplit nos têtes télévisuelles avides d’images d’horreurs de corps d’enfants déchiquetés. Images que l’islamisme utilise comme armes, comme on le sait maintenant.

C'est que Bill Maher nous fait bien entendre que si « le XXIème siècle sera religieux-spiritualiste ou ne sera pas » cela a le sens inverse : le XXIème siècle sera religieux et DONC ne sera pas. Tant le fascisme-extrémisme islamiste nous entraîne vers des déflagrations mondiales. Le christianisme y est aussi montré mais ce n’est plus qu’un mauvais souvenir…

Reprenons la citation attribuée à Malraux à partir de l'éditorial de Frédéric Lenoir (in Le Monde des Religions - Septembre - Octobre 2005 ) : « répondant à une question envoyée par le journal danois Dagliga Nyhiter [de 1955] au sujet du fondement religieux de la morale, Malraux conclut ainsi sa réponse : « Depuis cinquante ans la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace [ il s’agit de la Shoah, mais aussi de la bombe atomique d’Hiroshima et de Nagasaki]. qu’ait connue l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux ». Malraux déclare aussi, toujours selon le même n° du Monde, que : « Le problème capital de la fin du siècle sera le problème religieux – sous une forme aussi différente de celle que nous connaissons, que le christianisme le fut des religions antiques ».

Oui, la psychanalyse réintègre depuis Freud, non seulement les démons dans l’homme, mais aussi les anges, au point que Freud aurait mérité d’être pris aussi dans le sérieux des mises en parole de Religulous, quel qu’en soit le risque de dérision qui s’y meut, car l’acte de Freud est le seul qui s’oppose à la religion depuis la Révolution française et l’instauration politique de la laïcité.

Oui, c ‘est un film sur le profond du psychique que seul, au cinéma, le comique transmet aussi bien, car Bill Maher ne se prive pas de démontrer que la foi sans la raison n’amène qu’au pire, que la Loi de l’âme prévaut sur la Foi, car elle nécessite quelque passivité, quelque féminité chez l’homme et chez la femme. Le film fait exploser la certitude de la foi sans cette Loi qui nous gouverne certes, mais qui appelle à l’étude, à la mise en question de nos certitudes fidéistes, de nos croyances en un dieu extérieur à soi.

D’où la fin du film où Bill Maher nous prie (sic) de faire place au doute, à une culture vraie du doute comme tel, et en ce sens ce propos rejoint celui de Freud. Car ce dernier nous le dit autant qu’il peut dans son « Avenir d’une illusion », celle de la religion contre laquelle il s’érige formidablement. Qu’après le triomphe de la magie, qui ne cesse de faire retour de nos jours, la Religion y a pris le dessus, puis au 17è siècle ce fut la Science qui devient le discours dominant, celui qui dure encore, mais à recevoir aujourd’hui bien autrement. Oui l’ami Bill nous le dit : apprenons à nous moquer de nous, à douter, ce qui en est la forme spirituelle la plus juste. « Sinon nous mourrons ! »….

Jean-Jacques Moscovitz

* Le site du film (USA) * Religolo sur Allociné

Entre les murs De Laurent Cantet - Par Cécile Cabantous

Babel et loin et la langue «officielle» au collège, la langue unique, le français, n’enserre pas harmonieusement le réel d’adolescents qui ne la maîtrisent pas. Que faire d’une classe qui refuse d’apprendre la langue dans laquelle sont dispensés les cours ? D’une classe qui renvoie Anne Frank - dont le prof de français tente de faire lire le journal en classe - au réel des expulsions d’immigrés ? D’une classe qui refuse d’apprendre l’histoire, ou à force de torsions du sens. Anne Frank est là mais rapportée au quotidien des expulsions d’enfants et aux frontières non élaborées entre les mondes et les langues, elle est donc là comme une histoire dont on a déformé le souvenir et qui se rapporte à d’autres types de rafles dans la réalité et l’imaginaire des ados. Mais comment parler d’une histoire à laquelle on ne s’identifie plus, à laquelle on ne s’est peut-être jamais identifié, d’une culture que ses parents ne maîtrisent pas et qui lie difficilement ensemble aujourd’hui des personnes qui s’y identifiaient auparavant. Le professeur d’histoire est plus démuni que son collègue de français, qui tente de leur faire apprendre mot à mot la langue, à défaut de phrases bien construites. Que faire donc ?

Eh bien, Bégaudeau emmène sa classe à Cannes. Pas directement, bien sûr. Il a fallu faire le livre, puis un film. Il a fallu transposer les mots en images, faire des élèves des acteurs, et reformer une classe pour les besoins du film, pour montrer à l’écran la réalité de cet «entre les murs» qui résume presque l’univers adolescent, tant la ville lui est hostile, tant les espaces pour se dépenser ou construire, exister en tant qu’adolescent sont d’accès limité, payant, complexe, dans un bâti urbain qui suscite plus de violences que de poésie. Où règne l’agressivité des rapports, pulsion de mort, dislocation, exclusions. Alors, emmener sa classe à Cannes, n’est-ce pas un projet pédagogique, en somme ? Un projet social et pédagogique en soi, quitte à se substituer aux programmes scolaires ? Raison sans doute pour laquelle le film suscite malaise et enthousiasme. Un malaise radical face à la négation des cours et des programmes, de l’effort d’apprendre. Ou un enthousiasme face à cette réussite qui, on ne le dit pas assez, «sauve» des élèves de l’horizon borné de leur avenir social, d’un futur sans espoir, d’une crise et d’une reproduction des classes sociales trop déterminée.

«Entre les murs» ne montre pas malheureusement la diversité des langues qui cohabitent dans cet espace où quasiment tous les élèves sont bilingues, quoique sans faire l’effort d’approfondir aucune langue. Bref, le réel du collège est celui d’une langue unique, par laquelle tout le monde en passe, à l’intérieur du collège, pour surtout se confronter, se toiser. Mais l’adolescence, le conflit avec l’autorité prennent ici une valeur toute autre. Celle d’une classe qui refuse d’écrire dans la langue de l’institution. D’une classe, de jeunes clivés peut-être dans leur identité, entre la langue des parents exilés et celle d’un pays qui a voulu croire que l’éducation passait par la culture, les grands textes, l’histoire, etc. Qui sait si à notre époque la langue des parents ne sert pas de refuge face à une crise du monde occidental ? Et la langue française n’est-elle pas en même temps la langue d’un Etat colonial, donc opprimant ? Toujours est-il que les valeurs se sont inversées. Le monde qui promettait aux parents des jours meilleurs, pour lequel ils ont un jour quitté leur pays et rompu leurs attaches, leur a permis d’échapper aux violences ou à la pauvreté, est devenu le lieu à contester, voire à fuir, un lieu dont on refuse les valeurs actuelles, comme si elles n’étaient plus en phase avec l’idéal qui a fondé l’école française et qui était source de motivation. On en refuse en bloc la culture, celle qui dans l’idéal humaniste permettait de former un homme bon, et de contraindre la violence.

Dur retournement pour le pèlerin de cette culture, pour le prof et, derrière lui, pour tous ceux qui sont attachés à cette culture. En conséquence, il ne s’agit plus d’éduquer, cette tâche impossible qui avait échu aux professeurs, il faudrait sauver de tous les mécanismes sociaux. Sauver de la pauvreté, sauver de l’échec, de la reproduction des classes. Et non plus seulement inciter à l’effort de bien écrire, au moins, de bien parler. Pour obtenir quel travail, quelle estime de soi ? Ce défi - sauver de l’inégalité, de la reproduction sociale, de la peur de l’avenir -, Bégaudeau l’a réussi en leur donnant un rôle à leur taille. Un rôle qui est le rêve d’une époque : jouer dans un film. Est-ce trop excuser ces élèves que d’évoquer la dure réalité sociale qu’ils auront à vivre en tant qu’adultes? Et peut-on leur en vouloir d’assumer le rôle que Bégaudeau leur permet de jouer à l’écran ? A l’inverse des fictions inspirées par la réalité, l’ambiguïté d’«Entre les murs» tient, elle, au fait que c’est la fiction qui est importée dans la réalité… Le rêve cinéma entre dans la vie de ces élèves, qui auront vécu cette expérience, et pas des moindres, de jouer dans un film. Et ainsi sortir du réel. Ils jouent, même surjouent leur propre rôle, non sans stéréotypes. Mais aucune classe n’est semblable et ne peut se réduire à ce cas de classe sans «tête de classe», qui ne permet pas d’avancer dans le programme scolaire. Au moins ces élèves auront-ils avec eux ce souvenir intense, souvenir de paillettes aussi bien, mais souvenir qui est un don, un succès, et le sentiment d’avoir volé à travers l’espace social. Sans compter que certains trouveront après cela quelque chose qui leur conviendra parmi tous les métiers du cinéma. Sans doute pas seulement celui d’être acteur, jeune premier d’un scénario contemporain, car la machine à produire du mythe est bien elle aussi une jungle.

Cécile Cabantous

Journaliste

Un Conte de Noël d’Arnaud Desplechin - Par Maria Landau

Il y a longtemps, je suis entrée par hasard un jour, pour voir un film, « La Sentinelle » , une histoire de frontière, de cadavres et de morts sans sépultures disait-on, et j’ai eu un coup de foudre pour ce film où les signifiants, la guerre froide, les camps de la mort, l’Europe comme un immense cimetière glissaient entre chair et peau, entre plans et déplacements. Alors j’ai vu tous les films d’Arnaud Desplechin ( sauf le premier »la Vie des Morts » je crois). Nouveau coup de foudre pour « Esther Khan », version courte, puis version longue ; une jeune fille très borderline, psychotique, venue d’un milieu prolétaire juif de Londres, devient une comédienne dans les théâtres populaires. Transportée, quand elle est sur la scène d’un théâtre, débile dans la vie quotidienne, elle fait une longue formation par la parole auprès d’un vieux comédien .Elle se « réveille « peu à peu d’une enfance incurable et pathologique, et guérit de sa débilité ou de sa folie, lorsqu’un homme la blesse enfin, avec la douleur d’un chagrin d’amour et de la perte qu’elle ne connaissait pas. Elle devient sublime dans le rôle d’Hedda Gabler, elle est devenue humaine, femme.

Dans un « Un Conte de Noël », il y a trop à dire. Prendre un bout, un fil, ou regarder tout, chaque détail, chaque invention cinématographique, les images ,les musiques ,les paroles, les références à d’autres films, à d’autres textes d’écrivains, à tous les sous-entendus et aux images à peine vues grâce un montage prodige. Dans le débat A. Desplechin nous a dit comment il construisait son film : les prénoms, Junon, Abel, Paul Dedalus, Joseph, qui traînent derrière eux toutes sortes de rêves. Les comédiens choisis pour toutes sortes d’affinité, qui rejouent souvent de film en film, et qui doivent habiter de façon absolument stricte les fantasmes du cinéaste. La prise de vue parfois extrêmement rapprochée, jusqu’à rentrer dans l’oeil, un corps à corps avec la caméra et l’acteur. La camera annonce la curiosité du cinéaste pour le dedans des corps, les cellules, les maladies du sang, les progrès incroyables d’une médecine qui introduit la moelle d’un humain dans l’organisme d’un autre humain, greffes de cellules, d’organes, qui vont coloniser, modifier le receveur, avec des effets psychiques inconnus. ( lire le livre de Jean-Luc Nancy » L’intrus », le livre tout récent d’un couple de chercheurs, Christian et Olga Baudelot, « Histoire d’une Renaissance »)

On est bousculé entre le merveilleux des contes de fées et des mythes, et la triviale cruauté, le Réel disons-nous en psychanalyse, de la science médicale, du jeu de la vie et de la mort. . Sauver en tuant, ou tuer en sauvant, pile ou face. Ne jamais vouloir en médecine, abandonner la partie, ou accepter la mort. Croire qu’on est immortel dans son corps, dans ses cellules. Et pourtant là comme dans l’amour, on ne gagne jamais.

Arnaud Desplechin nous adresse comme dans une lettre de cinéma ses interrogations favorites , le père, la mère, la horde des enfants et petits-enfants, la transmission de génération en génération des signifiants qui font cette famille, avec lesquels chacun doit se débrouiller plus ou moins bien et qui construisent un monde de cinéma. Le cinéaste veut aller » voir » jusque dans les cellules comment ça marche ?

Pourquoi la mère dit » détester » ce troisième enfant ? Un fils, fait si j’ai bien compris pour sauver la vie de Joseph, le premier né ; horrible dictat de la médecine, où l’on dit aux parents de faire un enfant dont les cellules pourront peut-être sauver celui qui est malade. Le fils » détesté » ne peut que répondre en miroir et dans le miroir, dès le plus jeune âge, à ce regard de non-amour de sa mère sur lui. « Moi non plus je ne t’aime pas » dit le fils en sanglotant. En fait c’est tout le contraire, c’est celui là qu’elle aime le plus, le seul qui lui fait ressentir une véritable passion à l’envers et inconsciente. Sa fille Elisabeth, son porte parole l’exprime, sans savoir de quelle mission elle est chargée, dire l’amour inversé de la mère . Elle fait en sorte que ce fils là soit « banni » Et si elle ne comprend pas ce qu’elle a perdu, quel est ce deuil qu’elle transporte, c’est qu’il s’agit d’elle, elle même, vivant et incarnant le désir froid de sa mère. A la troisième génération son fils Dedalus délire.

Junon, une mère, femme froide, narcisse que le cinéaste ne cesse de filmer sous tous les angles, ressent enfin quelque chose, une forte aversion pour Henri, manifestation retournée de sa passion d’amour. Pour lui ; c’est cette violence inconsciente de la mère qui rend l’enfant monstrueux. Il ne lui reste en effet, qu’à répondre à plein a ce curieux désir qu’elle a pour lui. Il lui fournit ce qu’elle attend.

Ne croyez pas que je suis en train de clouer au pilori les mères insensibles, après tout il y a aussi la psychanalyse pour se sortir de cette situation, les fils malheureux.

Le retournement final de la greffe médicale est la signature dans les corps de cette histoire d’amour, celle de la mère et de ce fils-là, un lien impossible à dénouer et qui ira jusqu’à la mort.

« Un Conte de Noël » est un film qui part du dedans des personnes et explose dans leurs gestes et paroles. A.D. n’a pas de fausse compassion ou d’intérêt affiché pour les pauvres et les malheureux, il ne fait pas du cinéma « social »( ce qui ne dit rien de ses engagements dans le monde). Il suit et explore ce qui profondément le retient captif et le fait désirer, désir de créer ce film. Il dit une fois le film terminé qu’il y a des choses dedans qu’il ne comprend pas, des choses de lui, que ses acteurs, en somme, lui ont renvoyé. D’ou son intérêt comme chez beaucoup de grands cinéastes d’entendre, lui revenant du dehors (dans la parole des spectateurs) ce qu’il a bien voulu dire. Attendons la suite.

Maria Landau

Shoah : Le cinéma et la Shoah - Par Maria Landau

Shoah: Titre du film de Claude Lanzmann qui a permis une première et intime symbolisation pour chacun des spectateurs qui l’ont vue, puis un savoir et une transmission dans le collectif.

En 2003, les membres de l’Association Psychanalyse Actuelle décident avec un certain enthousiasme de projeter un film par mois dans une salle de cinéma à Paris. » Le-regard-qui-bat, » il s’agit du battement de la pulsion, et du mouvement du désir , à l’œuvre dans le travail créateur du cinéaste et aussi pour le regard du spectateur qui reçoit l’œuvre du cinéaste. Freud propose le concept de sublimation, expression de la pulsion érotique quittant le sexuel pour s’investir dans l’art, dans la création en nous donnant une représentation toujours en avance sur nos pensées propres sur un évènement, une histoire: émotions esthétiques qui se transforment en un acte politique. Les artistes nous enseignent. Nous avons invité les cinéastes à nous parler du long processus de création, lire le désir qui les conduit, l’expression du monde qu’il représente, et parfois avoir accès au Réel qui les dépasse, les traverse, comme nous le faisons dans les séances du Regard qui bat. Assez vite un certain nombre des œuvres des cinéastes nous ont paru être les passeurs, parfois à leur insu, de ce nouveau regard sur le monde. Il y a le regard d’avant et celui d’après. Comme dans le corpus de la psychanalyse, l’après ce sont les écrits de Jacques Lacan qui fixe son regard sur ce qui dans l’œuvre de Freud dévoile « la pulsion de mort à l’état pur », et décrit les jouissances mortifères qui ne sont pas entrées dans la symbolisation du langage et qui nous rendent les évènements récents opérés par le nazisme, les meurtres de masse, les horreurs des déportations, impensables, inexplicables, irreprésentables. Sauf à nous identifier à ces masses de cadavres, à ces » déchets » et à nous plonger dans une mélancolie qui tue la vie et la pensée, fantasmes que la psychanalyse doit déchiffrer, en analyse au un par un. « Fin de deux mille ans de civilisation » écrite Imre Kertesz, dans son discours du prix Nobel, qu’il combat par l’écriture et la dérision, en nous disant qu’il n’y a pas d’après Auschwitz, qu’Auschwitz est toujours là, que c’est cela notre monde actuel. Comment faire progresser notre pensée , y a-t-il après ces questions nouvelles sur la radicalité du mal un ré- aménagements de nos concepts de travail, voilà pourquoi ce colloque et aussi ces films et ces réalisateurs qui sont venus nous parler. L’association Psychanalyse Actuelle déclare lors de sa fondation en 1987, « depuis son début, la psychanalyse est actuelle, du fait de la dynamique du refoulement (qui fait qu’elle revient toujours quand on l’interroge dans la cure). En est-il de même pour l’horreur des camps et de ses millions de victimes », le rapport du collectif au singulier s’en trouve-il modifié ? »voilà les questions que nous nous posions. Autrement dit y a-t-il un refoulement possible pour ces évènements criminels un oubli qui serait le gage de leur inscription dans l’Inconscient ? Les œuvres des cinéastes nous apportent tout leur concours pour le cheminement de ces réflexions. Je reprends ici avant de laisser la place aux trois cinéastes qui ont bien voulu venir parler avec nous, les balises qui font histoire, histoire du cinéma. Shoshana Feldman psychanalyste américaine qui a participé aux enregistrements de témoignages de déportés à Yale écrit » le génocide nazi fut essentiellement une attaque historique contre l’acte de vision ». Et J-L Godard ne cesse de déplorer que le cinéma né en même temps que la psychanalyse et que Freud, et qui tint une si grande place dans la propagande nazie, n’ait pu par les films prémonitoires annonciateurs (comme Le Dictateur et d’autres) empêcher que cela arrive. Il écrit que l’Histoire et l’histoire du cinéma sont organiquement liées et que dans les images d’après guerre, pour chaque cinéaste, il y a les images d’actualités des cinéastes britanniques et américains de l’ouverture des camps, images que chacun d’entre nous d’un certain âge a reçues et qui lui ont été transmises de gré ou de force. Suzanne Sontag, photographe américaine, écrit dans son livre « On Photographie » : « rien de ce que j’avais vu dans des photos ou dans la vie réelle ne me frappa jamais aussi profondément (elle avait douze ans) lorsque j’ai regardé ces photographies, quelque chose s’est brisé, une limite avait été franchie et pas seulement celle de l’horreur…). Elle est devenue un célèbre photographe.

Restaurer la vision ? Être passeur des images ?

Pour nous enfants et adolescents de l’après, un film marque cette limite brisée, c’est « Nuit et Brouillard »film premier. Depuis son apparition en 1956 plusieurs lectures et relectures en ont été faites. Je vous renvoie au livre de Sylvie Lindeperg « Nuit et Brouillard, un film dans l’histoire » chez Odile Jacob, remarquable travail sur le film, sur les archives, sur la représentation de la Shoah au cinéma, sur l’énorme mobilisation que déclenche un film d’une telle importance.

La projection de ce film a été quasi obligatoire pour les enfants français et allemands dans les années qui suivirent sa réalisation. Vision traumatique et inoubliable, impossible à refouler, impossible à quitter, qui a inscrit les enfants que nous étions dans une terrible déréliction et culpabilité concernant les camps, dont nous ne pouvions rien faire sauf aller sur un divan.

Alain Resnais, Olga Wormser historienne, Jean Cayrol concentrationnaire et poète qui écrivit ce commentaire de désespoir et Hans Eisler musicien de l’Allemagne d’avant-guerre réfugié aux Etats-Unis pendant la guerre et venu d’Allemagne de l’Est pour écrire cette musique, la version allemande du commentaire fut réécrite par Paul Celan. Il y a beaucoup de choses à dire sur ce film unique. Je cite la dernière phrase du commentaire qui indique comment en 56 on pouvait parler des camps.

»Il y a nous qui regardons sincèrement les ruines, comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »

Comment sortir de ce film pour n’en garder que l’extraordinaire message poétique et politique ?

Parmi les cinéastes français, un certain nombre au cours de leur trajet ont affronté frontalement ces images et ces questions.

Claude Lanzmann qui en 1985, trente ans après Resnais, après un travail de 11 ans pendant lequel il fait un travail d’une rigueur impitoyable pour que « les images disent la vérité « et s’il a interrogé les rescapés de zondercommando c’est » pour donner la parole aux morts » . Les nazis ont voulu effacer les traces, détruire même les cadavres, il n’y aurait plus rien, plus de tombes pour les enfants rescapés où ils pourraient pleurer leurs parents. Tout était mis en place pour qu’ arrivent les négationnistes. Claude Lanzmann n’a pas voulu faire resurgir les images de la mise à morts des juifs dans la chambre à gaz, images qui n’existent pas . Il a fait resurgir les images qui manquent, qui n’existe pas autrement : par le récit, par la parole. (comme dans l’admirable film d’Emile Weiss). Filmer Treblinka le lieu imaginairement le plus in filmable et irreprésentable en montrant l’image d’une prairie, de quelques arbres et de quelques cailloux, et le récit de ce qui s’est déroulé dans ce lieu paisible, qui a été plus épouvantable que l’enfer lui-même. Faire de ce film un objet regardable qui détruit au fur et à mesure l’horrible jouissance de ce qu’il y a de plus horrible dans l’homme en proie à la pulsion de mort et en donner un récit qui entre dans la langue, qui débarrasse les vivants ou les survivants du sentiment qu’ils ne pouvaient que faire partie des victimes, séparer les victimes des bourreaux (comme le dit J-J Moscovitz) .

