Marceline Loridan Ivens

La petite prairie aux bouleaux, film de Marceline Loridan-Ivens, c’est le charivari, le "balagan" du temps

La Petite Prairie Aux Bouleaux film de Marceline Loridan-Ivens (2003)

C’est un retour vers le futur depuis là-bas, Birkenau. C’est un voyage au présent entre l’actuel de nos jours et l’actuel de ses années de déportée. Pour en revenir sans cesse.

Marceline Loridan-Ivens nous invite à la suivre dans ses traces, dans ses pas pour une mise à jour du temps. Cela reste impossible d’aller vers ce dont il lui faut parler, témoigner. Ce télescopage de ses périodes de vie n’a rien de dissonant. C est un charivari, un désordre, un « bordel » nécessaire, ou un balagan, mot hébreu venu du russe, c’est le titre de son livre « Ma vie balagan»[3].

A Bollène, en 1944, dans le Vaucluse, à 16 ans, la Milice et la Gestapo la capturent pour Drancy puis Birkenau, avec son père, résistant. Lui il ne reviendra pas[4]. Il est omniprésent dans le film et dans le livre, dans la vie de Marceline Loridan-Ivens. C’est lui qui lui donne son tempo, qui est son métronome, une mesure de sa vie.

Par sa plume, dans ce livre comme dans les très nombreux interviews qu’elle donne, le tournage du film est en continu. Elle nous montre ses joies et sa déception lors de son retour à l’Hôtel Lutétia à Paris. C’était le lieu d’accueil des déportés revenus pour retrouver les leurs. Elle nous dit comment elle ré-apprend à désirer, à ré-affronter les conflits affectifs « normaux », œdipiens - notamment avec sa mère. Haine et amour des proches retrouvent leur allure. Après.

Fille juive à marier, Rosenberg de son nom, à son retour, elle cherche en vain sa valise avec laquelle elle partit pour Drancy, où elle avait mis la robe blanche de sa mère, tant désirée.

Conflits créatifs toujours en cours chez cette ado, encore et comme pour toujours, c’est le temps de cette vie volée là-bas dans cette petite prairie de bouleaux qu’elle veut rattraper maintenant[5].

Ce là-bas où elle - Anouck Aimée joue son personnage - est encore comme chez elle. C’’est le site du camp, ce n’est plus le camp. Voilà le moment dans son film, où, cachée derrière des herbes hautes, accroupie faisant ses besoins, un jeune adulte lui fait une remontrance. Il est pourvu de son appareil photo au téléobjectif immense, pour voir de près ce qu’il s’est passé ici. Ici même, et on apprend qu’il est le petit fils de l’architecte du camp…

Dans ce film, la fiction au cinéma c’est l’actuel du présent. Son désir d’artiste nous met en droite ligne de l’horreur par une rencontre prometteuse. La fiction est une exigence pour elle, les différents allers et retours du temps nous le disent. Son film se tourne entre fiction et réalité. Certes, le visible « joué » laisse toute sa part à l’invisible à dire plus loin. Voilà pourquoi la réalisatrice ne se donne pas à voir en image. Si elle était dans le champ de la caméra - la séquence du photographe surdoué l’évoque - ce serait du trop visible qui changerait la donne du balagan du temps,. « Balagan » c’est ce voyage dans ses propres pas où elle s’invite en nous invite en tant qu’ancienne déportée.

Sur l’affiche du film, l’actrice (Anouck Aimée) et la réalisatrice sont ensemble, devant la rampe, à l’entrée dans Birkenau, aujourd’hui. Marceline Loridan-Ivens dirait à « son actrice » en lui montrant du doigt : « ce qu’il y a à ta droite (pour le spectateur le doigt montre la gauche de l’écran), c’est le passé, l’avant du film, le temps du camp. Aujourd’hui dans ce moment présent, là où nous sommes, nous faisons un film ».

Cette absence d’image de la réalisatrice ne donne aucune présence au corps, elle laisse au réel sa dimension de temps irrattrapable, elle le laisse aux moments où ça avait lieu. L’héroïne dans cette mi-fiction/mi-documentaire se fait témoin, de par son talent d’actrice dont le personnage incarne l’ancienne déportée ayant l’age d’aujourd’hui.

Cinéma et psychanalyse de nos jours… Dans ce retour dans l’espace et le temps, où le discours-images se centre sur ce trait du temps, surgit cet objet de désir qu’est ce film.

Ici se perçoit bien qu’aller dans ses propres pas est une exigence éthique sans atermoiement. Car, oui, on ne peut pas retourner vraiment dans son passé à reculons. Pour Marceline Loridan-Ivens, il lui faut donner de la place à ce balagan du temps, par son film et par son livre.

C’est comme dans une psychanalyse. Remonter le passé c’est pour le déconstruire, en retrouver les zones d’histoire rendus inertes dans des conflits fermés dans l’inconscient. En retrouver les énergies bloquées pour les libérer. C’est les rendre utilisables dans sa vie quotidienne.

Ce trait du temps évoque combien le film de Marceline Loridan-Ivens est un processus où se défausser devient impossible. La réalisatrice remonte le temps pour aller le réparer et en revenir sans doute allégée. Le balagan empêche l’arrêt dans le passé qui n’en finit pas de se faire passer pour du présent mais dont une part reste brut de déchiffrage entre toutes ces périodes.