D’autres cinéastes ont apporté leurs créations et leur propre et nécessaire travail. Et tout d’abord nos invités, et puis des cinéastes comme A. Desplechin, A Despallière, Max Ophuls, Marcel Hanoun dans un film de 1966 mal connu « le procès de Karl Emmanuel Jung » et il écrit que le cinéma a changé. Il propose une équation qui s’écrirait : écran=caméra=auteur=spectateur=film, instituant le spectateur comme celui qui sera responsable éthiquement et politiquement du film qu’il regarde.

Maria Landau

Anna M. ou chute de l’amour comme hypothèse - Par Jean-Jacques Moscovitz

Trois plans-séquences sont ici à considérer :

- la fin du film et ses images bucoliques,

- la séquence dans le métro et l’indicible non rencontre avec La Femme pour une femme,

- la première image sur la cicatrice de la cuisse d’Anna M.

Tout le monde, avec l’amour, a des questions ; ‘normalement’ chacun pense à la perte de ‘l’hypothèse amour’, notamment avec celle du désamour, qui peut surgir en soi, et fait limite à l’amour face à l’infini de l’amour qu’on ne peut percevoir, supposer présent que chez l’Autre. Là, au contraire, dans ce film, il y a une certitude acharnée, ardente, d’être aimé(e), parce que c’est sans partage. Anna M. nous révèle cette part de nous-même qui n’a pas cette certitude là.

Un gros plan montre le départ d’une telle certitude de l’amour, c’est une caresse sur la cuisse gauche d’une femme, elle a été opérée après une tentative de suicide, il en reste une immense cicatrice.

Nous savons, la psychanalyse le dit, que la cicatrice est le mode de guérison d’un accès psychotique. Mais ici il ne s’agit pas d’un film américain où la mort guette à tout instant. Ici, comme le veut Michel Spinosa, le réalisateur, il s’agit de tout autre chose. Il a lu Freud, Lacan et d’autres auteurs sur la question de la jalousie féminine dans l’amour où apparaît tout un jeu de lettres sur Anna, on pense à Anna O. ici c’est M. comme le M de ‘aime’ de l’amour du cas Aimé.

Dans ce film a lieu un jeu extraordinaire d’acteurs, celui d’Isabelle Carré et de Gilbert Melki. Où le désir de vérité se confronte au désir d’amour donnant au spectateur l’occasion d’être aussi dans cette logique du désir infiniment humain au-dedans du psychique.

L’action se passe dans -elle est- un délire amoureux, nous sommes dans ce délire même, et non pas extérieur, dans l’approche clinique.

Il s’agit d’une logique grammaticale forte. Ainsi serait-il dit, « il m’aime », avec cette certitude acharné et ardente qui ne peut se supporter d’aucune perte, d’aucune pause d’un savoir qui serait conflit, la certitude est ici totale. Le « il m’aime » est sous tendu d’une certitude entière au niveau conscient, et qui doit certainement avoir son pendant au niveau inconscient. Au niveau conscient, ce n’est pas lui que j’aime, serait-il dit pour suivre Freud, c’est elle parce qu’elle m’aime. Et le « c’est elle » ne peut pas être suivi de la phrase explicative, genre « c’est Elle que j’aime ».

Car l’inconscient retient méconnu le « j’aime une femme », qui n’accède pas à la conscience, c’est impossible à accepter, proprement irreprésentable. C’est structural, ombilic même du psychique d’Anna M. qui est le lieu dans le monde d’un tel amour aussi certain. « Il m’aime » est sa certitude aussi forte que le ciel tout entier, ce ciel est montré souvent dans le film.

Deuxième série de choses. Le docteur Zanewsky est/a un nom à coucher dehors, elle le lui demande en chuchotant après la caresse « médicale » de ce bon Dr qui lui a fait vraiment un formidable boulot: C’est un nom russe comme celui de ma mère russe, il répond évasivement, un oui peut-être.

Nom à coucher dehors au sens propre, puisqu’elle va dormir dans une gare, dans la rue.

Apparaissent des analogies assez particulières avec l’aspect bucolique des contes pour enfants que l’on retrouve dans le roman du cas Aimé de Lacan « Le détracteur ». C’est ici l’index d’un mot qui évoque la projection non pas au sens cinéma mais au sens psychotique.

Dans la thèse de Lacan, ce qui surgit surtout à propos de ce roman « Le détracteur », dédié à son Excellence Royale le Prince de Galles, nous sommes en 1932, c’est cette absence de conflit. Cf pages 181-182, au chapitre 1 « Le Printemps », ici l’action se passe dans le Nord Est de l’Aquitaine, tout comme dans le film où cela se passe dans le Parc de la Vanoise.

Contes d’enfants et aspect bucolique, des images se rejoignent, Aimé écrit, elle songe au fiancé inconnu de son héroïne, « ah s’il y en avait un qui donnerait ses yeux et ses pas pour elle. Elle le demande tout haut, elle y pense, elle le voudrait. Il ne me poserait pas de questions que s’il connaît les réponses. Il n’aurait jamais un mauvais regard. Je me reconnaîtrais dans son visage car ceux qui s’aiment se ressemblent. Et ainsi les pensées farouches, fortes, jalouses, tendres et joyeuses, toutes vont à lui ou viennent de lui ».

Ainsi, une absence totale de conflit, s’inscrit dans une cohérence apparente car les fonctions intellectuelles sont intactes et utilisées pour différentes raisons, notamment pour construire des images idéalisées d’elle-même, pour avoir une conception d’elle-même comme sujet, qu’elle a au niveau conscient, mais qui au niveau de l’inconscient dans cette paranoïa lisible dans la grammaire freudienne se joue tout autrement.: c’est là le noyau central du délire paranoïaque.

Freud, sa lecture, sont ici présents avec sa grammaire du délire de persécution autour de sa fameuse formalisation « moi un homme j’aime un homme » dans son commentaire des « Mémoires du Pdt Schreber » pages 308 et sq in les Cinq Psychanalyses, éd. les Puf, et cf ici in annexe un résumé)

Dans tout cela, existe une sorte d’éthique radicale, de l’ordre d’une représentation d’une logique forte, pour donner une image à l’autre qui soit telle que la manifestation de l’amour est d’une si grande intensité que nous assistons à une formidable prestation d’Isabelle Carré quand elle nous adresse, à nous spectateurs mis en place du psychiatre, lorsqu’elle développe, dans une plaidoirie d’acteur éblouissante, le thème célèbre de « l’amour est-il donc un crime ?».

En fait, Anna M. recompose par ses propos dissimulateurs -une merveille du genre- les puissances de sa pensée au fur et à mesure de son délire d’amour, où justement l’amour ne peut pas être celui venu de l’extérieur, alors que tout porte à croire qu’il ne s’agirait que de cela pour elle. De fait, il s’agit bien de « ce quelque chose » qui fait mystère dans le film, reste ‘totalement’ interne, sans lien avec l’extérieur, comme si l’objet aimé depuis l’extérieur était un simulacre, une pure fiction, un moyen pivot, pour que justement n’existe que l’endo-psychique qui alors s’ignore comme tel.

L’amour qui pourrait être apparemment venu de l’extérieur n’a lieu qu’à l’intérieur, pour suturer un gouffre gigantesque sur une homosexualité primaire, littéralement dévastatrice si elle venait à être consciente. D’où le fait qu’il n’y a ni perte ni conflit mais une immense cohérence, celle dite paranoïaque, celle juste à côté d’un jugement où ni bien ni mal ne sont dialectisables, ni aucun autre jugement de valeur.

Ainsi la question de l’amour dans ce film est-elle posée de façon radicale. Nous sommes renvoyés à notre appétit de certitudes. Et l’on revient ainsi à cette cuisse caressée sur cette cicatrice par ce médecin qui a réussit son travail formidable de chirurgien, mais qui ne se rend pas compte dans toute la largeur de l’écran qu’il est en train de produire une caresse érotique qui lance un délire, probablement un de plus pour l’héroïne du film, un immense délire, très douloureux et qui nous met au parfum de cet amour dans sa certitude.

Revenons aussi au transfert sur le nom, Zanewsky, nom russe, dit-elle, comme ma mère. En fait c’est bien d’une homosexualité féminine psychotique dont il s’agit, que l’on perçoit très bien dans le plan où l’héroïne, Anna, s’avance dans la station de métro alors que Marie, la femme du docteur Zanewsky, est là, l’héroïne vient derrière elle pour lui mettre la main juste pour effleurer son dos comme si elle pouvait être elle, sans aucun mot, et puis la caméra passe de l’autre côté du métro, sur l’autre quai, où l’on voit, à travers le métro passant, les 2 femmes dont l’une pourrait fusionner avec l’autre. Aucun mot, mais des images, seules, celles qui montrent bien cette dimension homosexuelle psychotique qui voisine avec l’idée de crime imminent que se fait le spectateur : elle aurait agi, elle va le faire, oui, elle poussera cette femme, faire un attentat contre elle. Afin, c ‘est le nœud de la vie psychique d’Anna M., supprimer toute idée de l’existence de cette homosexualité et donc que celle-ci puisse jamais effleurer sa conscience.

Nous sommes dans une analogie d’Anna et de l’Aimé de Lacan. L’amour du nom, l’amour de la lettre, l’amour des mots jouent à fond dans cette dimension psychotique de l’amour. C’est cette mystique de l’amour que l’on retrouve à plusieurs reprises, ce tableau d’un’ couseuse à la robe rouge dont on perçoit très bien son rôle de nous assurer qu’il s’agit aussi de mystique qui ici se suture dans une certitude encore plus forte puisqu’il s’agit de l’amour de Dieu.

Dans la thèse de Lacan le passage du « Le détracteur » montre le côté bucolique où le vécu délirant de la patiente est cicatrisé mais reste au premier plan. Le film lui aussi est construit pour que l’on voie que son regard batte, regarde depuis ‘l’intérieur’ de l’héroïne, où elle voit le monde : sans aucun conflit.

C’est bien cela qui est montré au point que, quand un couple passe dans ce parc de la Vanoise où il y a très peu de monde, ce couple qui se présente, c’est bien sûr Zanewsky et sa femme, parce que ce couple elle le voit partout. Chacun d’entre nous qui a été un jour jaloux sait cela.

Mais ici les mécanismes psychanalytiques ou psychiatriques selon l’option que l’on choisit, de projection, de narcissisme, de libido, de régression, de phantasme, de symptôme de refoulement montrent une chose : cette sorte d’abolition du dedans, de l’idée même qu’il puisse y avoir un amour homosexuel qui tienne au dedans, il ne peut que tenir au niveau conscient, et donc il ne peut revenir que du dehors.

Il n’y a pas de reconnaissance de la dimension inconsciente sinon une immense douleur dont nous sommes témoin. D’autres films évoquent cette dimension d’amour aussi « néantisant » : Un frisson dans la nuit, L’histoire d’Adèle H., Liaisons fatales, A la folie pas du tout. Et maintenant Anna M. ….

Ce film de Michel Spinosa est à voir et revoir pour qui sait combien les forces de notre psyché sont immenses et toujours pleines d’énigmes, en tous cas pour un cinéaste, un psychanalyste, un vivant questionné par l’amour…

Jean-Jacques Moscovitz

Annexe

Approche de la formule de Freud « Moi, un homme, je l’aime, lui, un homme ». Premièrement : dans le délire de persécution, le persécuteur est un homme anciennement aimé, je ne l’aime pas, je le hais au niveau inconscient. Et au niveau conscient, cela devient par le mécanisme de la projection, comme si tout venait de l’extérieur et donc qui serait pour cela conscient et ainsi supportable : je le hais parce qu’il m e hait et me persécute.. Il s’agit là de l’inversion du verbe. Avec l’érotomanie, cela devient : ce n’est pas lui qui est pris en compte, c’est elle que j’aime, parce qu’elle m’aime, avec inversion de l’objet. Troisièmement, dans le délire de jalousie – alcoolique classiquement chez l’homme dit Freud –il y a chute des sublimations et levée des inhibitions au point qu’apparaît l’inconscient : mais néanmoins le « ce n’est pas moi qui aime un homme » reste inconscient, et devient au niveau conscient « c’est elle qui l’aime parce qu’elle aime tous les hommes », que le moi, le moi-même est tenté d’aimer.

Délire de jalousie côté femme, ce n’est pas moi qui aime la femme au niveau inconscient, devient au niveau conscient : c’est lui qui les aime, parce qu’il les aime toutes, et d’autant plus si elles ressemblent à des personnes âgées telles que ma mère quand j’étais enfant. Ainsi, dans le délire de persécution y a-t-il inversion du verbe, dans le délire de l’érotomanie inversion de l’objet et dans le délire de la jalousie inversion du sujet. (Plus enfin une quatrième forme de non-recevoir au niveau conscient surgit dans cette logique : « moi, un homme, j’aime un homme », devient moi j’aime personne, je n’aime que moi, c’est la mégalomanie, le délire de grandeur). Peut-être ces trois formes cliniques d’inversion du verbe, du sujet, de l’objet, se retrouvent-elles en intensité différente dans le vie intérieure d’Anna M.

Secret Sunshine - Ombres et lumières de la castration - Par Richard Abibon

Secret sunshine : ce titre est la traduction anglaise du nom de la ville de Corée où ça se passe : Myriang, où nous parvenons en même temps que l’héroïne, pendant le générique. Nous apprendrons plus tard que ce nom écrit en caractère chinois signifie : secret ensoleillement. Je considère ceci comme une métaphore de la question de la représentation, question humaine par excellence, et seulement humaine, car nous sommes les seuls être parlants. La représentation suppose le meurtre de la chose (expression que, avec Lacan, j’emprunte à Hegel), car la représentation de la chose n’est pas la chose. La représentation permet de parler de la chose en l’absence de cette dernière : on ne la voit pas et pourtant, avec la représentation (un signifiant, ou une lettre) elle est là en effigie. La castration va donc faire office de représentant privilégié de cette question, car le corps des être parlants est divisé en deux : il y a ceux sur lesquels on peut voir un sexe, le phallus, et celles sur lequel on ne le voit pas. L’expérience analytique nous a permis d’entendre que la première réaction de l’enfant à cette différence se présente sous cette forme de l’avoir ou pas. Sur le ventre de la femme, on ne le voit pas : le phallus fait référence, parce que chez les garçons, il se voit. Ça se traduit donc en termes de castration : pour les uns, c’est une menace : ils l’ont, mais ne sont pas sûrs de le garder, car d’autres ne l’ont pas, c’est bien qu’on leur a coupé ; pour les autres, si elles ne l’ont pas c’est qu’on leur a coupé ou qu’il va pousser, puisque d’autres l’ont. Un dialogue dans une pharmacie va nous éclairer sur la portée de cette question dans le film. Pour convaincre l’héroïne de l’existence de dieu, la pharmacienne lui fait valoir que le rayon de lumière, là, on ne le voit pas, mais il est là. Et Shin-ae de lui répondre que là, non, il n’y a rien. Au début du film, juste avant ce générique où l’on arrive à Myriang, notre héroïne, Shin-ae, tombe en panne. Dans l’attente du dépanneur, isolée avec son fils dans la campagne ensoleillée, un jeu curieux se développe entre June (6 ans) et elle. D’abord il boude, ne veut pas sortir de la voiture. Alors elle le prend dans ses bras, le tient contre elle les genoux repliés dans ses bras, comme s’il était encore en position de fœtus. Elle le secoue un peu, et à chaque secousse, il glisse un peu le long de son corps. « Je te laisse tomber ? » demande-t-elle alors, faussement sérieuse. Je ne sais si le coréen comporte la même ambiguïté que l’allemand, lorsque Freud nous pointe, dans le cas de « la jeune homosexuelle », le double sens de sa tentative de suicide : elle se jette d’un pont, Niederkommen, ce que traduit l’expression française « mettre bas ». Cette expression conjoint la naissance et la mort, et c’est bien ce qui est mis en scène par le réalisateur coréen. « Je te laisse tomber », oui, il a bien fallu en passer par là pour qu’il naisse, cet enfant. Et en même temps, lorsqu’elle achève de le laisser glisser le long de son corps, il se laisse choir sur la route et ne bouge plus, les yeux clos. Il fait le mort, comme si sa mère l’avait laissé plus que tomber. Nous prêtant les yeux Shin-ae, la caméra nous montre alors le petit corps étendu sur l’asphalte : l’ombre et la lumière le coupent en deux, la limite passant exactement au niveau de son sexe. L’ombre est dans le haut, la lumière dans le bas : secret ensoleillement, lumière sur le secret de la castration. Nous le verrons à bien d’autres détails du film : l’enfant est toujours en position de phallus de la mère. Dans son ventre, il vient combler un vide, et lorsqu’il « tombe », c’est une naissance vécue comme une castration, une perte aussi terrible que la mort. Shin-ae va aussitôt conjurer ce spectre alors que, un moment après ils contemplent tous les deux une riante petite rivière : elle le prend à nouveau dans ses bras le serre très fort, disant comme par jeu ou preuve d’amour : « on est collés ! » Arrive le dépanneur. Un souriant mais timide brave homme qui lui remet sa voiture en route ; c’est déjà une métaphore de la fin du film, toute l’histoire de ce dernier étant une panne, débouchant sur un dépannage assuré par le même homme, mais plus dans le même domaine. Comment c’est, Myriang, lui demande-t-elle ? Comme partout, dit-il. Et lui, il est comme tout le monde. C’est bien pour ça que cette histoire est exemplaire. Peu à peu nous allons apprendre que Shin-ae est venue à Myriang pour y recommencer sa vie, son mari défunt étant originaire de cette ville. Elle-même n’y était jamais venue. C’est comme si elle venait chercher là un rayon de soleil à l’ombre de son mari, le père de son enfant. Elle-même n’a pas été sans problème par rapport à son père, nous le verrons plus tard. Shin-ae a abandonné une carrière de concertiste dans la capitale pour accepter de ne vivre que de leçons de piano. Son dépanneur vient la voir régulièrement, avare de mots, mais riche de sourires. Elle fait aussi la connaissance du professeur d’éloquence qui enseigne à son fils comment parler en public. Ce dernier à une fille adolescente qui, apparemment, ne file pas droit. Rentrant chez elle avec son fils, elle se fait interpeller par la pharmacienne, qui tient boutique en face de chez elle. Elle a appris son « malheur ». Elle pense que dieu peut faire quelque chose pour elle ; c’est là que prend place la fameuse scène du rayon de soleil. Or c’est justement cette conversation qui va définitivement assombrir sa vie. Détournée de son chemin par les appels de la pharmacienne, elle a laissé son fils dans la rue ; le temps de la conversation, elle l’a un peu oublié. Et puis, pas convaincue du tout par le prêche de la zélote, elle cherche son fils… il a disparu. Il s’avère qu’il a été enlevé. Une voix au téléphone la fait chanter ; elle doit vider son compte en banque. Mais on ne lui rend pas son fils. La police retrouvera le cadavre quelques temps plus tard au bord d’un étang. Sa douleur est immense. La pharmacienne lui ressert son prêche. Paumée, elle tente cette fois l’expérience d’aller à l’une des cérémonies du temple. Et, miracle, elle en vient à la foi. La voilà partageant toutes les activités de ces adventistes à la religion démonstrative, qui prient collectivement à grand renfort de chants et de transes collectives. Elle oublie son chagrin, retrouve le sourire, et souhaite pousser son engagement jusqu’au bout : pardonner à l’assassin de son fils qui a été arrêté entre temps et qui purge une longue peine de prison. Tout sourire, elle se rend à la prison avec des fleurs pour l’assassin. Elle lui explique qu’elle va mieux parce qu’elle a trouvé la foi. Alors l’autre lui répond que ça tombe bien, lui aussi. Il s’est converti, et dieu lui a pardonné. Elle reste sans voix : dieu lui a coupé la parole, elle n’a même pas pu prononcer son pardon. Elle comprend alors que tous les discours idéalistes qu’elle entendait et qu’elle reprenait ne sont que mensonges. Ils ne font que dissimuler la lourdeur de la réalité. Elle le dit à ses coreligionnaires, et, leur tournant le dos, elle se dirige vers sa cuisine où elle pousse un cri d’horreur : il y a un ver dans son évier. Ce ver, ce cri, font remonter son épouvantable chagrin, qui n’était que masqué par les sourires, les chants et les prières. Elle a retrouvé sous la forme phallique du ver l’horreur de la castration, jouée avec son fils au début du film, devenue réelle à cause d’un assassin. Alors elle n’est plus que corps rompu de douleur, partant à la dérive. Il en est de dieu comme du phallus et comme de l‘enfant. Il est là ou il n’est pas là, c’est selon. On le voit ou on ne le voit pas, mais ce qui est sûr, c’est qu’il n’a pas de meilleure représentation que dieu, qu’on ne voit jamais, mais dont les religions parlent tout le temps, finissant par rendre sa présence palpable, comme le phallus féminin. Surtout si elles ont des pratiques de transes collectives comme les adventistes. Et l’enfant, ce phallus féminin par excellence, en est un témoignage vivant… tant qu’il reste en vie ; c’est pourquoi il n’y a pas de douleur plus terrible pour une femme que la mort de son enfant.

La parole met aussi en œuvre cette fonction de représentation : en en parlant, on peut faire venir là, dans la conversation, tout ce qui n’est pas là : les légumes dont le prix a augmenté, dieu, le père mort, les injonctions de la maîtresse, le clef perdue, l’enfant mort, les impôts, le phallus absent de la mère. Si on vous coupe le phallus en vous retirant un enfant et si, en plus, on vous coupe la parole, que vous reste-t-il ? Même pas une image du corps ; même pas quelque chose de regardable dans un miroir.

A moitié délirante, dérivant dans les rues, la nuit, Shin-ae ânonne des propos apparemment incohérent : tu m’as enfermé dans la salle de bain, tu me tapais la tête avec une cuillère… on comprend qu’elle parle de son père. Que s’était-il passé dans son enfance ? Quel traumatisme ancien, mettant en jeu son père, sa détresse fait elle remonter ? Qu’était-elle vraiment venue chercher dans la ville de naissance du père mort, le père de son enfant ? Son frère, venu la voir quelques fois, lui avait rappelé que son mari l’avait trompée. Cette nouvelle vie qu’elle souhaitait en ce lieu, n’était-ce pas aussi pour idéaliser ce père trompeur, peut-être aussi trompeur que le sien ? Tout comme elle souhaitait conjurer la castration inévitable en jouant avec son fils à « on est collés » ? Elle jouait beaucoup à cache-cache avec lui… comme tout le monde. Cache-cache est cette mise en jeu de la représentation, pour symboliser avec plaisir ce qu’il en est du plus profond déplaisir : la disparition de l’organe manquant, la disparition d’un membre… de la famille. La castration et la mort. Couper la parole à quelqu’un équivaut à une castration et à un assassinat. C’est la raison des suicides ou, parfois, de ces maladies qui vous tombent dessus dans la force de l’âge. Sans sexe, on ne peut plus désirer ; sans enfant, on n’a plus d’avenir. Et sans sexe, on n’a pas d’enfants. Au plus profond de sa déroute, Shin-ae s’installe pour manger une bonne grosse pomme. Le couteau dont elle se sert pour la couper brille, on sent qu’il est tout neuf, bien affûté. Gros plan sur son visage. Elle approche de sa bouche le morceau de pomme avec le couteau qui vient de le détacher. Elle mange tranquillement. Ouf, le couteau est sorti hors du champ de la caméra. Et puis voilà que son visage se tord de douleur. Hors champ, elle s’est coupée les veines des deux bras.

En croquant la pomme, offerte par le serpent, autre avatar du phallus, Eve n’a-t-elle pas ouvert la porte au désir ? C’est bien après cet acte qu’elle et Adam se virent nus, et ressentirent la nécessité de se cacher, pour dissimuler cette insupportable castration… qui est pourtant la source du désir, et finalement de la vie. La vie avec ses vicissitudes, ses disparitions, ses frustrations. Pas le paradis artificiel rempli d’un dieu dont les voies sont si impénétrables, ainsi que le rappelleront à plusieurs reprises les adventistes qui ne comprennent pas les réactions de Shin-ae. Le désir est toujours là comme conséquence de la représentation, c'est-à-dire de l’absence. Puisque nous sommes dans le symbolique, l’objet comme tel nous échappe toujours ; c’est la castration fondamentale, qui nous chasse du paradis où nous possédions la Chose, c'est-à-dire toute chose. La représentation, y compris la représentation de nous-mêmes, repose sur ce manque fondamental, un trou dans l’image du corps, que nous soyons homme ou femme. Se refaire une image, après toutes ces épreuves …il se trouve que la jeune coiffeuse est la fille de l’assassin. En effet ce dernier s’est avéré être le professeur d’éloquence qui avait appris à June, le fils de Shin-ae, à si bien dire et de si bon cœur : « je t’aime, maman ». Quelle ironie, non ? Il lui apprenait à parler, au fils de celle qui s’est vu couper la parole, au point de s’en couper les veines. Mais il apprenait la rhétorique. Les trucs pour se faire entendre ; il n’apprenait pas à parler vrai. Et voilà que c’est sa fille, dont il est clair qu’elle aété sa complice, c’est sa fille qui est en train de couper les cheveux de Shin-ae ! les cheveux à moitié coupés, elle s’enfuit du salon de coiffure. Le dépanneur, toujours là avec sa démarche de lourdaud et son sourire timide, vient la chercher à sa sortie de l’hôpital. Il veut l’emmener au restaurant. Avant, elle veut passer chez le coiffeur. Pourquoi pas ? Dans sa cour, devant un petit miroir au tain ébréché (les traces d’une douloureuse expérience), posé sur un tonneau, elle tente d’égaliser les dégâts. C’est là que la rejoint le dépanneur. « Je peux vous tenir le miroir », dit-il dans son éternel sourire ; elle accepte. Elle est assise, il est debout, il tient donc le miroir à hauteur de son sexe. Là, elle peut achever la coupure elle-même, au lieu de répéter son habituelle passivité devant les coupures du destin. Voilà un homme qui va pouvoir la soutenir dans la reconstruction de son image. Dans le miroir, son visage ; et derrière le miroir, le phallus, le manque qui soutient toute image.

Richard Abibon

Secret Sunshine - Une violence sans préambule par Cécile Cabantous

Secret Sunshine, impliqué dans la rencontre des cultures, de l’Occident et de l’Orient, est-il à la fois un film à thèse (Lee Chang-Dong est ministre de la culture), avec ses faiblesses, et un « vrai » film où se déploie le fantasme d’une mère, Shin-ae ? Face à des questions telles que : le pardon de dieu n’empêche-t-il pas les individus de pardonner et une moitié de film consacrée à la séduction des sectes chrétiennes sur des Coréens (réunions adventistes et prières collectives où l’espace d’intimité est la proie de logiques collectives), l’on peut se demander si l’héroïne a, elle, un espace intime. Elle rejette, après expérience, ces réunions et ce dieu qui a pardonné avant elle le meurtrier de son fils. Mais la violence dont elle est victime n’est-elle pas celle de son fantasme, un fantasme gros du meurtre de son fils et de l’accident de son mari et projeté sur la scène du réel faute d’espace intime, de vie intérieure ? L’on peut voir ainsi ce personnage sans racines, qui vit sa vie sans repères, dans une société questionnant les traditions (discussion sur les rites d’enterrement, notamment), une femme qui paraît étrangement pauvre dans ses relations sociales, son imaginaire, ses désirs, et se méconnaissant elle-même (attirée vers la ville son mari sans savoir pourquoi). Sans protection aucune, les portes de sa maison ouvertes, elle rencontre la gratuité de la violence - qui frappe sans préambule, sans mobiles, sans logique - et la raison de son fantasme intime. De ce point de vue, la question de dieu rejoint la violence intime d’un individu et le film est tout entier la scène où se projette le fantasme d’un héros.

Les Méduses - Par Maria Landau

Transmission brisée (dit J.J. Moscovitz) et travail cinématographique sur la réparation de la filiation , de la transmission, dans un pays où la plupart des habitants ont dans leur histoire intime ou dans celle de leurs parents, un désastre, qu’il faut à la fois conserver et oublier pour continuer de vivre.. Il y a trois générations dont les personnages se croisent, se rencontrent furtivement, se font signe. Comme si chaque existence contenait cette « boîte noire » dont Bruno Bettelheim parle, chez les enfants des déportés. Il y a en eux un secret terrible, celui de leurs parents, dont ils n’ont jamais pu parler, et ce secret dirige leurs vies.

Errance dans la ville et au bord de la mer de ces personnages qui vont et viennent sans bien comprendre ce qui les mène.

Seule la servante philippine, qui est là pour gagner de l’argent et qui garde un lien d’amour très fort avec son enfant resté chez elle, fait ce qu’elle doit faire : être garde malades de vielles femmes juives en fin de vie, qui parlent la langue de leur enfance, qu’elle ne comprend pas ; mais les gestes comptent. Et la terrible vielle allemande qui n’aime plus personne fera ce qu’il faut. Acheter un magnifique bateau pour l’enfant qui est au loin, de l’autre côté de la mer. Les deux femmes, la vielle juive allemande et la jeune esclave philippine tombent dans les bras l’une de l’autre.

Le film commence avec la troisième génération, une enfant blonde avec des yeux bleus sort de la mer avec une bouée de sauvetage autour de la taille. Elle ne parle pas et ne parlera pas. C’est elle l’enfant du futur. Sarah Adler (actrice du film de Godard sur Sarajevo) est la deuxième génération, perdue, née de parents incapables de lui transmettre la vie, et faire d’elle un être humain qui tient debout. Elle ne sait que se faire maltraiter. Le secret de la boîte noire en elle n’est que violence et destruction. Une autre adolescente, ou presque, perdue elle aussi la recueille. Elle fait des photos, des photos, des photos, à la recherche de qui ? De personnes disparues ? C’est cette nouvelle amie qui sauvera Sarah de la disparition dans la mer, au dernier moment Celle qui dit qu’elle n’a jamais pu rien demander à ses parents, anciens déportés, et qu’elle doit se débrouiller toute seule ;

Un couple de la même génération, la deuxième, est enfermée, bloqué dans une chambre d’un grand hôtel au moment de leur mariage. La jeune mariée s’est cassé la jambe dans des conditions rocambolesques. Ils devaient faire un merveilleux voyage de noce, loin, loin du pays, qui est comme la prison des anciennes détresses. Tout se passe très mal entre eux. Ils rencontrent alors la Mort. La mort d’une jeune femme de leur âge qui a décidé de se suicider dans ce très bel hôtel. La suicidée n’arrive pas à écrire un très beau poème qui chante la vie, et c’est la jeune mariée qui l’écrit, ce qui change sa vie.

Reste la vielle et féroce femme juive, d’origine allemande, vrai support de toutes ces générations brisées, incapable d’aimer sa propre fille, qui fera la jonction à travers l’Étrangère avec l’amour et l’enfance. Tout n’est pas perdu.

L’enfant blonde, elle, sorte de petite Maddy prémonitoire préfère quitter ce monde catastrophique.

Beau film, fait par deux artistes, mari et femme, dont le regard traverse par les métaphores des images le passé chez leurs acteurs et nous fait entendre un présent à la fois douloureux et humain.

Maria Landau

Bełźec de Guillaume Moscovitz - Par Bénédicte Reynaud

Après Shoah de Lanzmann, il fallait beaucoup de courage pour se lancer dans un film sur la Shoah, qui revendique explicitement une même éthique de l’image que Lanzmann, tout en réalisant une œuvre originale. Effet du temps et des générations – vingt ans séparent les deux films – Belzec dit autre chose et pose d’autres questions. Guillaume Moscovitz filme un lieu où il n’y a rien à voir : ni traces matérielles, ni survivant[1] de la mort de masse. En forçant le trait, la connaissance historique de Bełźec – pourtant l’un des trois premiers centres de mise à mort de l’Aktion Reinhard avec ceux Treblinka et de Sobibor - se réduit à une liste de nombres : 600 000 juifs gazés, dates de construction du camp, de son extension, de sa destruction, superficies, nombre et disposition des chambres à gaz, nombre de mois de « fonctionnement », localisation exacte du camp : dans le village.

À partir de là commence, me semble-t-il, le questionnement du réalisateur : Que veut dire, pour toutes les générations vivantes aujourd’hui, qu’un camp d’extermination a existé lorsqu’il n’y a plus qu’un sol bosselé, et encore, seulement pour l’arpenteur attentif ? La force du film de Guillaume Moscovitz est de réussir à réintégrer le camp de Belzec dans l’Histoire, alors que juste après la guerre, les historiens polonais l’avaient considéré comme une « affaire classée ». Affaire sur laquelle nul n’est censé revenir pour mettre en doute des certitudes établies. La représentation du camp d’extermination de Belzec, initialement réduite à des nombres et une superficie, se transforme avec les différents témoignages.

Le camp de Belzec n’existe que par la violence des effets dans le présent des disparitions collectives.

Non seulement, l’estimation du nombre de juifs gazés varie de 600 000 à 800 000, mais aussi la superficie du camp : l’extension de la clairière à mesure des coupes sombres faites dans la forêt.

Aux dires de quatre adolescents adossés à leurs vélos, le camp de Belzec est un lieu qu’ils apprécient pour son calme. Pour eux, c’est un terrain de jeu. Ils savent que des juifs ont été exterminés, mais pensent que des polonais l’ont été aussi. Combien de juifs ? Quel ordre de grandeur ? Ils n’ont aucune certitude : 600 000 ou 600. Leur savoir scolaire sur la question est plus que vague, à l’image des contradictions de l’enseignement officiel sur la Shoah. Silence de plomb, sous le soleil. Les adolescents regardent la caméra en silence, d’un air un peu inquiet ou interrogateur : Sont-ils en train de prendre conscience des raisons pour lesquelles cet endroit est si calme ?

À ce lieu plombé par le ‘il n’y a rien à voir’, fait écho le silence des habitants actuels du village de Belzec, plongés dans un silence collectif qui, avec le temps, s’est asséché et durci comme une sculpture en terre : la parole – celle qui tend à la vérité de l’être – devenant de plus en plus difficile à dire. Ce silence collectif, pris individuellement, n’en est pas un. Les habitants de Belzec « partagent » pour ainsi dire, le même secret sans lequel la vie dans ce petit village serait impossible, intenable. Secret qui permet aussi à chacun de retarder le plus longtemps possible le moment de la confrontation avec la question du témoignage.

L’existence actuelle du camp de Belzec ne dépend pas de la transmission ou non du secret des anciens du village aux plus jeunes générations. Cette transmission a nécessairement lieu, même dans un silence absolu. L’existence actuelle du camp de Belzec dépend du désir et de la façon de témoigner.

Du camp d’extermination de Belzec, les habitants ne savent rien parce qu’en réalité, ils savent tout. Tellement habitués et habités par ce savoir, la plupart présente le meurtre de masse comme normal : c’était ainsi. Ils n’ont pas déménagé, même si l’odeur les gênait. L’un des polonais qui a travaillé à la construction du camp et des fours crématoires, dessine sur le sol la disposition du lieu en donnant force détails puis une fois son histoire terminée, c’est sa chaussure – et non lui – qui efface tout. Impression étrange de voir ce geste nonchalant comme pour exprimer que l’effacement des traces de la mort peut se produire ainsi, c’est-à-dire : comme si de rien n’était.

D’autres cependant ont agi : un ancien du village, âgé alors de 15 ans, raconte avoir caché une femme juive et son enfant, à l’insu de son père qui les découvre et les chasse. Réfugiés dans la forêt, ils sont assassinés peu de temps après. Tout le village le savait et le sait.

Braha Rauffman, l’enfant cachée pendant 20 mois, dont 15 jours dans une tombe parmi les morts du cimetière de Belzec, n’a rien vu, pas même le ciel. Braha Rauffman qui avait alors 8 ans, n’est pas un témoin de l’effacement des traces de la mort, au sens strict du terme. Son récit poignant exprime l’effet en elle des disparitions collectives : elle narre son propre cheminement vers l’acceptation de sa propre disparition du monde, de l’extinction de sa propre parole pour survivre. Savoir se taire au nom de la vie, sans pourtant mourir. Sa délivrance est d’une violence inouïe. Même les repères naturels se sont effondrés : elle ne reconnaît pas le ciel. Transformée en « mur de silence », à sa sortie de captivité, progressivement elle « murmure le silence ».

Un autre homme parle sans aucune retenue de la jouissance quotidienne à aller voir l’embrasement, en grimpant en haut des arbres. Son petit-fils, l’un des quatre ados à vélo, est là et écoute. Alors que le grand-père est un témoin oculaire, en réalité, il ne témoigne de rien – sauf de sa propre jouissance -, le petit-fils dont le visage exprime une honte infinie[2] ou une sidération, témoigne pour ainsi dire, en creux, du désastre. Bien que ce grand-père fût loin d’être le seul spectateur de l’extermination, Guillaume Moscovitz n’insiste pas. Il s’arrête au seuil de l’impudeur. C’est un point fondamental qui contribue à ce qu’une pensée éthique, rigoureuse au sujet de la Shoah, ne dérive pas – sans que nous ne nous en apercevions nécessairement -, vers une complicité avec les assassins.

Belzec - le film - pose la question - non pas théorique et abstraite - mais pratique du témoignage. Tout d’abord, il y a différentes façons d’être témoin. Ce n’est pas l’œil qui fait le témoin, mais le regard porté sur l’évènement. Ainsi, en est-il du petit-fils d’un habitant de Belzec pendant la destruction et de Braha Rauffman. Ils transmettent dans la singularité de leur être, l’atteinte que l’extermination des juifs a produite en eux. À ce moment, il devient lui aussi, un témoin de la Shoah.

Témoigner après la Shoah, c’est aussi revivre ou découvrir selon les cas, un conflit intime d’une prise de position vis-à-vis des nazis, qui parfois s’oppose à celle du père ou du grand-père. Comment grandit-on après un tel conflit avec son père sur le fait de cacher des juifs ? De même, comment vit celui qui, après avoir œuvré à la construction du camp, découvre un jour l’effacement de toutes les traces de la mort ? Il sait désormais que le camp a existé. À partir de ce moment précis, il devient un témoin possible de l’existence du camp. Le réalisateur questionne cet homme. Le ton de sa voix donne l’impression qu’il s’agit pour lui d’un travail normal, tandis que l’expression de son visage traduit une gêne profonde. L’image transmet ce que la parole ne pourra peut-être jamais prononcer.

Toutes ces interrogations en ouvrent d’autres qui, elles, sont historiques : Qu’ont fait les habitants de Belzec après le désastre ? Rien. La plupart des historiens, hormis ceux qui font de la micro histoire comme Christopher Browning dans ‘Des Hommes ordinaires’, ont souvent clos le sujet[3]. Belzec – le film- participe à la micro histoire, le réalisateur ne s’appuie pas sur des archives - iconographiques ou manuscrites - mais sur le témoignage des habitants de ce lieu. Ainsi, Belzec ouvre de nouvelles perspectives. La micro histoire, fondée sur l’être humain pris dans sa singularité, peut faire apparaître ce que les archives de la macro histoire ne peuvent pas détenir : le désir de jouissance de voir les juifs gazés ; ce même désir a peut-être soutenu le désir de meurtre, sans pouvoir l’arrêter ? Le désir de meurtre, présent dans l’extermination des juifs, qui se trouve aussi en chacun de nous, a peut-être été soutenu par la jouissance du meurtre. Est-ce la conjugaison désir de meurtre et de jouissance devant les meurtres de masse qui conduit au génocide (sans explication causale) ? Or, nous avons tous un désir de meurtre, et nous faisons tous parti – les assassins aussi - de L’Espèce humaine pour reprendre le principal enseignement de Robert Antelme.

Entre le désir de meurtre et l’acte lui-même, il y a un chaînon manquant inintelligible, un reste inexplicable et inexpliqué que l’on retrouve dans les procès jugés en cours d’assisse. Toute recherche causale pour trouver le chaînon manquant, est hors de propos. De plus elle obligerait à emprunter le langage des assassins, à se mettre à leur place. Il s’agit moins de refuser de comprendre comme le soutient Lanzmann – si je ne me trompe pas - que d’accepter la discontinuité entre le désir de meurtre et le passage à l’acte.

De Belzec, dont pourtant on ne sait rien ou presque, le politique veut en faire un lieu de commémoration : commémoration de quoi ? Du secret partagé par les habitants du village ? Que veut dire commémorer sans savoir, si ce n’est, oublier, participer à la destruction ? Le bulldozer qui devait construire un nouveau mémorial et couler du béton, est arrêté dans sa course bruyante, par la découverte de fosses. Métaphore de la limite entre désirs de mémoire et d’oubli. Désir d’effacement des traces de la mort et résistance à cet effacement ?

En choisissant un camp qui n’intéresse personne (peu d’archives jusqu’alors alors exploitables) où pourtant au moins 600 000 juifs ont été assassinés, Guillaume Moscovitz montre que, malgré la fragilité de l’existence réelle (au sens de matérielle, tangible, visible, etc.) de Belzec, sa réalité tient à la violence inouïe, toujours actuelle, des disparitions collectives que le réalisateur a su rendre plus présentes. Loin d’être matérielles, les traces du camp de Belzec sont psychiques. Elles débordent la petite localité, loin, très loin de nous. Les frontières géographiques n’endiguent pas le fracas de cette atteinte au plus profond de l’humain.

Bénédicte Reynaud

[1] Parmi les deux survivants, l’un deux fut assassiné le jour de sa déposition.

[2] Dans mon souvenir, ce jeune garçon cligne des yeux tout le temps de la narration de son grand-père. A vérifier.

[3] Lire Christophe Charle, « Micro-histoire sociale et macro-histoire sociale », in C. Charle (dir.), Histoire sociale, Histoire globale ? Editions de la Maison des Sciences de l’Homme,1989, p. 45-57.

Etre sans destin de Lajos Koltaï écrit par Imre Kertesz - Par Anne-Marie Houdebine-Gravaud

Film beau, émouvant. Certes. Trop beau, trop léché, et trop émouvant, pathétique. Trop de musique envahissante quasi pompière ; et l’on a reproché celle de Nuit et Brouillard !!! Bien plus pudique alors !

Trop d’images comme a dit quelqu’un, sauf peut-être au retour du héros où s’entend l’impossible des paroles et la haine et la solitude de l’incommensurable advenu (scène du tramway), l’impartageable.

Trop d’images, jusqu’aux obscènes – celles des corps nus exhibés, trop en chair, trop en premier plan, bien portants jusqu’au sexe trop plein ; « c’était ainsi » dit un témoin…

Silence ….