Réparer le temps . pour un psychanalyste c’est faire en sorte de réimbriquer Éros et Thanatos ; l’érotique jouissant et ce qui le freine, pour que l’un ne soit pas sans l’autre. Sinon c’est le collectif qui agit sa destruction.

Et pour certains il est nécesaire de s’y employer meme si ça dérange.

Anne-Lise Stern, ancienne déportée (dormant dans le même bloc que Marceline Loridan-Ivens) est devenue psychanalyste, elle avançait souvent dans son enseignement : « Pour tous ceux des générations post nazies, la petite histoire et la grande, le privé et le public, se sont noués dans les poubelles des camps: enfants de juifs, de résistants, de collabo, de nazis sont marqués de ces retombées, comme 'atomiques' du nazisme : "les autres y pensent par force eux aussi, à ça; ça les irrite, ça les émeut; ça les irrite parce que ça les émeut... ».

A l'adresse des psychanalystes de tous bords qui sont trop souvent silencieux face aux effets des camps et encore plus au fait que c’est arrivé aux juifs, citons Marceline Loridan qui lors d’une réunion en présence de psychanalystes bien muets, rétorque gentiment comme elle sait si bien le faire : « Mais enfin soyez un peu juifs ! ça ne vous fera pas de mal… ».

Les parents de Marceline étaient avant la 2ème guerre mondiale à Cracovie, à 60km d’Auschwitz-Birkenau…[6]. Dans le film, la caméra, par la fenêtre de la voiture, fait le tour du site en silence, en un long et très lent cadrage à l’extérieur du site : « la petite prairie » est immense. Immensité du lieu et de ce qu’il s’y est passé. Elle avait seize ans.

Une fois à l'intérieur de Birkenau, Myriam, le personnage qui la représente, pénètre par un endroit qu’elle connaît depuis longtemps. Et le tournage a lieu à l’intérieur du site. Des personnages de fiction sont filmés à Cracovie : Oskar, le jeune allemand, petit-fils de S.S, ou Gutek, un juif érudit qui étudie et entretient le souvenir de son peuple et de son anéantissement.

A l’intérieur du site du camp, elle veut être dans son ancien bloc[7]. Elle veut s’y trouver seule . Elle s’allonge sur le lieu où il y avait sa paillasse, en chien de fusil comme c’était avec les autres. « Et là j’ai eu le sentiment d’être un rat », écrit-elle dans Ma vie Balagan. Elle énonce que c’est sa « deuxième mort »[8] comme si elle était née une 2èmefois là-bas.

Le sombre nous accroche à nos démons et auxquels le mieux est de faire de la place. A Auschwitz, il s’est révélé trop intensément. Il faut des balises pour ne pas s’y engloutir. Nommer ainsi vie et mort en parallèle est inévitable. Là--bas, le jour après jour au camp était, reste survivance dans le corps et l’âme, des traces de cicatrices indélébiles.

Marceline Loridan-Ivens revient sur les lieux, « visitant » Auschwitz-Birkenau aujourd’hui. Les lieux mêmes deviennent "acteurs", ce qui crée une vive émotion chez elle qui retourne dans ce "camp des femmes ", cette part de son "chez elle", où elle resta deux ans.

Mais son « chez elle » est aussi dans sa parole toujours renaissante, et je ressens une très vive amitié envers Marceline, pour sa vraie lumière, sa belle vitalité, son art de cinéaste…

Marceline Loridan Ivens a publié chez Grasset en 2015 « Il n’est pas revenu » avec Judith Perrignon où il s’agit de son père. 

[1]        Projection du film et débat dans le cadre du Regard qui bat en Mai 2005

[2]      in Rêver de réparer l’histoire de JJ Moscovitz  éd. Erès  pp164 et sq

[3]        Ma Vie Balagan, chez Robert Laffont, Paris, Octobre 2008

[4]        On trouvera une biographie complète sur le site du Mémorial de La Shoah, Paris : http://www.memorialdelashoah.org/index.php/fr/archives-et-documentations/temoignages/marceline-loridan-ivens et dans http://blogs.rue89.com/yeti-voyageur/2013/05/05/le-grand-entretien-lumineux-de-marceline-loridan-ivens-230265

[5]        Elle fut collaboratrice et compagne du documentariste Joris Ivens jusqu’à sa mort en juin 1989, et aujourd’hui dépositaire de ses films (société Capi-films)

[6]  Aujourd’hui, en voiture, pour ceux qui y sont allés, on voit des « niches à Vierges », des croix de Sainte-Marie, plantées en plein champ ou sur le bord de la route, à des croisements, elles sont de plus en plus nombreuses à l'arrivée au site du camp. Ambiance...

[7] Cela évoque le film israélien Pizza Auschwitz de D. Zimmermann. Sorti sur Arte en 2010, visible sur YouTube. Film vidéo sur la famille de Dany Chanoch qui a décidé d’emmener tous les siens à Birkenau, où dit-il, il a été « prisonnier » à 11 ans et où il veut retourner manger une pizza dans son Blok, sur sa paillasse où il dormait si peu. Là non plus il n’y a pas de constitution d’un objet de savoir fini sur ce qu’il s’est passé. Sinon ce serait la mort elle-même en place d’objet.

[8] Propos de Jean-Pierre Thibaudat à la sortie de Ma vie Balagan de Marceline Loridan-Ivens in Rue89 01/11/2008