Car « nul ne témoigne pour le témoin » (Celan), sauf en effet le témoin – c’est pourquoi on ne peut rien dire. Impossible pour quelqu’un qui n’y était pas. Sauf que justement même si « c’était ainsi » ON (je) n’y était(s) pas.

Cela ne l’est « ainsi » que pour eux – les témoins – touchés dans leur corps rappelés dans la boue, les appels ; mais non pour nous qui n’y étions pas

C’est de l’identification imaginaire que cela nous demande ou bien de l’œil (du voyeurisme). Du voyeurisme certes élégant mais nous n’y étions pas : nous n’avons aucune raison même tripale de croire que nous y étions (et pourtant cela s’est dit).

Nous n’y étions pas et l’on nous enjoint d’y être, touchés au ventre – d’où ce malaise constant pendant la projection (elle porte bien son nom celle-là !) devant cette demande pathétique.

On se balance avec les corps titubant dans les appels. On y est !!! A peu de frais !!

Et quel bel acteur, quel beau visage, en gros plan de plus en plus mutique aux yeux immenses témoignant de l’incompréhension devant la chose – l’achose ; comme au retour quand nul ne peut comprendre.

Belles scènes du retour marquant cela et les rejets : l’appartement pris (« c’était ainsi ») et, même plus, le rejet empressé des amis le mettant ensemble en un seul geste à la porte, ô gentiment, avec sollicitude – il doit aller voir sa mère - mais empressement : nul ne peut supporter ce savoir intransmissible… belle scène.

Belles scènes et venues d’un témoin…alors… ?

Alors « Seul le silence est grand »…

Et pourtant il faut transmettre. Injonction paradoxale. Peut-être fallait-il la « Verfremdung » brechtienne, un peu plus de maquillage, un peu plus de distance par une mise en scène visible ; pourtant on la sent ; on repère par exemple la reconstruction théâtrale du décor …

Et voilà que j’associe celle de « la vie est belle » et tout à coup moi qui suis très loin de cette attitude je crois comprendre pourquoi certains l’ont aimé (le film de Benigni) - après tout il s’agit de transmission sans trop de souffrances, un peu d’affect, mais ça finit bien : avec le sauvetage américain ; comme cela a eu lieu, c’est vrai ; comme dans la vie est belle

Mais dans ce film, Etre sans destin, heureusement une résistance permet une fin tout autre – encore qu’il sera parlé de bonheur – solitude (marche du dos de l’acteur s’éloignant, comme un héros solitaire). Bonheur… « Il y eut même des moments heureux… » Certes. Peut-être. Triomphe de la vie. Pourtant la violence surgit, m’envahit : non ! Pas de happy end !!

Et toujours ce malaise venu pendant le film et continuant après, revenant, s’incrustant : je ne comprends pas, mais je sais et sens mon malaise grandissant pendant, après, le film.

Musique envahissante, symptôme ?

Malaise … malaise jusqu’à ce qu’enfin arrive la colère et que monte, se formulant, l’interrogation : Pourquoi ? Pourquoi nousPsychanalyse Actuelle donnant cela à voir, à commenter.

Pourquoi ne pas avoir laissé cela au hasard privé ?

Comment est-ce possible après « la leçon de Shoah », que nous donnions cela à voir ? Et pourquoi ne pas avoir écouté ce silence et proposé d’en reparler, une autre fois, plus tard, après coup, comme avec une scansion : rien à dire…(le silence de la salle, immédiatement après). Rien à dire sauf par le témoin s’il le veut, s’il le désire et Marceline Loridan ne parle pas ; alors … « seul le silence est grand, tout le reste est faiblesse » dit A. de Vigny. Ce jour-là, dans ce lieu, j’ai senti la justesse de ce dire.

« Commentons » puisque tel est le jeu : parler après, avec, autour du film.

Alors l’obscénité va parler, l’identification facile insupportable : « j’y étais », « j’étais dans le camp » dit de personnes qui n’y étaient pas, car devant celles qui y étaient, le respect, que je crois leur devoir, construit mon silence ; et puis arrive le politiquement correct de la victimologie (le colonialisme, les autres souffrances etc., etc. )…

Il me semble qu’à de Hahn ou à Cetinje quand de jeunes juifs ont dit qu’ils voulaient voir Nuit et Brouillard, qu’ils auraient voulu voir ces trains, Jean-Jacques Moscovitz leur a dit « non IMPOSSIBLE de voir ; SAVOIR est l’important ; ni voir ni comprendre. Ni même comprendre qui supposerait l’identification » ; je pense qu’il avait raison.

Donc pourquoi ce film ? Et pourquoi ces paroles ? N’aurait-on pas dû « lever la séance », écouter le silence, l’interpréter en repoussant - comme dans les groupes de questions cliniques - à un après, à un autre jour, d’en reparler quand le temps, les rêves auraient œuvré, délestant le pathétique.

C’est de pire en pire, le malaise ne se dissipe pas au contraire et je sens la fascination qu’exerce le film, à mon corps défendant ; trop beau, trop d’images, et de si belles paroles…(la fin reprenant quasi texto le livre).

Et puis revient la colère contre l’argument d’autorité du témoin « c’était ainsi » la boue, les corps vivants-morts, la soupe volée… non ! La belle image luisante, les nuages inversés vu du corps transporté, alors que je suis dans un fauteuil… Des têtes s’inclinent, suivent le mouvement…Non ce n’était pas ainsi ; même troublée, émue jusqu’aux larmes et malgré ce qu’ont dit certains, JE N’Y ÉTAIS PAS.

Et alors parce que « c’est ainsi » on pourrait nous montrer « comme si on y était », la pédophilie, l’assassinat, le viol, sans dommage ?

Question éternelle : injonction cathartique ou mimétique ; le kapo arpente les rangs, maltraite … qui saura où se niche aussi cette identification.

Pathos : la salle jette un cri. Quand ? A quelle image ? En voyant le ver surgir du genou ? Preuve de l’identification du corps – l’archaïque, la plus animale, la mimétique ; l’image – miroir- emprisonne ; imaginaire au sens lacanien et non symbolique.

Décidément cela ne me convient pas ; cette projection me paraît antinomique avec ce que nous avons tenu avec Shoah et l’argument d’autorité « Un tel a beaucoup aimé » n’en est pas un pour moi, ne fonctionne pas – s’il s’agit d’un auteur, l’œuvre toujours dépasse l’auteur. S’il s’agit d’un témoin : « seul le silence … » arrive ; il, elle dit, et moi, je ne peux qu’écouter, entendre sans pour autant lâcher ce que Shoah m’a appris.

Etonnamment quasi obsessionnellement une phrase martelait mon silence « peut-être ce film sera-t-il important dans 100 ans » … Dans cent ans ? S’entend ? Qu’est-ce que j’entends ?

« Rien à voir » - L’horreur de la scène de la douche … Nous voilà près de « la liste de Schindler » - Benigni, Spielberg… quelqu’un associe le pianiste… On dirait un curseur où se placent différemment ces films, à une extrémité, à l’autre mais toujours sur la même ligne qui court du moins bon (La vie est belle) au meilleur (Etre sans destin) ; mais c’est toujours la même posture du bon vouloir*, du faire connaître et VOIR…

* la charité jamais oubliée revenant au détour « faire le bien de l’autre ».

Posture narrative, posture énonciative en radicale différence d’avec Shoah.

En radicale différence d’avec Shoah. Qu’avons-nous appris ? Qu’avons-nous transmis ?

Anne-Marie Houdebine-Gravaud

Mercredi 19-07-06

Misafa Lesafa - D’une langue à l’autre de Nurith Aviv - Entre langues - Par Anne-Marie Houdebine-Gravaud

Décidément les artistes outrepassent ce que peuvent dire les scientifiques ou universitaires. Comme le montre ce très beau et très émouvant film, sobre dans sa plastique ; encore qu’il faudrait en étudier les mouvements de caméra, et ce qu’on appelle platement le décor ou les scènes, la nature récurrente, les fenêtres revenant sans cesse, proches de ce qu’on entend dans les rêves ou les fantasmes de naissance d’un Sujet (naître).

La langue, première ou seconde, ou plutôt quelle qu’elle soit, est le principal actant du film, sinon personnage. La langue première – je vais la nommer ainsi pour ne pas jouer strictement la carte du français qui la dit maternelle – la « langue première » comme dit Nurith Aviv, en ouvrant le film dans un mouvement ample de caméra balayant la mer, le rivage.

L’image (première) se scinde en son milieu, comme d’une langue à l’autre entre palmiers – ligne droite d’un réverbère ( ?). Lumière ? (Nur en arabe).

Lumière à produire en tentant de creuser dans ce « rapport des sujets à la langue » 1 ; la langue première qui, bien qu’enfouie ou parce qu’enfouie au plus profond de l’être, le construit, le fait Sujet parlant « ego », comme l’a dit Benveniste. Enfouie au plus profond du parlêtre comme dit Lacan en la nommant la lalangue inatteignable et pourtant jouant constamment dans les équivoques de la langue familiale en monolinguisme, ou en situation de bi- ou plurilinguisme comme nombre de locuteurs dans ce film en témoignent. Nur-it(h), je reconstruis, fictivement2 sans doute, d’entendre au fil du film ever-it, hungar-it, german-it un –it … affixe qui dit peut-être la nomination adjectivée de la langue.

Lumière sur ce qui fait l’énigme de la langue.

Ce film transmet (cf. les paroles du dernier interviewé D.Epstein « transmettre des messages en ballotant, ballotté d’une langue à l’autre »), transmet l’énigme et l’amour singulier à chacun, chacune, de la langue, de l’hébreu et sans doute maladroitement dit, plus encore ; plus encore sans que je trouve le mot pour le dire mais que chacun/e entendra à sa façon depuis les images et les paroles, les voix et les gestes recueillis. Car « l’hébreu n’appartient (pas seulement) aux juifs ». Je déplace un peu un propos de Salman Masalha, pour dire – à ma façon – que quelque chose dans ce

film se dit d’une transcendance, d’un sacré appartenant à l’humain (« à l’humaine nature » disait Montaigne)3.

On entend ainsi comment cette fiction qu’est une langue, cet imaginaire, touche au réel du corps (exemple : la langue où Agi Mishol « s’écroule » à la mort du père, à chaque émotion forte : « je m’écroule dans le hongrois »), et comme cette langue d’enfance attache (cf. le suivi des femmes dans le supermarché, parlant de choses simples, de légumes je crois, mais le chant de la langue première est là qui l’entraîne à suivre ces femmes).

Langue première, langue de l’affect, langue de ce qui a fait trace pour un sujet. C’est pourquoi certains en parlent comme d’une terre « l’hébreu est un territoire ». Métaphore qui ici n’en est plus une ou est aussi une réalité quand il s’agit de la langue adoptée de la terre qui n’est pas d’exil puisqu’elle est celle du pays désiré, ou du pays habité ; « en possédant l’hébreu, je renforce ma possession sur le lieu » dit Salman Masalha ; et l’on entend l’étrangeté de la langue, structurante, non objectalisable et pourtant objet de désir pour chacun, chacune des interviewé/es. Sans doute est

-ce pour cela qu’ils nous en parlent si bien, de façon si authentique et émouvante, que leurs paroles ne peuvent que nous parler, nous atteindre.

Merci donc à Nurith Aviv de ce beau film.

Mais le film est si riche que je voudrais encore ajouter quelques mots.

L’hébreu langue du désir. Langue de la patrie dit quelqu’une ne pouvant plus vivre ailleurs que là où cette langue est parlée. Pourtant l’autre langue, la première s’attarde, comme on vient de le voir pour le hongrois (Agi Mishol), ou revient dans le chant et la joie (Haim Uliel), après la honte de « l’accent gras, marocain ».

La honte, souvent citée, s’attarde, dit le malaise de l’exil même dans la terre d’accueil ; accueil non sans difficultés et hiérarchies linguistiques socialisées (entre l’allemand, langue de culture valorisée opposée au hongrois, au russe, au roumain et même au yiddish). Mais on apprendra avec E. Dodina que les choses entre génération ont changé. « Les Russes gardent leur langue », comme elle l’a gardée en famille, en parlant le russe à sa fille, alors que, dans la première génération, l’hébreu, langue de la terre retrouvée, langue de « la patrie » à reconstruire, s’imposait, chassant les autres, refoulées, assassinées, jusqu’à faire rupture : « un point d’amnésie » dit quelqu’un (je ne sais plus qui, une femme je crois).

Elle revient tant, si fort, cette première langue, qu’il faut « l’assassiner », pour faire place à la nouvelle, dit Meir Wiseltier (je pense). « J’ai dû assassiner la langue russe, elle, la langue maternelle menaçant ma capacité d’écrire ». Bien qu’il ait vécu en Allemagne, l’allemand n’aurait fait que l’effleurer – langue de passage « d’étape » – un peu plus même que le polonais ; mais le russe premier s’attarde « quelque chose du russe est resté » et M. Wiseltier montre excellemment comment le chant d’une langue, sa musique, ses rythmes, ses poussées sonores, donc ce qui fait sémiotisation du corps du sujet, ce qui le civilise, le construit comme sujet parlant (comme parl-être selon le beau mot de Lacan4) traverse la langue seconde, jusque dans ce qui s’écrit en elle, l’hébreu (everit, comme on l’acquiert peu à peu à écouter ces voix). L’hébreu qualifié maintenant « de naturel – acquis – et fort », devenu bien qu’acquise difficilement « langue maternelle », dira Aharon Appelfeld. Et, chez lui, malgré cette vie, ce travail d’écrivain5, l’aveu émouvant de cette peur, dans les rêves, cette peur si vraie, si proche, cette peur dite, que cette terre d’accueil qu’est l’hébreu, acquis durement, un jour le quitte, l’abandonne ; déplacement, nostalgie irrationnelle, au sens d’insu, d’une enfance impossible…d’un deuil indicible (geste des mains comme d’un enfant, geste de la main s’écartant de la bouche : la langue qui sort ; geste de main inverse : la langue qui entre lourde, difficile « comme des graviers »).

Nombre de rationalisations que les linguistes connaissent bien, c’est-à-dire de projections que les sujets ont sur leur langue sont dites au fil du film : la différence oral/écrit et l’étrangeté que peut être l’écrit (la langue littéraire) pour la parole arabe, marocain, tunisien, etc. (Salman Masalha) - moment important aussi - ou encore « langue pauvre, approximative » (dit de l’allemand au tout début du film), « langue douce » du hongrois (Agi Mishol) ; de l’hébreu « langue forte » « agressive » et ses consonnes propres aux langues sémitiques seront alors citées plus d’une fois, « non sexy »

6 eu égard au marocain et à son chant, bien plus érotique (Haim Oliel7), mais « concise et précise » en regard du français plein de « nuances » (Daniel Epstein avec divers exemples dont celui de rakut opposé à <tendresse> ; équivalence sémantique, mais différence sonore, différence signifiante , différence de musique, d’évocation : la langue touche au corps). Le français, peu clair, plein de « nuances » ! Notation étonnante, singulière, quand on sait – depuis le XVIIe siècle et la reprise de Rivarol - l’idéologie baignant la langue française et son qualificatif majeur de « clarté ». D’autres exemples sont d’ailleurs donnés dont chacun/e se souviendra, chacun/e selon sa singularité ; car si 10 personnes parlent dans ce film, chacune parle singulièrement, subjectivement. Autre apport ; ainsi il s’adresse à chaque singularité, à chaque subjectivité.

Et cela d’autant plus que tous ceux et celles qui sont ici interviewé/es ont un rapport d’attention particulière, à travers les langues traversées, écrites, chantées, parlées, à La Langue – celle qui s’écrit (depuis Saussure) avec deux majuscules, c’est-à-dire, la matrice de toutes les langues, la matrice des signifiants des langues, ou comme on pourrait le dire celle qui est « l’élangue », l’élan de toutes les langues possibles pour le sujet.

De ce fait on entend des propos vifs, vivifiants, que j’ai envie de qualifier de crus ; ce terme me vient sous la plume ; pour dire quoi ? D’une part l’adhésion du sujet à sa parole, l’authenticité par la façon dont Nurith Aviv cadre ses témoins, happe la parole, la donne à voir à notre regard, à notre écoute ; et on les croit. D’autre part cru, comme on parle de viande crue, au vif du corps. Et on les entend. Ainsi de son clivage (du clivage instauré par la langue et du clivage dans la langue – toute langue est déjà deux

langues, intime /sociale, comme tout corps ?) repéré par Haviva Pedaya à travers la langue « l’hébreu est deux langues : « une langue militaire, intégriste, à sécularisation non aboutie » et aussi « une langue de cœur, de gestes émotionnels ». Langue première du corps, du cœur ; langue seconde même si c’est la même ; même si elle paraît la même à porter le même nom, elle est autre : langue scolaire, sociale, d’identification non à soi mais au groupe (langue maternelle versus langue paternelle – à fonction paternelle ?8).

Que la langue soit territoire et identité pour un sujet nous est magistralement transmis par Aharon Applefeld, parlant de « la langue du corps » opposé « à la langue de la bouche », et combien meurtri est celui qui perd sa langue maternelle, la langue des assassins, l’allemand « qui sonnait comme des ordres » ; ou comment après avoir perdue sa famille, orphelin, « recueilli par les voleurs » il a traversé d’autres langues, trop nombreuses, pour pouvoir communiquer ; ou encore comment s’attarde en lui deux réalités « deux langues comme deux paysages » dit-il et comment la nouvelle langue – l’hébreu - tente de refouler le passé. Il dira alors la mutilation du sujet sans langue première (trop de langues ne faisant pas sol subjectivant) ; d’où, pour retisser une filiation, une origine moins fixée dans la première langue – celle de l’assassin, l’allemand - son apprentissage de l’hébreu, son écriture dans cette langue, et son apprentissage du yiddish « symbole de la judéité », « langue qui m’est chère, la langue de mes grands parents ». Le yiddish et l’hébreu, filiation, re-choisie, adoptée ; identité re-construite (avec la peur - en rêve – dont j’ai parlé plus haut : fragilité des « racines »9). J’insiste sur cette citation, car elle nous rappelle que la filiation se construit ; l’origine comme fondement symbolique se choisit et non s’impose dans un communautarisme ou un intégrisme fixiste, dangereux. « Une origine originelle » comme la critique Alice Cherki. Question actuelle et éthique. Dont parlent les ultimes paroles du film avec Daniel Epstein (rabbin) rêvant, naviguant, balançant, « ballotant, ballotté » entre deux langues « le français et l’hébreu », et deux cultures, la poésie du français, langue rhétorique plus qu’éthique, comme l’est, pour lui, l’hébreu. Où se lit la projection imaginaire, non sans intérêt et se conclut le film sur la question de la transmission entre philosophie, poésie, mots des langues, paroles sur les langues. Ethique qui s’entend aussi dans l’ouverture du film par le rappel d’un nom, celui de E. Ben Yehuda, hommage à celui dont l’obstination sans relâche ranima l’hébreu « le rénovateur de l’Hébreu » dit Nurith Aviv. Qu’elle soit ici une fois de plus remerciée de ce très beau film, sans doute longtemps actuel, qu’il faut voir et revoir.

Anne-Marie Houdebine

Professeure de linguistique et sémiologie

Psychanalyste (Psychanalyse Actuelle) Université René Descartes - Paris 5 Sorbonne

le 4-3-2006

1C’est ainsi qu’il y a longtemps (1975) enquêtant pour la thèse de doctorat d’Etat, je remarquai des sujets très attachés à la langue, première, ou autre, très projectifs, très amoureux, alors que d’autres ne l’utilisent que pragmatiquement voire servilement. Constat énigmatique à l’origine du concept – ou de la théorie – de l’Imaginaire Linguistique. Cf. L'imaginaire linguistique (sous ma direction), Paris, L'Harmattan, 2002, 152 p.

2 Car je ne sais rien de l’Hébreu et ici laissent aller mes associations, sans filet ; mettre le h entre parenthèses dit aussi peut-être quelque chose de très personnel vu ma signature !!

3 Comme je crois, la shoah qui atteint le peuple juif comme nul autre, atteint tout humain : « nous sommes nés là-bas, d’un peuple de cendres », d’après M. Dantec « Les villes sous les cendres ».

4 Ou techniquement : signifiant le représentant dans la chaîne signifiante

5 De mémoire avec choc des langues : ces personnages, dit-il sont des émigrés, parlent allemand…

6 Où s’entend la libido, la libidinalisation (l’érotisation) de la langue subjectivée…

7 Intéressante notation sur le grec et son orientalité occidentale !

8 Cf. notre "Langue nationale et politique", Tel Quel, 68, Paris, Seuil, 1976, p. 97-101. Notion à creuser – car la structuration paternelle, tiers structurant, peut devenir l’engourdissement social, la massification, l’anéantissement identitaire, mortifère, comme Freud l’a noté dans le Malaise, et comme les totalitarismes l’ont produit

9 Son visage reste enfant, toujours dans cet actuel de 8 ans, yeux grands ouverts, mains tendues en geste enfantin, émouvant et la peur dite… et la vie dans les yeux

Bełźec - Entretien avec Guillaume Moscovitz

Comment est née l’idée de faire ce film ?

Lorsque j'ai été à Belzec pour la première fois, en avril 2000, j'ai été, au sens propre, sidéré de voir qu’il n’y avait rien à voir, un petit bois, une forêt, des arbres, une clairière, finalement un paysage extraordinairement banal. Mais cette nature avait quelque chose de tout à fait effrayant, de presque irréelle. Ces arbres avaient été plantés par les Allemands une fois l’extermination terminée pour nier l’existence du camp. Tout est parti de cette image et du lieu lui-même, de la confrontation avec la réalité de ce lieu. Cette image était la négation de la réalité, ces arbres plantés par les Allemands étaient la négation du crime, la négation de l'extermination. J’étais avec un historien qui me montrait où étaient les baraques, les fosses, les chambres à gaz… Il y avait l’image réelle – les arbres, la clairière – et cette image visible était la négation de l’image que produisait en moi le récit de l'historien. Il y avait dans le jeu de ces deux images, quelque chose d’hallucinatoire, de littéralement sidérant. C’est de cette confrontation avec la réalité de l’effacement, avec la violence de cette réalité qu’est né le besoin de faire ce film.

Comment se sont déroulées les interviews avec les villageois ?

Le camp d’extermination de Belzec était dans le village à cinq cent mètres de la gare. Ceux qui étaient vivants à l’époque ont été les témoins de l'extermination. Les habitants du village voyaient tout, ils savaient tout, et la plupart ont fait comme s’ils ne voyaient rien, comme s’ils ne savaient rien. Malgré les petites et les grandes lâchetés, les complicités avec l’occupant, la peur, ou l’héroïsme de quelques-uns, ils ont tous été les "spectateurs" de ce qui s'est passé. Le secret était un leurre imposé par les Allemands avec lequel les habitants du village se sont arrangés. Comment ces gens et leurs enfants on-ils fait pour vivre après la guerre avec tout ce dont ils avaient été les témoins, comment ont-ils fait pour continuer à habiter à proximité d’un lieu pareil ? J’ai beaucoup travaillé autour de la notion de hors-champ, autour de deux aspects de cette notion, parfois antagoniques, parfois complémentaires. Un premier aspect du hors-champ, d'un hors-champ pour ainsi dire "absolu", renvoi à ce qui excède toute vision, à ce qui ne peut être circonscrit dans un cadre, à l'événement incommensurable, immobile du "ça a eut lieu", l'effroyable énormité de la Shoah, de la réalité de l'extermination. L’autre aspect du hors-champ, d’un hors-champ "relatif" s’articule dans le film à ce que les habitants de Belzec ont vu, vision close, proche dans l'espace, témoins des fragments de l'horreur entrevue. Ce hors-champ renvoi à la proximité des gens du village avec le camp, à la contiguïté du village avec le camp ; les convois qui arrivent de l'autre côté de la rue, le camp de l'autre côté des voies, ce qui se passe derrière les arbres…

Au moment de commencer le film, connaissiez-vous l’existence de Braha Rauffman, l'enfant cachée

Oui, je connaissais l’histoire de cette enfant juive cachée dans le village. La femme qui l’avait cachée avait reçu la médaille des Justes. Nous avons retrouvé Braha en Israël. La question s’est très vite posée du statut de son témoignage par rapport au reste du film. Rudolf Reder et Chaïm Hirzsman furent les deux seuls survivants du camp d’extermination de Belzec. Tous les deux étaient morts depuis longtemps lorsque nous avons commencé la préparation du film. Cette absence de survivants est un des points nodaux du film. Braha est une survivante, mais qui n’a pas vécu le camp, une survivante qui n’a rien vu, cachée dans un trou, retranchée du monde des vivants, cachée parmi les morts. Elle ne témoigne pas de l’effacement des traces de l’extermination ou de l’extermination elle-même, mais des effets, en elle, des disparitions collectives.

Une des scènes centrales du film est ce moment où les bulldozers détruisent l’ancien mémorial

Belzec est une immense fosse, les restes des cadavres brûlés ont été enterrés partout sur le terrain du camp. Le sol est sablonneux alors une partie de ces restes est remontée à la surface. Les restes d’ossements affleuraient partout à la surface du sol. Les choses ne pouvaient rester en l’état, l'Holocaust Memorial Museum de Washington en collaboration avec le gouvernement polonais ont donc décidé la construction d'un nouveau mémorial à Belzec. Il y avait alors vaguement une clôture et un monument érigé dans les années soixante à la mémoire des “ martyrs de l’hitlérisme ”, terminologie communiste qui donnait à penser que ceux qui étaient morts assassinés à Belzec, étaient morts dans leur combat contre le fascisme. Il a fallut attendre 1994 pour qu'une plaque soit apposée à l'entrée du site pour dire que 600 000 hommes, femmes, enfants, étaient morts exterminés à Belzec parce qu’ils étaient Juifs. En 1997 des fouilles ont été menées pour déterminer l’emplacement des fosses et des infrastructures du camp. Quand nous sommes arrivés à Belzec pour tourner en juin 2002, commençaient les travaux de destruction de l’ancien mémorial. Mais l’entrepreneur en charge des travaux n’avait pas connaissance de l’existence des fosses. Des restes d’ossements ont été jetés avec les gravats. Tout cela est raconté dans une scène du film où l’on voit l’architecte du nouveau mémorial expliquer à l’émissaire du grand rabbin de Varsovie venu constater les dégâts, qu’il se trouve sur un immense charnier. Là, on est confronté à la matérialité des faits. Le jeune émissaire du rabbin qui vient pour la première fois à Belzec ne comprend pas ce qui se passe. Pourtant il n’arrête pas de dire : “ je comprends ”. “ Et là aussi vous avez trouvé des restes d’ossements? ”. L’architecte lui répond : “ Là où il n’y a pas de fosses il y aussi des restes d’ossements, il suffit de voir l’herbe, l’herbe est blanche. ” Et l’émissaire répète : “ Oui je comprends ”… Mais ça lui échappe, et à nous aussi. Ces restes d’ossements brûlés transformés en poudre, on ne sait plus ce que c’est. Où sont les morts, où sont les cadavres ? Voilà ce que les nazis ont fait et c’est très difficile à réaliser. L’entreprise d’extermination des nazis ne s’arrêtait pas aux meurtres des vies, il continuait avec la destruction des morts. Il y a dans cette nature à Belzec, dans cette nature qui a poussé sur les cendres des cadavres juifs toute la volonté folle des Nazis de réduire les Juifs à cet état de nature, à cet état d’herbe blanche, la volonté de nier non seulement la vie, mais aussi la mort de ceux qu'ils avaient assassinés.

Quelles ont été les influences du film de Claude Lanzmann, "Shoah" sur votre film

J'ai vu "Shoah" à sa sortie au cinéma en 1985, j'avais 16 ans, ce fut une expérience extrême, et je peux dire que ce film ne m'a plus quitté depuis. Lorsque Claude Lanzmann énonce son refus de comprendre, lorsqu'il dénonce l'obscénité absolue du projet de comprendre, il définit ce refus comme la seule attitude possible éthique et opératoire à la fois. Il parle de l'aveuglement comme "seule façon de ne pas détourner son regard d'une réalité à la lettre aveuglante, un mode plus pur du regard, la clairvoyance même". Ce refus de comprendre est l'exact contraire du renoncement, il garde hautes les exigences de savoir et de vérité, il est la seule manière de garder l'œil ouvert, la seule façon pour le regard de faire face, la seule façon de ne pas perdre connaissance, au sens propre comme au sens figuré, dans le vertige qui nous saisit devant la violence de l'extermination. "L'extermination ne s'engendre pas, écrit-il encore, et vouloir le faire, c'est d'une certaine façon nier sa réalité, refuser le surgissement de la violence, c'est vouloir habiller l'implacable nudité de celle-ci, la parer et donc refuser de la voir, de la regarder en face dans ce qu'elle a de plus aride, de plus incomparable ". Ne pas céder sur la réalité, la violence de l'extermination, refuser les schémas explicatifs d'un objet qui serait purement d'histoire, cette éthique du refus de l'engendrement qui va de pair avec l'exigence de clairvoyance, constituent en quelques sortes les principes à la fois éthiques et artistiques qui m'ont guidé tout au long de mon travail sur ce film.

On peut dire qu’il y a un double mouvement dans le film : l’un va vers la destruction et l’autre, à travers le récit de Braha, qui va vers la sortie du trou à travers le témoignage d’une survie.

Oui, le récit de Braha où elle raconte cette enfant cachée qu’elle a été, cette enfant retranchée du monde des vivants, est en quelque sorte à la fois le contre - champ des témoignages des habitants du village, et le contre - champ du camp d’extermination, de cette matérialité de l’extermination évoquée tout à l'heure

Entre le début et la fin du film du temps a passé, mais dans la vision de ce lieu on a fait un retour en arrière et c’est sensible dans la forme même du film.

Je pense que le film agit par couches. Il y a peut-être dans ce déplacement du temps la prise en charge de la réalité de ce lieu aujourd’hui. C’est à cela que mène le film. Ce lieu n’est plus le même au début et à la fin du film. Quelque chose de la réalité de ce lieu s’inscrit pour nous, quelque chose de la réalité de l’extermination et de son effacement. Quelque chose advient par le film, et ce qui advient en quelque sorte, c’est l’existence de Belzec. " L’histoire du Reich millénaire, a écrit Primo Levi, peut être relue comme une guerre contre la mémoire, une falsification de la mémoire, une négation de la réalité allant jusqu’à la fuite définitive hors de la réalité ". Belzec est le lieu paradigmatique de cette entreprise. Dans un certain sens, Belzec n’existe pas ; qui connaît aujourd’hui l’existence du camp d’extermination de Belzec ?

Bełźec - Intervention du Père Patrick Desbois

Mesdames, Messieurs,

C’est un hommage, pour moi, que de présenter le film BELZEC.

Je n’oublierai pas que, lorsque j’ai emmené Guillaume Moscovitz, pour la première fois à Auschwitz et à Belzec pour rencontrer les témoins dans un voyage que j’organisais, nous avions laissé Guillaume sur la Judenramp.

Sept heures plus tard, il y était toujours.

Il a su durer, là où beaucoup ne faisaient que passer. Belzec, camp d’extermination était totalement oublié, c’était un pré vague où reposaient des centaines de milliers de victimes juives.

Pour la mémoire de ceux et celles qui par centaines de milliers ont été abattus, comme on abat les animaux, Guillaume a osé durer, jusqu’à ce que vous puissiez, ce soir, voir BELZEC, les voisins du camp, la population, bref les humains, ils ne passent pas parce qu’ils habitent à Belzec.

Cette rencontre des gens qui ne passent pas, constitue, sans doute, un vibrant hommage et un acte posé contre le Reich qui voulait que rien ne reste.

Pour avoir duré à Belzec, je tiens à l’en remercier.

Père Patrick Desbois - Comité Épiscopal des Évêques de France pour les Relations Avec Le Judaïsme

le 22 novembre 2005

Shoah et transmission, crime contre l'humanité et rupture de l'histoire (Approche psychanalytique) - Par Jean- Jacques Moscovitz

Préambule

Le texte qui suit a fait l'objet d'une présentation orale, sans avoir été publié, lors du Colloque "Criminalité, Humanité, les pratiques en crises: médecine, psychanalyse, droit", au Centre Georges Pompidou les 9 et 10 novembre 1989 .Il tente aujourd'hui de transmettre la nécessité de respecter, dans le cadre de ce numéro du "Monde Juif" sur les Procès, l'opposition, constructive selon moi, entre , donc, les Procès eux-mêmes, lieu d'archives, d'énoncés toujours plus précis dans la prise en compte des faits et l'accumulation des savoirs, d'une part, et d'autre part une œuvre, Shoah, de Claude

Lanzmann . Que le lecteur ne trouve ici que l'observance d'un enjeu, celui de la transmission à partir de mon expérience de psychanalyste qui, éclairée par les travaux des historiens, des juristes, mais aussi par la création filmique, littéraire, artistique, se doit de dire les difficultés inhérentes à la transmission, depuis la Shoah, auxquelles il est amené à se confronter dans l'écoute des patients.

Rupture de l'Histoire

La dimension de l'interdit convoque à dire ce qu'est la loi quand celle-ci ne peut plus punir dés lors que la grande Histoire, rompue, se confond avec celle des familles comme avec celle de l'individu, dans son intime le plus profond. Intime à l ‘évidence bordé par le collectif - la société- du fait de la vie quotidienne. Quand le crime, par sa magnitude ne peut être justiciable, il ne se soumet pas à l'impératif de la Parole, de l'Histoire, des Lois, de telle sorte qu'il participe à la criminalité de la loi. Plus le

crime est injusticiable, plus la transgression devient destruction de la loi. Et l'intime de chacun devient de plus en plus irréparable de façon visible ou invisible.

Un tel injustifiable a des effets de dévalorisation de ce qu'est la vie, la mort, la jouissance de la vie, la parole, l'éthique comme cadre à la vie quotidienne avec ses jouissances, ses souffrances, cadre à l'intime qui ne peut que se d&valoriser toujours plus . oui, plus la transgression est dominante et plus la loi chute, est détruite.

Un tel injustifiable a des effets de dévalorisation de ce qu'est la vie, la mort, la jouissance de la vie, la parole, l'éthique comme cadre à la vie quotidienne avec ses jouissances, ses souffrances, cadre à l'intime qui ne peut que se d&valoriser toujours plus . oui, plus la transgression est dominante et plus la loi chute, est détruite.

Dans une telle approche doivent être pris en considération les rapports de la fonction de la parole à l'institution quelle qu'elle soit : de soins, de formation, de transmission. Le psychanalyste, qu'il le veuille ou non est implicitement convoqué à prendre position, du simple fait qu'il est le lieu de l'adresse de la parole, de l'inconscient... N'existe-t-il pas une fonction précursive par rapport à l'actuel chez le psychanalyste, qui l'appelle à dire un peu plus que les autres praticiens de la parole ce qu'est le prochain depuis la Shoah ?

Là, le lien social se tourne vers ce qu'est le politique. Comment le politique, le prochain donc, pourrait-il se nourrir de ce qu'est la transmission d'inconscient, depuis 1945, depuis les Procès de Nuremberg ? Peut-être est-ce le point

Europe, là où s'est commis le crime, qui nous relie désormais, carrefour et franchissement tout à la fois ?

Oui, si nous savons que dans tout crime quel qu'il soit une partie est justiciable, une autre ne peut l'être, la magnitude du crime commis contre les juifs, est aussi contre les malades mentaux, les tziganes, les homosexuels par la mise en marche administrative par les criminels des actions de meurtres, montre combien l'injusticiable est prévalent, de très loin. L'œuvre de Claude Lanzmann,

Shoah, inscrit magistralement, dans notre actuel, présent plus que présent , ce qui s'est passé . Et que les Procès pour Crimes contre l'humanité en ont écrit l'Histoire.

La Shoah a eu lieu. Ses conséquences actuelles ne sont pas terminées. "Crime contre l'humanité", "meurtre de masse", signifient que la mort est devenue meurtre à un niveau collectif où les humains sont pris dans la globalité des crimes. C'est dire qu'au niveau subjectif l'humain est aussi mis à mal : l'intériorité psychique, l'inconscient, doivent être requestionné radicalement, aussi bien au niveau de la pratique, de la théorie, que dans les rapports que la psychanalyse entretient avec d'autres praxis : médecine, droit ; et d'autres disciplines : histoire, science, théologie. Comment savoir ? Comment dire cela si

l'inconscient est essentiellement interrogation ? Comment chacun pose-t-il sa question, s'il en appelle à un lieu où le corps a disparu, à un lieu sans père -D'où viennent les parents ? - à un lieu sans mémoire, ou du moins affublé d'une mémoire brisée, fracturée ? Surgit alors cette nécessité de parler au présent plus que présent malgré la fugitivité des problèmes, fugitivité faite, aujourd'hui, des retours actuels de mémoires délivrés dans le langage de tout un chacun.

A ce questionnement,

Shoah lance un signe qui ne laisse pas indifférent, le cri. Le cri d'une femme sans corps, sans père, sans mémoire... fonde le silence. Cri perdu d'une femme prise sous les décombres de la Shoah et que Kajik cherche en vain. Qui est cette femme ? Quel est ce cri qu'on pourrait dire "muet", arraché de nulle gorge, issu de nulle bouche, seulement transporté, transmis, transféré par ce combattant juif du ghetto ?

(...) "et soudain j'ai entendu une voix de femme qui appelait du milieu des ruines. J'ai fait le tour de ces ruines, je n'avais bien sûr pas regardé ma montre, mais j'ai l'impression que j'ai passé une demi-heure à faire le tour, à essayer de la situer d'après ce son de voix qui me guidait, et malheureusement je ne l'ai pas trouvée (...)

Qu'est-ce qu'un corps pour le juriste, le médecin, le psychanalyste depuis les procès et le code de Nuremberg, depuis 1947 ? Qu'est-ce qu'avoir un corps dans la clinique analytique, si tant de corps ont disparu ?

A la question : "Qu'est-ce qu'un corps ?", quiconque a tendance à répondre, qu'il en est de lui comme de la liberté ; tant qu'on le possède tout entier, intact, on n'a rien à en dire directement ; il s'exprime de lui-même à travers le langage. Mais dès qu'il subit une entame, on a besoin de parler de ce manque réel, pour donner malgré tout existence au corps, l'obliger en quelque sorte à vivre quand même. Démarche désespérée : quelque chose de l'inconscient ne se laisse pas

faire -faire étant à prendre au sens de fabriquer - et reste non symbolisé, de l'ordre du fait : le factuel.

Depuis le Shoah, c'est à partir de la disparition en masse que le corps est pris et c’est ce dont il doit se déprendre, et ce pour prendre une valeur d'instance vivante susceptible de permettre la découverte de l'atteinte du psychisme. C'est authentiquement se préoccuper de la pensée : des suspens de la pensée. Disparition légale, voulue par l’Etat nazi, génocidaire, avec la complicité des nations, telle que ce n'est pas le techno-scientisme, la fabrication du cadavre, qui dans la Shoah seraient prévalant par les nouvelles "techniques", mais l'avancée juridique "moderne" d'une loi; soutenue par le politique, faite pour détruire en silence. Destruction des juifs d’Europe. Loi productrice de son propre effacement, anéantissant toute trace d'elle-même et de son énonciation. Production d'une "criminalisation" de la loi, insoumise à tout jugement humain : d'où la nécessité, si complexe soit-elle, de la notion de crime contre l'humanité, nécessaire face à l'irreprésentable de la Shoah, de sa non figurabilité, de son aspect "injusticiable".

Le corps.

Quelle est alors la visée du psychanalyste sur la question du corps, si le corps dans la séance d'analyse est celui qui est parlé, transmis ? En effet, la pratique de la psychanalyse est

éthique, c'est-à-dire structurée de telle sorte qu'elle met en acte ce qui est/ ou ce qui vadevenir parole. Précisément cet acte se situe entre parole et corps, entre la parole et mémoire - au sens "d'oubli" et de levée de cet oubli -le refoulement- . Sans le corps, aucun acte n'est possible, aucune parole n'est dicible. Si la mort, c'est d'abord la mort d'un homme, qu'en est-il quand les corps ont disparu ?

Prendre pour point de départ la question du corps - hypothèse inévitable depuis sa destruction dans les chambres à gaz - risque de conduire à

toucher le vrai tout en laissant échapper la vérité, ou du moins la vérité de la question inaugurale, celle de l'origine de la question même: qu'est-ce qu'un corps ? Aussi, bien, le problème se pose de la sorte : On s'habitue au réel - au réel de la destruction et de la disparition des corps - mais la vérité on la refoule, car par opposition au vrai, la vérité de l'humain exige un tel requestionnement radical. Shoah montre un réel qui déplace la certitude de chacun. C'est en quoi chacun doit prendre en compte la création artistique qu'est ce film. Et cela pour mieux être face à ce que est le crime contre l'humanité. Il est donc nécessaire de parler de dessaisissement/ressaisissement de la pensée, de la mémoire, du savoir. Seul mode de reconnaissance de leur existence entre le fait de savoir le vrai, à un niveau collectif, et sa représentation individuelle pour chacun : la vérité de chacun. Entre les deux il y a un manque, un écart qui empêche de les confondre, manque qui fonde le rapport de l'humain à lui-même. Or ce manque est, pour le nazisme négateur de l'histoire, la cible à détruire volontairement en réduisant à néant les corps. Parce qu'ils affirment : "cela ne s'est pas produit", les négationnistes d'aujourd'hui, tout comme les nazis, sont des "assassins de lamémoire". Ils font l'apologie de l'inexistence en soi : "celle de la femme, du sujet, du rapport sexuel, des arbres" et pourquoi pas aussi des camps, du gaz des camions de Chelmno-sur-Ner. Formulons-le ainsi : pour le négateur de l'histoire, ce qui n'accède pas à une représentation (la vérité) n'existe pas, n'est pas vrai.

Plus généralement, pour chacun d'entre nous, il y a volonté de remplir le manque, pour tenter malgré soi d'ignorer qu'il n'y a pas de savoir représentable de la Shoah, de façon à ce que cet effacement là se perpétue dans de la jouissance ignorée de ce qu'il est. Savoir ou jouir ? La mémoire reste impossible à dire, à penser, à mémoriser. L'horreur, selon le psychanalyste, est que ça jouisse en masse sans savoir. Il y a nécessité donc au contraire, à se dessaisir un par un de la masse. Ce un par un étant autre que l'ensemble des "uns" qui constituent un total, manifeste par excellence la position où chacun doit perdre cette jouissance-là, ignorée, ou peu probablement ressentie : chacun, chacune, psychanalyste ou non a à savoir cela. Peut-être est-ce la raison de l'avancée du mot de

jouissance par les psychanalystes depuis 1945, au sens de n'en rien vouloir savoir et dont Freud ne pouvait pressentir la signification actuelle avant Auschwitz . Pour supposer l'existence de cette jouissance-là, il faut avancer d'autres hypothèses, mettre à l'épreuve les changements de la psychanalyse depuis lors, aussi bien comme pratique que comme reflet du monde où nous vivons. Et notamment l'hypothèse defantasmes originaires actuels qui, s'ils restent enracinés aux désirs humains, n'en font pas moins limite à la théorie et à la pratique freudiennes . Parmi de tels fantasmes notons d'abord celui de la mort objective, distribuable, consommable, et non plus subjective, limite au désir, et aussi celui de la massification : une foule poussée dans des trains conduisant au meurtre de masse. Au cœur de l'Europe. La pratique psychanalytique consiste à se tenir dans le cours, dans le voisinage des pensées de l'autre, le patient. Et si la discipline freudienne continue d'exister après Auschwitz, c'est sans doute qu'il ne peut en être autrement du simple fait qu'évoquer l'origine, c'est questionner la fonction paternelle qui reste le point central de la discipline. La fonction paternelle

consiste à rendre impossible la connaissance idolâtre que l'humanité aurait possédée à propos de la séparation mort/vie et qu'elle a dû laisser choir dans l'oubli. Savoir qui, un jour, aurait été connu. Une fois disparu un tel savoir instaure et le temps et la peur de l'origine du temps. Ce que les psychanalyste nomment inceste, soit l' interdit radical de retour à l'origine. D'où le terme d' origine symbolique afin de mettre en acte l'absence de père originaire, soit de Dieu, au sens religieux du terme. Origine symbolique signifie qu'elle serait vide : un lieu sans père, sans corps, mais lieu d'une mémoire faite de traces du travail pour rendre absent le savoir sur la mort et sur le père originaire, sur Dieu, qui pour le Judaïsme, se révèle être irreprésentable. Tout cela les psychanalystes le nomment le registre symbolique, soit comment le psychisme humain -le mot humanité n'oblige-t-il pas à le préciser ici ?- produit des re-présentations de ce qui fait sa mémoire où s'inscrivent des traces qui précisément constituent l'intériorité de l'homme avec ses souvenirs, c'est-à-dire sa façon de percevoir la réalité aussi bien de son monde intérieur que celle du monde extérieur. Par cela existent les rapports de soi à soi, à son autre,:au prochain. Si réellement la destruction du père en place d'origine, la destruction du corps et de la mémoire en place de cibles, ont lieu, que devient l'autre, en particulier dans son rapport à la mort ? De fait l'humain ne sait pas sa propre mort, il ne peut se la représenter à lui-même. L'inconscient ne connaît pas la mort est une des assertions freudiennes des plus importantes de toute la discipline psychanalytique. Sans cela pas de psychisme, pas de désir de parler, de dire sa mémoire... Ce Père Primordial ( soit premier dans le temps) est de l'ordre de l'abstraction, en tant que père originaire, il est donc irreprésentable, et il est porteur radicalement de l'interdit d'un savoir sur la mort, de l'interdit de l'idolâtrie .( C'est en quoi il ressemble au Dieu du monothéisme). Ce père-là a été en quelque sorte "désabsentéisé" concrètement, dans le réel de notre temps, lorsque la tentative nazie a plaqué une origine concrète à l'humanité : proxime de cette question, le peuple juif tout entier, suivi de son meurtre de masse effectif, sa destruction, la Shoah. Or la psychanalyse nous fait entendre qu'un tel Père a pour fonction, de mettre l'humanité face à un meurtre symbolique qui la fonde, et donc d'inscrire l'absence de savoir sur la mort, savoir enlevé à l'humanité un jour tel qu'elle va alors exister, progresser C'est dans L'homme Moïse et la religion monothéiste que Freud aborde cette question. Enlevant Moïse aux Hébreux, il en fait un Egyptien, un Ethiopien, ii met en texte le point origine de l'humanité par l'avancée qu'un meurtre d'une personne éminente a eu lieu et qu'il sera oublié. L a thèse de Freud veut que, oubliée, une telle origine par le meurtre symbolique, revient sous la forme du monothéisme. Freud nomme cela : "héritage archaïque" : des traces, signes d'autres traces, et uniquement des traces d'un meurtre originaire qui reste introuvable, non "sachable", posé comme point origine , mais qui, probablement, n'a jamais eu lieu . Sinon en récit : il était une fois un père originaire que ses fils auraient tué pour prendre sa place, ses femmes, ses jouissances afin d'envi-sager de se les partager, de devenir des frères, une société...

Geistigkeit - Progrès dans la vie de l'esprit avec renoncement aux pulsions - est le terme de Freud pour qualifier ce processus. Le Père primordial est radicalement absent au départ - il prendra sa figurabilité dans le complexe d'Oedipe. Il s'inscrit par sa trace et par son effacement, promulguant un doute structural, une bifidité entre trait et retrait de savoir, entre le Un et le Zéro . C'est une origine symbolique, de l'ordre du récit, antécédence logique telle que le meurtre du père n'est pas pulsionnel, n'est pas une action. Mais il est symbolique. C'est une épopée textuelle. Ainsi le monothéisme est tout aussi bien zérothéisme. Ce meurtre primordial signifierait que la mort existe et impose le renoncement à l'immoralité. Il fait limite au savoir sur la mort. Ce père mort par le meurtre symbolique devient une instance : l'absence radicale de savoir sur l'origine qui resterait opaque ; en sorte que la dimension du savoir qui différencie la mort de la vie lui serait coextensive. Ainsi la fonction du Père originaire est celle du dessaisissement du savoir sur la mort, fondateur de l'humanité. C'est ce que le nazisme a bouleversé en changeant le statut de la mort qui de limite singulière au désir et à la vie, est devenu objet distribuable sous la forme du meurtre de masse. Cela nourrit les fantasmes originaires actuels centrés sur la mort et sa massification. C'est en quoi cette tentative de destruction de l'humanité rejoint la question de l'origine. André Frossard n'écrit-il pas :"Il y a crime contre l'humanité lorsqu'on tue quelqu'un sous prétexte qu'il est né"

Le meurtre symbolique vise l'absence d'un savoir fini sur l'origine qui reste une question : un doute fondateur inhérent à l'altérité dans le langage.

Le nazisme entreprend de confondre les traces et les meurtres, les aspects symbolique et réel de l'origine. Il efface, il tue le doute de structure en attaquant le Juif, le Gitan, le malade mental, le Slave, et l'humain/lieu de l'altérité : tout ce qui est d'une origine pour lui

intolérablement non concrète, mais symbolique de l'humanité. Selon la psychanalyse, la mort n'est pas inscrite dans l'inconscient. Pourtant, avec la notion "d'instinct de mort", qui trouve peut-être une de ses sources dans les horreurs de la guerre de 1914-18, Freud pose la mort comme antécédence à la vie. Antécédence qu'il est impossible au sujet d'atteindre - il travaille cette question dans Au-delà du principe de plaisir, à propos de la thèse de Sabina Spielrein : La destruction comme cause du devenir, publiée en 1912. L'instinct de mort permet à la fonction paternelle de retrouver sa qualité symbolique, soit l'effacement du savoir sur la mort. Insu désormais qui interdit corrélativement - et ceci signe la Loi du Père - tout retour à l'origine, à l'inceste.

Du fait de la disparition totale des corps est concrétisée l'horreur dans une l'absence de savoir sur la mort qui, presque, devient pour un peu un accès à du savoir possible alors . D'où l'horreur renouvelée.

C'est à ce niveau que le psychisme humain -l'humanité- doit être requestionné. L'éthique de la psychanalyse reste en effet sans garantie préalable à la pratique. L'analyste n'a pas à suivre le modèle de la science en vérifiant sans cesse la validité ou la réfutabilité des notions de Freud, de Lacan ou de tout autre psychanalyste. Tout au contraire, il doit se confronter à ce qu'est son acte : l'acte analytique dans la pratique, face à l'actuel du temps où nous sommes montre la rupture de l'histoire des années 40. Mais cette rupture

atteint-elle l'acte analytique et le savoir du psychanalyste ? C'est cela qui nécessite le questionner sur l'atteinte actuelle de ses opérateurs de sorte qu'une telle rupture de l'histoire pousse l'analyse à l'existence. Aussi bien, il nous faut articuler la psychanalyse- les pensées dont on se demande où elles vont - avec le lieu sans père - fondement structural de l'humanité. Soit comment l'inconscient lui-même est à la recherche de son inscription sur fond d'absence, d'absence de savoir sur la mort.

Voilà pourquoi il importe tant de repérer la place de la mort depuis le Shoah, depuis la destruction en masse des corps, partis en fumée. Meurtre métaphysique de la mort. Cela ne peut être reconnu que si s'instaure aujourd'hui la séparation entre actuel où l'humanité dans la parole est repérable et factuel où elle ne l'est pas encore, mais reste un fait brut ni mémorisable, ni historicisable. Un petit coin pour Dieu, de théisme est-il nécessaire aujourd'hui ? Certains ont voulu le voir depuis le nazisme. Il n'en est rien. Les nazis ont mis en œuvre la sélection de sous-hommes, de déchets, à éliminer absolument. Un déplacement du point d'élection divin a-t-il si bien réussi que le rapport à Dieu ait changé ? Dans le passage à l'acte, à la sélection le sang est devenu la seule vérité. Identique pour "quatre-vingt millions d'allemands", ce sang implique la fixité et l'inamovibilité, la disparition du temps, l'abolition du sexuel dans la parole, l'appel, la partage, l'amour, puisque la différence en a été effacée, un même sang pour l'homme, la femme, l'enfant. Pour les juifs, pour l'humanité, l'opérateur du monothéisme suppose la question toujours ouverte, celle d'avoir "tous un même Dieu". Dire que les nazis souhaitaient s'équivaloir à des divinités, signifie qu'ils voulaient tous posséder le même sang. Mais l'existence finale de leur seul sang impliquait la nécessité de la destruction d'un "sang inférieur" au leur : nous sommes dans une sélection biologique de l'ordre du représenté déployé dans un espace totalitaire, par opposition à l'élection monothéiste lestée par la parole et la voix, permettant l'existence d'une place vide pour le vide. "Avoir tous un même Dieu", aussi innommable soit-il, laisse entendre qu'il est nécessaire de le partager au risque de devenir névrosé et que Freud se retrouve dans la logique d'inventer la psychanalyse, parce qu'ont échoué la religion, la science et la littérature dans les démocraties bourgeoises du XIXème siècle. La psychanalyse offrirait aujourd'hui, un petit coin de zéro- théisme opératoire : un lieu qui s'indice du vide autorisant l'altérité. A Jérusalem, existe, indiquée en hébreu, arabe, anglais, une Place Sigmund Freud qui actualise le non-lieu comme tel, certes de façon anecdotique, et présentifie le vide : aucune adresse postale n'y est possible puisqu'aucun édifice, aucun monument, aucune maison ne s'y dressent. Cette place se situe entre le "Chemin des Fantômes" : Emekréfahim, le "Chemin vers Bethlehem" : Dehrer Eethlehem, et une voie de chemin de fer…

Mise à mal...

Quand quelqu'un dit, il se dit. Comment le sait-il surtout face à l'horreur de la disparition des corps ? Cela se dit en mémoire corporelle et en oubli, en mémoire brisée, fracturée. De là cette nécessité de ma réflexion sur l'origine, pour repérer comment le dessaisissement où la Shoah nous laisse, s'inscrit ou non dans la signification, celle de notre vie quotidienne. Comment induit-elle un rapport à la réalité à venir... Cela nécessite la prise en compte d'une part actuelle de la réalité collective, de la réalité tangible, en sorte que la tangibilité n'est

pas toute prise dans le langage -car de ce point de vue existe la réalité du factuel, du non-dicible. C'est bien ce qui est interrogé à propos du rôle de l'analyste par rapport à l'actuel, entendu dans le "se" de l'affirmation, "quand il dit, il se dit..." Oui. Comment le sait-il ? Soutenir cela permet d'articuler l'actuel de la psychanalyse, à l'histoire de son mouvement, en sorte que la psychanalyse peut aujourd'hui s'autoriser à comparaître devant le retour des années 40, quand a eu lieu la Shoah

La Shoah a eu lieu

Elle a mis à mal la mémoire, le langage, la psychanalyse, au niveau de la transmission aussi bien de soi à soi, qu'entre les générations de la première à la seconde, puis à la troisième, et maintenant à la quatrième.

La Shoah a eu lieu

.. Pour l'humanité toute entière, pour ceux après Auschwitz, pour les familles qu'elle a frappées à mort, elle n'est pas sans conséquences individuelles autant que collectives. Ces conséquences sont équivalentes à la difficulté d'en parler. Difficulté elle-même inhérente à ce que la Shoah a eu lieu, soit que le tiers des juifs a été anéanti, dessaisi du reste de l'humanité.

Et un dessaisissement tout autre doit s'effectuer. Il faut récuser la tentative de faire de la Shoah un sacrifice religieux soi-disant à valeur fondatrice pour les survivants et pour ce que nous sommes chacun,, tel qu'un certain discours chrétien s'y emploie, par exemple dans le parallélisme entre la mort du Christ sur la croix - mort dont le tombeau vide manifeste la résurrection - et la disparition en masse des corps par les gaz et le feu.

Une transmission s'effectue grâce aux témoignages des déportés et des rescapés des camps de la mort, et à l'activité créatrice de certains. Ainsi, remémoration et temps travaillent ensemble pour que le fil des générations reprenne et que leur télescopage diminue. Cependant, actuellement, de nouvelles difficultés surgissent au niveau des médias, du politique et de leurs discours : trop de mots pleins du plein des mots, des blocs de mots attractifs ou répulsifs. Si, par les Procès, la dénazification dans le langage s'effectue, elle n'en a pas moins parfois, un aspect symptomatique : par exemple l'usage des propos

suspects, voire antisémites, signe même de l'impossible de l'élaboration sur la Shoah, en particulier du fait qu'elle ne soit pas figurable et inscrite dans un savoir fini. C'est une des difficultés majeures, d'autant plus grande qu'elle se transporte par le discours collectif, mettant les victimes en place de témoins, sinon en place de conformité sur ce qui s'est abattue sur elle.

C'est une des raisons qui s'est imposée pour que soient abordés ici le texte du Moïse de Freud et le film Shoah, qui, après Auschwitz reprend au point où Freud nous laisse, avant. Le film évide l'origine du savoir sur la séparation mort/vie, cette origine ne pouvant que rester vide de tout savoir. Aussi bien, le doute structural sur la question de l'origine symbolique se trouve à nouveau inscriptible. La fonction symbolique séparatrice du père primordial reprend ses droits. Sortis d'Egypte, les Hébreux refusèrent toute reconnaissance et tout culte de la mort pour la mort, la séparant radicalement de la vie, et plaçant celle limite comme point éthique le plus intime de l'humain. Sortis du Judaïsme, les Chrétiens, du fait de la crucifixion de Jésus, fils de Dieu, concrétisèrent sa mort comme limite universelle, déléguant avec Paul de Tarse, cette limite à une institution : l'Eglise. Deux mille ans plus tard, Hitler, au cœur de la "civilisation" la plus avancée, suivant les frayages de l'antisémitisme, met en acte l'a-sémitisme, la suppression des juifs comme début de la destruction de toute l'humanité.

Shoah est un événement, un événement de langage. En effet, nul ne peut contester que Shoah est le nom propre, le titre qui convient au contenu du film. Ce mot est un

nom propre, parce qu'il montre l'inclassable, l'irreprésentable de la Shoah qui ne peut s'inscrire dans aucun savoir déjà constitué. Le Shoah n'existait pas avant d'avoir eu lieu. L'irreprésentable de la Shoah est son mode d'existence : c'est son existence même. C'est en quoi, comme inscription dans l'Histoire, le Crime contre l'humanité permet de nous situer par rapport à une telle œuvre. Le nom propre Shoah est événement de langage, parce qu'il nomme le vide en lui comme vide de savoir. Vide qui, en retour, fonde le nom Shoah. Et comme tel, il est dessaisie du savoir et a valeur d'interprétation. Il allège certes, mais aussi engage à reconnaître ce vide du savoir sur l'origine et sur la mort. Il rend l'origine absente à un savoir sur elle-même et force à la symboliser. Acte d'interprétation, oui. car la Shoah ne pouvant être originaire fait apparaître un lieu vide, où, pour chacun, surgit l'exigence d'affronter ce vide, de penser contre ce vide, de penser contre ce mot terrible : "Shoah". Ce nom permet d' avoisiner les conséquences du nazisme, c'est-à-dire d'empêcher de poser la Shoah comme "expérience fondatrice d'une tradition nouvelle pour les survivants". Une telle formulation est une maladresse grave que la notion de Crimes contre l'Humanité n'a pas empêchée. Elle évoque que le discours théologique est entamé par la Shoah, comme beaucoup d'autres disciplines le sont aujourd'hui, puisque cette "fondation" a été voulue par le IIIème Reich à partir de la "solution finale de la question juive" : Destruction de tout un peuple en vue d'une humanité uniquement biologique. Shoah est la mise en récit singulière de la mort singulière dans son mystère, celle de chaque disparu. C'est une mémorisation dans le présent vivant, d'une mémoire vivante, pour des générations vivantes. Cette mémorisation procède de la force de chaque détail du film dont l'ensemble est remémoration en acte. Au-delà de l'ensemble des détails un détail supplémentaire doit être mémorisé. Il consiste à parler la parole, à faire surgir un temps singulier tissé par ce détail-là, aussi immense que chacun des autres pris en particulier. Ce détail supplémentaire c'est la remémoration elle-même, posée comme événement et temporalité, dans le langage.

"Mot hébreu, Shoah en français est français, anglais en anglais, espagnol en espagnol". Evénement de langage qui implique de parler au présent, de ne pas accepter des "parce que"... G. Steiner, dans

Language and Silence (Penguin Books, Londres, 1969, p.119) avance "Le noir mystère de ce qui s'est passé en Europe est pour moi inséparable de ma propre identité. Précisément parce que je n'y était pas...".

Chacun s'arrime à un fil qui le relie fortement à "là-bas" pour s'en saisir. Ce fil est symboliquement analogue à ce qui, le rattache au contemporain. Ce fil fait lien à la mémoire qui se travailla sans cesse pour revenir d'où elle vient, et faire lien à l'actuel. Il est une part du Réel, la marque enfin reconnue du non-deuil d'un impossible deuil. En effet, la génération d'avant ne possédant pas les opérateurs de transmission pour la génération d'après, cette dernière était menacée à son tour du même impossible deuil. Sans Shoah, les enfants encouraient le risque de rester parlés par une mémoire brisée plutôt que d'être à même de la parler .

Abraham Bomba, (Israël), survivant de Tréblinka.

"C'est ce que les SS appelaient le "boyau" ?

Non, ils disaient, voyons... "Le Chemin du Ciel".

Himmelweg ? Oui, Himmelweg : "Le Chemin du Ciel"

"Chemin du Ciel" où les Juifs fouettés, battus, sont jetés, effrayés et nus, à la "désinfection" -entlausung- avant d'entrer dans la chambre à gaz/solution finale -endlösung- Comment peuvent-ils savoir ? Et même s'ils savent, ils ne peuvent pas savoir qu'ils savent, s'agissant du changement de statut de la mort qui de subjective devient objective, en sorte que la disparition d'un seul humain dans sa singularité, voit son mystère effacé par la disparition en masse. Ceci n'est pas l'un des moindres points de la dénazification de la mort, du langage, à accomplir aujourd'hui du fait de Shoah, et depuis les Procès de Nuremberg .

Jean- Jacques Moscovitz

1. Ecrit en 1992 seules les notes bas de page sur Shoah sont mises à jour (DVD et livre éd. Fayard 2001)

2. C. LANZMANN, Shoah, in DVD4 chap.20, p. 283-4 Fayard 2001

3. Cf. P. VIDAL-NAQUET, Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987. Cf. p.14 : "Sont ainsi renvoyés à l'inexistence : le rapport sexuel, la femme, la domination, l'oppression, la soumission, l'histoire, le réel, l'individu, la nature, l'Etat, le prolétariat, l'idéologie, la politique, la folie, les arbres". Malgré lui, l'auteur montre que l'inexistence, mise en avant par l'enseignement de Lacan, par exemple, est utilisable par les négationnistes de l'histoire. Cela souligne le risque de confusion, voulue ou non voulue, entre inexistence et irreprésentable.

4. Jacques LACAN, psychanalyste, connu en France et à l'étranger ,surtout dans le monde latin plutôt qu'anglo-saxon, 1901-1981, a enseigné pendant 25 ans sous l'intitulé : Le Séminaire.

5. S. FREUD, L'homme Moïse et la religion monothéiste, Paris, N.R.F., Gallimard, 1986. Fin de l'œuvre de Freud, l'ouvrage paraît en allemand à Londres, il est édité à 2000 exemplaires en 1940... !. Freud décède le 23 septembre 1939.

6. A. FROSSARD, Le crime contre l'humanité, Paris, Robert Laffont, 1987, en exergue à son ouvrage.

7. Cf. J.J. MOSCOVITZ, "Savoir et non savoir en question" in ouvrage collectif sur "Shoah-film, des psychanalystes écrivent". Ed. Grancher. Paris 1991.

8. S. FREUD, "Au-delà du principe de plaisir" (1920), in Essais de psychanalyse, Paris, P.B.P., n°44, 1984, p.103, note 13. Cf. Sabine Spielrein, Die Destruktion als Ursache des Werdens (La destruction comme cause du devenir), J.D. psychaonal, psychopath. Forsch, IV, 1912.

9. Cf. l'étude complète sur Sabina Spielrein par J. Nobecourt et M. Guibal, Sabina Spielrein entre Freud et Jung. Paris, Aubier Montaigne, 1981.

10. Les Discours secrets de Himmler, Ed. Gallimard-Seuil.

11. Cf. S. RUSHDIE, "La Police des Pensées", in Les Temps Modernes, 44ème années, Paris, avril 1989, n°513. Cf. p.5 : Monsieur X. "perd sa foi et se retrouve avec un trou à l'intérieur de lui, un vide dans la chambre vitale". Je possède, mois aussi, ce vide qui a la forme de Dieu. Incapable d'accepter les vérités absolues et irréfutables de la religion, j'ai essayé de remplir mon vide par la littérature.

12. On lira à ce propos, la revue Regard, n°221, qui donne les références d'un ouvrage aux Editions Le Thielleux, Fragments et extraits de Jean Paul II, Karol Voijtyla, à propos de Maximilien Kolbé, patron de notre siècle difficile, Paris, 1982, 159 pages.

13. Il y est montré, par exemple, que Jean Paul II, dès 1971, avant son pontificat, avait promu le "concept d'Auschwitz", comme si un savoir préhensible, pouvait enfin être établi, prônant par là-même une équivalence très nette entre mort de masse et mort du Christ. "L'affaire du Carmel d'Auschwitz" en témoigne assez, "comme on le sait". Cf. les articles de G. Rabinovitch et B. Suchéky dans la rubrique : "Rebonds", in Libération du 1 mars 1989, et du 28 juillet 1989.

14. Propos tenus par Jean Paul II. Cf. supra, p. note .

15. A-L STERN, "Eclats de la Nuit de Cristal", in Les Temps Modernes, Paris, décembre 1988, n°509, pp.30/40.

16. Cité par Nadine Fresco, "La diaspora des Cendres", in Nouvelle Revue de Psychanalyse, "L'emprise", n°24, automne 1981, p.209, note 1.

17. Jean-Jacques MOSCOVITZ : "D'où viennent les parents ?, Essai sur la mémoire brisée", Edition Armand Colin, Paris, 1991, p.222.

18. C. LANZMANN, Shoah, DVD 3 chap 2 p.162.

« Je suis ici, je suis d’ici » - Par Jean-Jacques Moscovitz

Décembre 2005, projection du film «Un rêve algérien» de Jean Pierre Lledo avec Henri Alleg, dans une suite de quatre documentaires, des films d’auteurs, des films de cinéma, laissant la fiction et leur construction au seul terme un peu court parfois de « cinéma ». …Question ouverte, à maintenir telle…

Côté cinéaste

Aujourd’hui l’auteur d’un documentaire nous laisse implicitement face à sa création, en nous impliquant dés lors bien plus à notre place de spectateur… En un mot, certaines fois le documentaire, film de cinéma, dérange plus radicalement qu’une fiction…

Comment nous propose-t-il une certaine libération, une possible symbolisation, voire une éventuelle créativité, au moins pour soi-même, voilà ce qui est ici à questionner.

Ainsi en a t-il été, sans doute, de septembre à décembre 2005 avec « Japon : Les Années Rouges » de Michael Prazan, « Odessa, Odessa » de Michal Boganim, « Belzec » de Guillaume Moscovitz, « Un rêve algérien » de J-P. Lledo…Films de cinéastes jeunes -qu’on se le dise…- ils évoquent à leur façon l’infilmable, le vide inabordable. La perte, l’exil intime aussi bien que, celui, réel, irréparable. Chagrin, trahison, douleur, deuil. Et silence et injustice sur les violences collectives sans nom, les massacres de masse, les tortures. Mais aussi l’espoir et le temps et aussi le ciel, la lumière, l’ouverture… Au cinéma.

Où se dit, se voit, s’entend l’intime d’une parole toujours renaissante, magnifique, face aux silenciations collectives des années de guerre, celle d’Algérie. Et les silenciations sur les lieux de meurtres de masse nazis en Europe, tels que les tueries dans « Belzec ». Effarement aussi devant les attentats kamikazes avec « Japon : Les années rouges » (1968/75). Nostalgie et joie/tristesse des immigrants juifs de l’ex-URSS dans « Odessa, Odessa ! ».

Précisons :nous sommes après, après les guerres, celle d’Algérie, et après La Destruction des Juifs d’Europe, nous sommes dans les temps de réparations, trop vains toujours, bien trop tardifs car ces crimes immenses, ne doivent pas et n’auraient jamais du avoir lieu, aucun d’eux n’était, n’est en quoi que ce soit nécessaire, d’aucune façon et quel que soit l’angle par où ils sont perçus maintenant comme avant, depuis toujours et à jamais. Ceux de la Shoah restent à ce titre inclassable…

Réparations : tentatives vaines qui nous laissent dans la répétition sans fin de silences sans nom sur les disparus. Seule issue, se laisser être sollicité en son désir de savoir, afin que notre désir de vie, nos fantasmes, nos rencontres avec le temps où nous sommes prennent le pas sur ces silences qui, non oubliables, viennent sans cesse trouver refuge dans de tels films

Le cinéma, et c’est Shoah de Lanzmann qui est ici inaugural comme chacun sait, a créé un mode d’écriture filmique, un mode de tournage des images qui tiennent compte des limites imposées désormais pour dire/montrer l’horreur. Au point que par exemple, « Salo » de Pasolini qui inscrit si prodigieusement la cruauté des « 120 jours de Sodome » de Sade en les plaçant spécifiquement dans la période 1944-45 de l’occupation nazie en Italie, si étonnante que soit l’articulation entre sexe et pouvoir fasciste, ne produit plus aujourd’hui, selon moi, l’effet ressenti au moment de sa diffusion en France (1976).

Pourquoi ? Parce que la cruauté n’est plus la bonne voie pour transmettre le lien de l’horreur collective à l’horreur individuelle propre au psychisme humain… La transgression commise dans la Shoah n’a aucune commune mesure avec celle intrapsychique qui se déplie dans le complexe d’Œdipe, ni dans les passages à l’acte ni les délits aussi pervers qu’ils soient. G. Bataille le soulignait déjà dans son texte sur Hiroshima.

Ici et maintenant la structure de la parentalité est indicée par l’Histoire et ce qui s’est commis dans sa rupture. Et que le cinéma, désormais, sait montrer en gardant la pudeur nécessaire, car sinon il participe de l’horreur elle-même, il en devient partie prenante, voire généré par cette horreur destructrice… Victoire alors du langage de l’ennemi du genre humain…

Soit victoire de l’horreur comme point d’aboutissement extrême de la jouissance individuelle se jouxtant au collectif pour le rendre criminel au sens d’utiliser la loi dans les lois pour le triomphe du crime.

Un tel changement de perspective du cinéma actuel est le signe qu’il sait tenir compte d’un tel danger. Et ce n’est pas sans lien à la psychanalyse, on le perçoit aisément maintenant.

Car la forme de représentation en paroles et en images dont il s’agit, je dis bien en tant que forme, a trait à la représentation de l’irreprésentable de l’horreur commise dans les crimes nazis, c’est cela qui a changé, qu’on veuille en tenir compte ou pas. C’est cela en chacun qui agit par défaut.

Dés lors autant le savoir, la psychanalyse avec Lacan et avec Freud est ici concernée. Ce qui n’élimine pas pour autant les autres formes de représentations des horreurs commises, je dirai antérieurement ou après, mais on ne peut, selon moi, parvenir à leur repérage, au moins en partie, qu’à travers les formes créées par Shoah-film. Et par une prise en compte par l’analyste d’un tel changement de la représentation de l’irreprésentable, c’est le moins que l’on puisse attendre de lui, aujourd’hui.

En quelque sorte l’image, quel que soit sa provenance et son but, est impliquée désormais dans la transmission de la rupture de civilisation. Et J-L. Godard le sait malgré son insistance parfois suspecte pour trouver quelque image de la chambre à gaz, ce qui le laisse parfois en une position pour le moins difficile vis à vis de ce qui est arrivé aux juifs… Le regard qui bat… a projeté « Notre musique » en mai 2004 au Max Linder, et Maria Landau en donne un commentaire, cf. Le site de Psychanalyse actuelle

De tels films de cinéma venus après sont comme les seuls mémoriaux non muséographiques car là se met en scène « l’invisible » à dire, où l’image malgré toutes les images ne peut que proposer, en un moment de vertige « à voir/à revoir », le silence et le temps. Notre temps, l’actuel. Après.

Et où l’actuel du cinéma dit son implication radicale face à sa limite voulue, créée pour montrer l’impossible à filmer l’image de l’horreur

D’où, ici avec ces quatre films, les grands plans de visages, les panoramiques lents sur les paysages, durée du travelling, sa lenteur. Voilà l’écriture filmique depuis Shoah ou comme dans « Sobibor 14 octobre 1943, 16h » projeté par Le regard qui bat…au Max Linder en oct. 2004. C’est sur quoi s’appuient nombre de cinéastes d’aujourd’hui pour « contemporanéiser » ce qui s’est passé dans notre actuel… Nouveau cinéma dont l’œuvre fait école pour beaucoup de cinéastes… Et nous situe spectateur autrement.

Coté spectateur

Ici du ‘regard qui bat…’ a lieu par le cadrage qui creuse dans le plein des ignorances si souvent voulues. Spectateur non innocent dés lors, mis face à son propre regard, voire à son impudeur, mais aussi libre de savoir, d’être témoin ni naïf, ni savant, ni sans ses peurs non plus, témoin actif de ce qu’il a à savoir. Sans atermoiement

Peu ou prou selon chacun, que nous soyons loin, près, après ce qu’ils nous transmettent, ces films nous inscrivent dans notre actuel, dans l’histoire en train de se faire, nous y rendent présents, nous réveillent, nous invitent à l’écoute.

Et ce d’autant que la réalité politico-médiatique nous met face à la violence dans son rapport à la citoyenneté en France, à l’esclavage, à la décolonisation, au post-colonialisme, en mettant en place une fondation de la mémoire française. Et aussi, à la polémique pourtant dépassée, sur la législation de l’antisémitisme et du négationnisme avec une remise en question douteuse sur le maintien enfin acquis de la loi Gayssot. Où en quelque sorte tout est repris sous l’angle d’une victimèrisation, ce qui nous place devant une scène sociale bourreaux/victimes généralisée de façon quelque peu simpliste… Où les paramètres du social prennent le pas sur toute dimension politique.

Ainsi nos quatre films nous invitent ainsi à l’écoute…Rappelons notre concept : recevoir le cinéaste et son film autant qu’il est possible…Car dés lors se rencontrent, au mieux, psychanalystes et cinéastes en tant que praticiens. Où peuvent se confronter dimensions du sujet et du collectif, où le politique est localisable dans la convocation qui lui est en quelque sorte naturelle, celle de reconnaître nos peurs, de s’employer à les apaiser, et nous faire prendre en compte aujourd’hui que l’on a bien raison d’avoir peur… Comme si, à un moment donné, on l’avait oubliée. Voilà le risque, à quoi Hitchcock, Maître Alfred répond en 1943, aux USA, par « L’ombre d’un doute », ou Orson Wells en 1946 par « The stranger », « Le criminel »…Oui la peur collective, Freud le dit avec ses apports sur l’angoisse individuelle, prévient…

Associations libres des idées

Et si la méthode freudienne est de proposer à l’analysant de dire en séance ce qui lui vient à l’esprit, de dire ses associations libres des idées, c’est afin que se dissolve le symptôme névrotique qui enserre douleurs, jouissances destructrices, imminence de passages à l’acte en lieu et place de laisser advenir une parole singulière, afin donc que le symptôme devienne discours, pensée, ouverture vers un savoir psychanalytique qui jusqu’alors résiste… Que l’énergie psychique (jouissance/douleur) contenue dans le symptôme soit libérée afin de mieux appréhender l’actuel, sa réalité.

Le cinéma, les films, et ceux cités ici le font d’une manière qui est la leur, mais en ce que le cinéma donne cadre à ces silences collectifs, ils les mettent en scène à un niveau singulier, où la parole du cinéaste se fait entendre et ainsi fait lien entre intime et collectif, entre singulier et politique.

Et ainsi de tels films sollicitent l’intime du spectateur. Rappelons ici le film de Marceline Loridan « La petite prairie aux bouleaux » que nous avons projeté en mars de cette année.

La psychanalyse avec sa méthode de l’association libre comme cadrage des douleurs/jouissances destructrices, rencontre ici le cinéma. En effet, le cinéma donne ici un cadre à des jouissances de l’image au point qu’il n’est pas exagéré de dire que sa méthode rejoint à sa manière celle de la psychanalyse. Où « cadrer c’est creuser » (Lanzmann), soit creuser dans le plein des silences collectifs, c’est couper dans ce qui, sans de tels cinéastes, reste impossible à dire, à savoir, à évoquer en paroles vues, non visibles aussi, mais repérées enfin.

Le spectateur ici a à se découvrir partie prenante dans l’acte de transmission qu’il vient de recevoir, il devient passeur d’un tel acte. Témoin de sa propre prise de conscience, de son regard, dans l’actuel même du temps où nous sommes. Et cela grâce au discours filmique qui se déroule devant lui, le renvoyant au même instant à ce qui peut se nommer « sa caméra interne », celle en lui qui, par son regard, lui fait produire son propre cadrage intime du réel de sa jouissance. Et cette rencontre entre le film devant lui et ce qu’il en entend/regarde en lui-même lui fait découvrir cette dimension d’exil intime, de non adéquation entre lui et le monde, de son excentration quant à son savoir. Surgit alors un certain désarrimage, par quoi le rapport à son regard est alors interprétable, chez lui, le spectateur, sinon interprété.

Exil de soi

Pouvoir du film de cinéma d’auteur -pouvoir politique s’entend- le spectateur que je suis comme sujet est en quelque sorte rendu à cette évidence d’être excentré à lui-même. Comme s’il avait le même statut que le métèque. Soit appelé à « changer de maison » pour le dire avec l’étymologie, soit changer de certitude, à être étranger tout d’un coup à ce qui lui tenait lieu de départ, d’origine, à être en étrange familiarité avec ce qu’il « voit ». Car l’exilé réel est obligé de repenser son origine, de rechercher ce qui le lestait avant, de le réinventer

. Pour tenir comme métèque, l’exilé réel se confronte inévitablement à son exil interne, subjectif, celui qui, comme chez chacun, lui indique son statut d’être un Moi, certes mais qui n’est pas « maître en sa demeure » (Freud). C’est là que le spectateur commence à voir. Telle la peintre Kliclo qui nous donne à regarder les pavés d’une adresse de rue à Varsovie, d’une ville déserte où quelques uns de ses proches parents inconnus d’elle marchèrent et ont, il y a 60 ans, disparus dans les camps nazis…

Métèque qui affirme son désir, un « Je suis là, donc je suis de là ». C’est ce que nous disent nos artistes. Que ce soit Henri Alleg, au point de « risquer sa vie pour un pays qui n’est pas le sien » comme il le dit dans « Un rêve algérien » de J-P. Lledo.

Que ce soit de G. Moscovitz avec « Belzec » où Braha Rauffman qui, de son formidable regard filmé en un rythme musical de la caméra la suivant marchant alors qu’elle y était prostrée, « visite » son « palais » où à 7ans elle a été « enterrée vivante » pendant 20 mois pour échapper à la haine exterminatrice.

Que ce soit ces exilés d’Odessa/Ukraine transportant leur ville à Brighton/USA et à Ashdod /Israël en un jeu d’exils des lumières qui s’excentrent les unes les autres… .

Que ce soit aussi, terrifiant pour nous, cet exil de la vie et de l’amour de la vie transformés en haine anti-juive de ces étudiants révoltés au Japon des années rouges de 1968/75 qui transportent dans la Plaine de la Bekaa au Liban leur violence suicidaire désarrimée, sans vouloir rien savoir de toute inscription dans le Japon nazi de leurs parents. Violence qui ne peut alors que rester sourde et à eux-mêmes et au monde et se traduire en attentats kamikazes qu’ils « apprennent » à commettre à des groupes palestiniens en voie de se constituer…

Le « Je suis ici, je suis d’ici » entendu récemment lors des émeutes de nos banlieues, signe une attitude de liberté et d’invention par rapport à l’origine que ne peuvent accepter les tortionnaires de tous bords, ni ceux qui ne veulent rien savoir de la filiation de leur violence à laquelle ils tiennent.

Le cinéma d’auteur avec ces films nous en donne un aperçu pour notre approche de spectateur et de praticien de la psychanalyse.

Et de citoyen qui refuse de ne pas savoir…

Jean-Jacques Moscovitz

The terminal de Steven Spielberg. Un père qui aimait le jazz… Par Jean-Jacques Moscovitz

Viktor Navorsky (Tom Hanks), le héros du film arrive à Kennedy Airport avant la chute de l’URSS, d’un pays nommé Krakosia. Pays qui pendant son voyage vient de subir un coup d’Etat très meurtrier, il aurait disparu de la carte, son gouvernement éliminé, bref de la disparition est en cours… Au point que notre Viktor voit son visa annulé, les USA ne reconnaissant pas d’où il vient. Venu de nulle part, il est parqué dans un « nulle part » obligatoire, dans une zone de transit et classé inclassable, inacceptable. « Denied »indique le tampon de la jolie préposée à l’immigration…

Conte de fée

C’est du soft sur fonds de hard, comme dans La Liste de Schindler, c’est le style de Spielberg, ça a l’air d’un conte de fée, mais où la violence de l’Histoire du XXème siècle n’est abordée qu’à la condition d’un happy end. D’où par exemple le personnage joué par la très très jolie Catherine Zetta-Jones, une hôtesse de l’air qui cherche l’homme de sa vie… Tout cela se passe dans un coin de non droit d’un aéroport, dans une ambiance presque à la Chaplin dans Les Temps Modernes, où l’Aéroport est le lieu de toutes les mises en questions de notre actuel.

Viktor est brusquement devenu un apatride total, un étalon d’étranger, un réfugié à qui est refusé tout refuge, et, bon bougre qui en connaît un bout sur l’administration soviétique, il ne peut accepter de s’enfuir devant l’offre cruelle qui lui est faite par le chef de services d’immigration US, car notre héros sait que s’il entre dans le droit, il aura commis un délit et se retrouvera en prison…Hors droit !

Dés lors il ne peut qu’humaniser cette frontière, ce lieu d’abstraction qui d’ordinaire est franchie, la voilà élargie, sortant de son statut de trait géométrique, elle prend du volume, de la vie, de l’espoir. Et même, de la tendresse : un baiser vrai d’amour entre Zetta Jones et Tom Hanks, …mais, on le sait, Spielberg y va doucement : à contre-jour…et de toutes les façons ça n’aboutit pas.

Violence de l’histoire

Avec ce coté conte de fées, existe la violence de l’histoire, car Viktor Navorski est en proie en miniature made in USA à bon nombre de violences du totalitarisme soviétique vis à vis de la personne singulière, il est en prise directe entre intime et politique. C’est l’idée que je soutiens dans une « Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg »(Bayard-Presse). Idée qui veut que si le cinéma -et celui-là tout particulièrement- articule au mieux intime et politique, la psychanalyse ne peut qu’y trouver une meilleure approche de l’intime comme tel, car une fois celui-ci repositionné dans le discours analytique, peut-être sera t-il index du sujet de l’inconscient.

Ainsi tous les ingrédients de la violence contre le sujet s’y retrouvent de façon soft : le mirador est devenu une caméra qui suit de très près et presque amicalement notre Viktor sur toutes les mesures de survie nécessaires dans une telle situation, celles que les déportés revenus des camps nazis nous ont fait entendre : parler la langue du plus fort (et Navorski saura l’anglais en quelques semaines), manger (et il pige comment récupérer les pièces de monnaies abandonnées dans les caddies), et dormir (et il se fera un litière avec nos fauteuils d’aéroport) et se laver (et on le voit dans les toilettes publics sans que personne ne s’en émeuve)… Certes voilà ce que les déportés revenus des camps nazis nous ont fait entendre, et sans doute ceux revenus du goulag nous les diraient aussi.

C’est toute la question du style soft de Spielberg face à la violence de l’Histoire européenne, où si le mirador des camps est désormais une caméra, comme celui là même que Spielberg cuvée 2002 met en scène dans Minority Report sous le nom de Hal. Hal sait les crimes encore non commis, et nous renvoie à ceux qui l’ont été, mais qui, niés, n’auraient jamais eu lieu…une histoire de témoins donc et son statut actuel.

Preuve en est cet autre ingrédient d’un tel survivre soft qui nous met face à l’Europe des camps, ce nom de Krakosia, de ce pays imaginé d’où vient notre exilé perdu dans son terminal, et qui rappelle à qui veut l’entendre le nom de Krakow, Cracovie, où sont raflés dans leur ghetto détruit, c’est dans La liste de Schindler, 60.000 juifs, les premiers à être gazés à Auschwitz, à quelques dizaines de kilomètres…

Doux mélange donc, c’est du Spielberg, et c’est un mode de transmission de la chose produite, sorte d’index, de shifter, choisi avec les moyens du bord, Terminal fait penser à La Sentinelle de Despléchin où s’enlacent intime et politique, où s’enlacent recherche et ratage des amours qui se raturent sans cesse sur fonds de retours des crimes des camps soviétiques et des camps nazis, qui n’ont rien de semblable au plan de la destruction de l’humain. Mais alors rien du tout car le goulag veut anéantir le sujet au profit du collectif, le camp nazi interdit aux juifs toute inscription dans quelque collectif que ce soit, leur gazage en sera la solution.

Les voilà, ces génocides, ici mélangés doucement …

Le point d’orgue se situe bien entre intime et politique, ce qui nous permet dans Le Terminal de nous retrouver quelque peu dans nos enjeux de psychanalystes puisque le souhait singulier de Viktor n’est pas d’immigrer aux USA, mais bien de soutenir le manque de son père, mort depuis un certain temps, et qui aimant tant le jazz il avait une petite boite avec 56 autographes des plus grands jazzmen américains, il lui en manque un ! le 57ème, celle de Beny Golson. Et lorsqu’enfin il peut aller à New York, ce sera pour l’obtenir. Une fois dans le taxi, face au 161 Lexington avenue, ayant comblé ce qui manque à son père, il peut, comme dans E.T. « rentrer maison… ».

Jean-Jacques Moscovitz

Auteur de Lettre d’un psychanalyste à Steven Spielberg (Papier Sensible Editions)

Notre Musique. Le travail de Jean-Luc Godard - Par Maria Landau

Ce travail est issu de plusieurs intérêts. Parler du cinéma de J-L Godard dont nous avons vu le dernier film lors de la projection mensuelle de l’association, « Notre Musique ». Reprendre par un autre chemin un signifiant fort pour moi, familial, affectif : le cinéma et surtout le lieu de fabrication, de création du film. Contribuer à dégager le terrain pour le Groupe-Cinéma, qui commence à prendre forme à l’association Psychanalyse Actuelle.

L’articuler au thème même du séminaire « faire figure » ,va être plus difficile et pourtant, tant de passages entre le rêve et le cinéma : se payer une toile c’est quand même se payer le rêve d’un autre qu’on pourra rejeter si ça n’est pas suffisamment beau, terrible, créatif, et si on n’en devient pas dans l’acte de regarder, l’auteur, et plus seulement l’identifié passif à l’histoire racontée.

Dans un film appelé « L’Automne où nous sommes face à un réalisateur et la monteuse qui font un film, l’auteur Marcel Hanoun, définit le cinéma ainsi : Ecran /Camera/Auteur/Spectateur/Film.

« Notre Musique », est une fiction, pas un documentaire.

Il faut peut-être éclairer ce premier point. Documentaires, documents, « documenté », trouvaille dans une forme figurée, avec les outils du cinéma, images, bande son, parole, archives, et une construction « fictionnelle », d’un sujet que le documentariste tient à tout prix à faire connaître au futur spectateur. Faire circuler une vérité inconnue, partager un savoir ( dans ce domaine on peut souvent écrire savoir en ça-voir, puisqu’on est dans le domaine de l’image). Les plus beaux documentaires, ceux qui font le portait d’un homme, Picasso filmé par Clouzot, le geste de travail, le geste de Picasso, et son regard.

Et puis maintenant pour nous, européens, les documentaires qui mettent des images et des sons sur ce que nous savons si profondément en nous-mêmes, la bataille de Stalingrad, la bataille de France, le débarquement de Normandie, l’ouverture de camps de la mort : documentaires d’histoire, documentaire qui font l’histoire.

Je vais tout de suite entrer dans mon sujet : documentaire fiction, fiction documentaire, qu’est-ce que l’image ? Le premier documentaire qu’ont vu les enfants d’Europe, c’est « Nuit et brouillard » film fait par Jean Cayrol ancien déporté et Resnais, projection obligatoire dans les écoles et surtout en Allemagne.

Le trauma de l’extermination , la rencontre d’un enfant qui regarde innocemment, avec la mort comme déchet, « stuck », morceaux humains désarticulés, profondément déshumanisés et si humains. Corps enchevêtrés, monstrueuse scène primitive de l’horreur. Les effets de cette vision sont encore à dire. . Le rêve, le cauchemar dont on ne peut se réveiller n’est pas loin. Jouissance de l’horreur, qui va poinçonner le regard écarquillé de beaucoup d’enfants. (Texte de Suzanne Sontag sur le même objet).

À ce moment commence le débat sur l’image que je vous propose. L’image, la parole, le témoignage, la fiction et la place de l’image dans la constitution du fantasme, dans le collectif et dans le singulier. Image, signifiant majeur, depuis que le cinéma existe. Quelle place lui donner dans l’écriture inconsciente ?

Revenons à « Notre Musique » un film qui rend caduc le cinéma ordinaire, trivial, celui qui ne fonctionne que sur l’identification du spectateur à un personnage, à l’histoire racontée, à un film qui endort, un film qui contraint à ne pas regarder, et à ne pas penser.

« Notre musique » c’est le contraire. La fiction, c‘est une jeune fille française (son grand-père et sa grand-mère étaient cachés à Lyon par un jeune homme, un résistant), celui qu’elle retrouve ambassadeur de France à Sarajevo. Elle vient faire un reportage pour son journal, elle est aussi israélienne, sur ce lieu où tout s’est à nouveau rejoué musulmans, juifs, serbes, croates, à nouveau les massacres raciaux, les assassinats. Dans ce lieu, des hommes qui veulent la paix pourraient se rencontrer, se parler, déminer ce terrain de guerre et de haines. Le film tourne autours d’elle, Sarah, et de cette bibliothèque détruite, centre de culture, que d’autres hommes tentent de faire vivre. Beauté invraisemblable de ce plan très long, de cette bibliothèque détruite où des gens viennent ramener des livres.

Il y a une Rencontre Européenne du Livre.

Sarah a l’espoir que ces ennemis (les israéliens et les palestiniens) se rencontrent et tentent la paix, tout bascule pour elle entre tout ou rien, avec le suicide au bout du pari.

Godard vient faire un séminaire sur l’image. Si on apprend aux gens jeunes à voir ce qu’il y a à voir, et à apprendre à filmer, peut-être que cela va faire un peu changer la course destructrice du monde ?

Le film est en trois parties.

Dante, l’Enfer, longs plans en vidéo qui racontent de façon totalement onirique, les guerres , « des hommes sortirent de terre pour tuer d’autres hommes ». Et c’est la musique symphonique qui entoure les massacres. Le pays le plus civilisé du monde, celui qui aimait le plus la musique, l’Allemagne, a produit une barbarie inédite, « qui a mis un terme à deux mille ans de civilisation »(Imre Kertesz) .

Le Purgatoire, c’est la fiction, et c’est Sarajevo. Admirable travail de l’opérateur filmant la ville détruite, reconstruite, les rencontres fugitives entre les personnages qui se regardent, se parlent. Les mouvements de la jeune femme, de son oncle le traducteur, celui qui fait que les gens s’entendent, de Godard qui enseigne sa pensée sur l’image. Plans qui racontent une pseudo réalité, rien n’est jamais réaliste chez Godard, c’est du cinéma. La réception chez l’ambassadeur, les gens se parlent, boivent du champagne et soudain un des personnages fait quelques pas de danse avec une des belles serveuses, le désir circule aussi dans ce lieu des apparences de bonne compagnie, et c’est l’image qui le dit. À la fin du Purgatoire, Godard est chez lui en Suisse dans son jardin, il s’occupe de ses fleurs comme un bon petit retraité, à l’abri de tout ; c’est par le téléphone qu’il apprend la mort de Sarah, il laisse tomber l’écouteur du téléphone, et l’oncle nous raconte sa fin. Tuée comme une kamikaze, une kamikaze des livres ( il n’y avait que des livres dans sa sacoche de terroriste) sans doute dégoûtée de vivre dans ce Purgatoire où les hommes ne savent que tuer, c’était une jeune fille et elle avait une histoire.

Le Paradis comme au cinéma : un camp joyeux avec des barbelés, où les anges gardiens sont des marines qui mettent un matricule sur le poignet quand on y entre. Un jeune homme rencontre la jeune fille et ils partagent une pomme mais c’est du cinéma. Dans le film, le fantasme de Godard : une image, une vieille photo, Sarah la tient dans la main, deux femmes la première, elle la reconnaît, l’autre « c’est comme une image qui vient de loin ».

Le cinéma ? faire resurgir l’image refoulée oubliée, ressuscitée.

Godard travaille avec son inconscient, il le théorise.

Il y a tous les films qu’il a fait depuis les années soixante : une cinquantaine de films. Plusieurs sont des traités en images, films où il raconte en images et en sons sa théorisation, son élaboration, et c’est encore des films. « Histoire(s) du cinéma », quatre heures et demie où le cinéaste devient historien, il va écrire-filmer l’Histoire , l’histoire du cinématographe, qui se superpose sans cesse à l’Histoire. L’un ne va pas sans l’autre.

Godard né avant la 2˚guerre, dans une famille suisse assez favorable à Pétain, sinon à l’Allemagne et toute son œuvre est habitée par une question qu’il va traiter en créateur de toutes les manières possibles : « Le crime du cinéma, c’est de n’avoir pas prévu (empêché) malgré des films comme le Dictateur, ou La règle du Jeu, les crimes nazis », et aussi « l’oubli de l’extermination fait partie de l’extermination » . Donc filmons, filmons sans cesse…

Des images de la libération des camps scandent ses films, c’est toujours là. C’est la matrice même de l’Histoire (s) du Cinéma, les images s’organisent autour de cet irreprésentable qu’il tente sans cesse de faire surgir.

« Le cinéma c’est deux images qui font surgir chez le spectateur la troisième image », le spectateur est le véritable créateur.

Là que je conteste poliment B.CRE , le film se fait au montage c’est un acte de pensée qui trace la suite des figurations rêvées par le cinéaste, supporté dans leur chair et âme par les acteurs qui rêvent avec lui, un rêve collectif entouré de beaucoup de technique camera, lumières, mouvements, cadrage qui délimite un écran du rêve et un hors- champ. Comme dans le rêve, le rêveur se situe dedans, dehors. Les rushes, tout ce qui a été tourné sont les figurations condensées, déplacées. Le cinéaste porte en lui les pensées latentes du film, et le crée, mais c’est le spectateur qui en toute fin est pour lui-même, le véritable créateur du film.

Donc montage, mais aussi en amont chez Godard, tout est préparé, prévu, imaginé. C’est peut-être là qu’on peut parler de scénario. Godard scénarise chaque plan qu’il va tourner. Plans longs appelés plans séquences, place de la camera , l’œil qui regarde mais pas tout et pas n’importe comment, dans un certain axe et cet axe, il a une éthique et une morale. « Le travelling c’est une affaire de morale ». Aucune parole, aucun son, aucune musique qui ne soit pas à sa juste place.

Les innombrables aphorismes que Godard a distribués d’une manière assez hautaine :

« Je me regarde filmer, et l’on m’entend penser »

« C’est en tournant que l’on découvre ce qu’il faut tourner » (ce qui contredit ce que j’ai dit plus haut), mais s’explique par la phrase suivante : « Ce n’est pas moi qui fait le film, je ne suis que l’organisateur conscient ».

« Le cinéma c’est vingt-quatre fois la vérité /seconde ».

« La photographie n’est pas le reflet du réel, elle est le réel de cette parole » (grand débat sur le cinéma du réel. René Bazin grand critique de l’après-guerre, « le cinéma c’est une fenêtre ouverte sur le monde. » Rossellini, » tout est là il suffit de filmer ».)

« Les images de la télévision c’est comme la musique d’ascenseur »

« La bourgeoisie a créé un monde à son image, camarades commençons par détruire cette image ».

« Moi je dis que le cinéma a un rôle : voir comment on voit » ;

Il y en a encore et je n’ai peut-être pas rapporté les plus cinglantes interprétations de JLG.

Godard est toujours occupé par l’énigme de l’amour, de l’homme et de la femme

« Plus on parle, plus les mots ne veulent rien dire, on devrait se taire, vivre en silence.

Le film « Le Mépris » c’est cela, un homme et une femme, des paroles, des silences.

Au début du « Mépris » il y a un instant , un moment, et c’est un acte tragique. Après plus rien ne sera jamais comme avant. L’homme doit écrire un scénario pour un producteur américain (tout se passe dans les décors sublimes de la côte italienne et à Capri). Il voit que cet homme, l’américain milliardaire, est troublé par sa femme à lui, le petit écrivain besogneux, c’est la très belle B.B., entière, non divisée menée par son désir qui est pour cet homme son mari. Elle veut rentrer à pied avec son mari, c’est un peu loin. Piccoli la laisse et même la pousse à rentrer en ville dans l’Alpha- Roméo du producteur. De ce moment-là, sa femme est submergée par le mépris, elle ne l’aime plus, alors qu’une minute avant ils étaient dans la connivence d’un bel amour. Ce film tourne un film, l’Odyssée d’Homère, et le réalisateur est Fritz Lang (venu tourner ce rôle dans le film du jeune Godard. C’est un film de 1963). Il traverse le film comme la parole du destin, Tirésias. Il voit et sait comment les choses vont tourner. Lui, bon professionnel, méprise le producteur mais fait avec. Echanges minuscules et minables des paroles de désamour, alors que le film commence sur le plan de BB nue sur le lit auprès de Piccoli qui détaille chaque partie de son corps magnifique, et que son amant honore en paroles, blason amoureux de l’amour courtois. Mais c’est fini, Piccoli est de plus en plus désarmé, désemparé, et BB n’y peut rien, l’amour est parti. Elle n’acceptera aucun compromis, aucun accommodement. Elle ne l’aime plus elle le méprise, le voit tel qu’il est, l’aveuglement amoureux est tombé, les Dieux se sont retirés. Elle va... Le désespoir de Piccoli, devant la perte, ne reçoit aucune consolation, même du mythe d’Ulysse rentrant à Ithaque, qui lui, n’a pas fléchi sur son désir pour Pénélope. BB monte dans la voiture rouge du producteur qui rentre à Rome et quitte son mari, et ils se tuent tous deux sur la route dans un terrible accident de voiture, dans un récit filmique qui est la tragédie grecque elle-même, où rien n’arrête l’ordre des Dieux.

Dans ce film, banalité des mots, splendeur de la composition des images et tragédie des actes, avec la mort au bout. La musique semble venir de l’olympe.

Dans « l’Histoire (s) du Cinéma », film de plus de quatre-heures, Godard va faire défiler des images, il est devant sa machine à écrire, il est en même temps devant sa table de montage. Les images défilent d’une manière très peu conventionnelle, c’est comme du cinéma expérimental, ou comme les constructions d’images d’un rêve. Pour nous, aucune logique, aucune continuité, des images qui vont très vite, qui vont très lentement, décomposant les vingt-quatre images secondes. L’actrice tombe à terre par saccades, en transparence, le visage de Godard qui travaille avec ses images, d’autres images subliminales, un photogramme, créant des montages tout à fait imprévus. . Montage dans les montages des films d’autres cinéastes. Au bout d’un certain temps, l’attention est telle qu’on ne peut plus rater aucune image. Le contraire du robinet –télévision ou l’image coule sans vraie raison. Des lettres sur l’écran qui dessinent un mot : hist/oire, mont/age, femme, mort, Berlin…Les points capitons qui entaillent les images, et la voix de Godard dans le grincement de la table de montage, ou le bruit de la machine à écrire, paroles souvent chuchotées, parlées comme à lui-même, qu’on s’efforce d’entendre. Que dit-il ?

Il fait l’histoire du cinématographe, à travers tous les films qu’il a vus, et il dit que c’est ça la grande Histoire. L’Histoire du monde depuis le premier film des frères Lumière, « l’entrée du train dans la gare de La Ciotat », elle est relayée inscrite par les images du cinéma. Il déconstruit le pouvoir des images, celles de la propagande, qui sont un des instrument moderne du Pouvoir. (J’ai beaucoup travaillé avec le livre de Sylvie Linderperg, chercheur au CNRS, qui a analysé les archives des journaux d’actualités de l’après-guerre, et qui en montre la puissance. )

Je donne un exemple des propositions de Godard, pour comprendre ou plus tôt pour penser : des images tournées par Georges Stevens, ( et aussi par le très jeune Samuel Fuller), à Bergen-Belsen, à Dachau, puis des images d’un film que tourne Stevens après la guerre où l’on voit la radieuse Elisabeth Taylor sur le sable et la tête de Gary Grand vient amoureusement se loger sur ses cuisses. Godard dit que Stevens n’aurait jamais pu faire ces images du bonheur et de la vie, s’il n’avait pas fait le premier film, celui de l’horreur nazie vaincue mais à jamais présente. Les artistes ne sont plus innocents dans leurs images.

Liste des cinéastes dont les images apparaissent dans l’opus de Godard, il faut deviner les noms, parfois ils les cite, les interpellent : Tarkovski (c’est moi), Fellini, De SICA, Truffaut, (son ami), Capra, Eisenstein, Bresson, Mizoguchi, Nicolas Ray, Resnais, Preminger, Stroheim, Cassavetes, Glauber Rochas, Rossellini, Cocteau, Charlie Chaplin, Hitchcock, Renoir, Fritz Lang, Orson Welles, Bunuel, Ziga Vertov, Dreyer, Pasolini et la Nuit du Chasseur de Charles Laugton. Il en manque…J’ajouterai aussi Marcel Hanoun dont je parlerai, ou plus tôt de ses films une autre foi.

Sylvie Lindeperg propose « une définition et un mode d’écriture de l’Histoire comme principe d’intelligibilité du temps présent ».

Le statut de l’image, celui du film, le témoignage apporté par les images et par les films se trouvent au centre de ces travaux.

Les cinéastes, les historiens, ont voulu être ceux qui rendraient visibles ce qui ne l’était pas.

Un grand débat a opposé de façon souvent indirecte JLGodard qui était hanté par la haute mission du cinéma et de l’inoubliable, dont il faisait le refus du refoulement et de l’oubli. Pensant qu’aucun artiste ne pouvait travailler sans se trouver face à ce Réel, quelle que soit la manière dont il s’en charge, il s’est trouvé pris dans une véritable question sur l’Image et l’Histoire, l’image et la Shoah.

Il a dit sans doute de façon provocatrice, mais cela place le débat entre témoignage parlé, et témoignage imagé (imaginé), donc il a dit « si je cherche bien je trouverai une image de la chambre à gaz »

En fait, plus que de Godard qui poursuit assez solitaire son œuvre, en se débrouillant au long de ses films avec son extraordinaire notoriété et le peu de succès en salle de ses films, c’est une terrible querelle entre Claude Lanzmann et G.Wajeman et un philosophe de l’esthétique et aussi historien Georges Didi Huberman. Il n’y a pas d’images de la Shoah. Position assumée et défendue par C Lanzmann dans son grand film, monument, les neuf heures du film « Shoah » qui filme le Rien, le Néant, des lieux, des paysages vides,, qui refuse les images d’archives « images sans imagination » dit-il et qui fait surgir par sa manière de filmer et de parler avec les témoins, rescapés en particulier des zonder commando, ceux qui était autour, près des chambres à gaz, mais aussi les polonais, les bourreaux, le récit, la vérité. Pas besoin de preuves. Tout fait mille fois preuves. Et ceux qui cherchent les preuves, y compris sur des images c’est qu’ils ont besoin de preuves ? Le travail dit scientifique s’arrête là, parce que « le réel se dissout dans le visible » (G. Wajeman) et la marche depuis le wagon jusqu’à la chambre à gaz photographiée (l’album d’Auschwitz) ne dit rien de la mort de ces juifs.

Quatre photos ont été en été 44 prise au plus grand péril par des membres du zonder commando pour être communiquées à la résistance polonaise et informer le Monde, Cela n’a rien changé, ils sont morts, Les photos connues depuis la libération ressortent dans une exposition sur les camps à Paris, il y a deux ans . « Images malgré tout », dit Didi Huberman . Avons-nous besoin de ces archives ? Elle montre un futur charnier à ciel ouvert et une colonne de femmes nues qui courent vers vraisemblablement la chambre à gaz, les bouleaux qui dissimulent les bâtiments des crématoriums.

Les nazis ont détruit et voulu détruire toutes les traces. En 1941 et 1942 en Ukraine, dans les Pays Baltes à la suite de la remontée de l’armée nazie en URSS, des groupes militaires, einzatsgrouppen, assassinaient en masse les juifs dans les villages en mettant leurs cadavres dans d’innombrables fosses communes. Notre ami Patrick Desbois , prêtre charge des relations judéo-chrétiennes a décidé, il y a deux ans de partir là-bas et de faire le recensement de toutes ces tombes sans sépultures, et de dire aussi comment à partir de 1944, le gouvernement nazi a voulu que toutes ces fosses communes soient effacées, ré-ouvertes, les cadavres brûlés les restes dispersés.

La question de cette incroyable folie rejoint pour moi, celle de la photo. L’introuvable photo qui dira et montrera toute l’étendue des crimes n’existe pas, ni comment sont morts ces gens. Il suffit peut-être que le rapport qu’écrira Patrick Desbois entre dans le savoir collectif et la transmission.

Et si un artiste dans son film, cela peut-être aussi un documentaire, fait resurgir les innombrables fosses communes de juifs, qui plombent littéralement les forets d’Europe Centrale, il faudra qu’il en fasse une fiction, qui bien plus que tout autre moyen transmettra ce qu’il y a à transmettre.

Comme est la fiction dans le film de M.H. « L’authentique procès de Carl Emmanuel Jung » où le cinéaste, à partir des minutes des différents procès et des mémoires de Hoes commandant d’Auschwitz fait un film d’une somptueuse et noire beauté. Lui aussi comme Lanzmann mais pour d’autres raisons sans montrer aucune images d’archives, dites images « vraies », mais en utilisant les paroles et la métaphore et la rigueur absolue du travail de la prise de vue, dans un film en noir et blanc, refusant la couleur.

Le soleil ni la mort ne se regardent en face, il faut la métaphore.

Le propose ici et ailleurs de commencer un débat sur le statut de l’image, tel qu’elle nous regarde, renvoyée par un autre. Il ne s’agit pas seulement de l’imaginaire tel que nous , élèves de Lacan, nous le nouons avec le réel et le symbolique. Mais des figurations latentes enfouies dans le refoulement et qui arrivent au sujet sous forme de représentations. C’est aux représentations de mots que nous avons à faire dans le langage, les paroles de nos énonciations. Mais alors les images et en particulier celles des œuvres que nous courrons voir dans les expositions et les salles de cinéma, comment vont-elles faire leur chemin dans notre subjectivité ? et comment vont-elle habiter le sujet ?

Maria Landau

mai 2005