Survivre " les enfants cachés"

Par Maria Landau

Il y a eu, il y a soixante ans, pendant la deuxième guerre mondiale, une chasse à l’homme particulière, en fait une chasse à l’enfant, à l’enfant juif.

Les enfants qui ont été ainsi, désignés, assignés, et en 1942 en zone dite occupée, à partir de six ans, épinglés d’une étoile jaune : l’Etoile Jaune, ont pour la plupart, découverts que ces juifs dont on parlait dans les journaux, au gouvernement de la France, dans les discours de l’armée d’occupation allemande, contre lesquels des lois et des arrêtés étaient pris, c’étaient eux.

« Juifs» ils le savaient mais pas toujours, puisqu’il y avait chez le 300.000« juifs » ainsi légalement qualifiables français ou étrangers, des religieux, des laïques, des communistes, des Français de longue date, des naturalisés, des apatrides, des émigrés, des réfugiés venus dans le pays de la Révolution française. On disait dans les pays de l’Est « heureux comme Dieu en France ».

Les enfants, des petits aux adolescents ont eu très vite à comprendre que leur vie avait changée. La guerre, la défaite, l’occupation allemande, Hitler, ils savaient. Il suffisait d’entendre les parents. Ainsi leurs parents et eux les enfants, ils sentaient qu’ils étaient lourdement menacés.

Les choses sont allées comme on sait, et les enfants comme les adultes, les parents, les familles, ont été persécutées, arrêtées, déportées, séparées, cachées, sauvés.

Des onze mille sept cent enfants assassinés dans les camps d’extermination, il ne reste que les noms, des photos, des plaques maintenant sur les écoles où ils sont allé.

Les autre ont survécu.

Survécus avec leurs parents, sans leurs parents.

Au moment où l’armée allemande s’enfuyaient, autour du 25 août 1944, alors que des convois de déportés, très tardifs, avec beaucoup d’enfants raflés dans des maisons d’enfants dans la région parisienne, partaient encore vers l’Allemagne jusqu’ à la fin du mois de juillet 1944, la guerre pour les enfants s’est arrêtée

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Ils ont retrouvé leurs parents, un parent, pas de parents, les frères et sœurs, pas tous les frères et sœurs, pas les grands parents.

Ceux qui étaient seuls ont cessé de s’empêcher de respirer, ils ne pouvaient pas encore être contents, ils continuaient d’attendre.

Ensuite ces enfants, chacun avec son âge, son moment de vie, ont commencé à re-vivre, sans l’ombre permanente qui les menaçaient. La vie redevenait simple, extrêmement endeuillée, extrêmement rassérénée, débarrassée du grand personnage botté, armé, parlant une langue autre, qui ressemblait , –je vais utiliser plusieurs métaphores, œuvres d’artistes pour rendre compte si possible d’une réalité psychique d’enfant- …Au Pasteur de « la Nuit du Chasseur » film de Ch. Laughton en 1955, joué par Robert Mitchum, celui qui poursuit implacablement deux petits-enfants, un frère et une petite sœur, seuls, petit gibier en fuite qui sait qu’il doit fuir, se cacher, dissimuler ses traces, sous peine de mourir, ne sachant pas pourquoi ils doivent mourir. En fait ce pasteur exterminateur veut retrouver un trésor dont seuls les enfants ont la clé.

Tuer les enfants ? Dans la politique du génocide, il fallait éliminer tous les enfants. C’était la clé.

Je vais essayer, ayant moi-même vécu enfant cette »étrange défaite », défaite des droits, des lois, défaite de la civilisation, défaite des parents malgré eux, de dire comment une psychanalyste peut lire, entendre, ce qui est arrivé à ces enfants sur le plan psychique. Quels ont été les effets dans les » situations extrêmes » dit Bettelheim, « expériences limites » dit Maurice Blanchot, celles des déportés, qui d’une certaine manière ont été aussi celles des enfants.

Cette écoute, lecture, se fait parfois dans des cures d’adultes, mais aussi dans des livres, des films qui se sont multipliés ces dernières années, essayant de transmettre ce qu’ils avaient vécu.

En quoi la psychanalyse, et les psychanalystes qui travaillent par ailleurs avec les enfants peuvent se confronter avec ces évènements ? Est-ce que les repères métapsychologiques classiques peuvent être utilisés ? Il s’agit chaque fois d’histoires individuelles mais peut-être aussi d’un changement dans la civilisation qui déloge le psychanalyste de sa place habituelle. Il peut tenter d’en explorer quelques éléments.

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J’ai depuis un certain temps, travaillé chez l’enfant sur ce que j’ai appelé des techniques de survie, que je nommerai peut-être un savoir de survie, en me référant au livre Anne-Lise Stern , »le savoir-déporté ».

Je parlerai de deux remarques au sens ou dans les récits, j’ai pu en tirer un enseignement.

Dans certaines situations de repliement et d’isolement extrême, le recours de certains enfants à une image qui surgit répétitivement, souvent le visage de la mère, une photo, un objet conservé, à une sensation qui envahit, parfois extrêmement minimale, souvenir du temps d’avant, dans ce temps« d’hilflosickeit », raccroche le psychisme de l’enfant à un bout de l’objet primordial, perdu mais évocable, et fait tenir la pulsion de vie. Françoise Dolto a parlé des histoires de petits enfants littéralement abandonnés dans leurs berceaux, juste nourris, qui survivaient grâce à un tout petit mouvement pulsionnel érotique, un chant d’oiseau à la fenêtre, un rayon de soleil.

Je citerai plus loin les pages admirables où Imre Kertesz, dans « Etre sans destin « est mourant et pourtant la pulsion de vie tient encore.

Et autre chemin de survie, un lien objectal pas très ordinaire celui qui fait lien avec l’autre le plus proche, plongé dans la même détresse, lien au corps vivant et parlant de l’autre qu’on peut fortement désirer, aimer. Cette idée de corps à plusieurs a constitué dans certains petits groupes plongés dans la désolation, une issue pulsionnelle et érotique vers le semblable, un attachement vital.

Dans un film, vu récemment, « Belzec » réalisé par Guillaume Moscovitz, documentaires sur le village polonais où a été le camp d’extermination qui porte ce nom, et où 600.000 mille juifs de Pologne et de toute l’Europe ont été conduits et tués pendant six mois en 1942. Ce jeune cinéaste, enfant de la deuxième génération, a trouvé le ton et la distance cinématographique juste, qui fait qu’on ne peut plus oublier cette œuvre. Dans ce film, il y a le témoignage d’une femme qui a été enfant ,elle avait 7 ans, cachée par une paysanne polonaise dans une cabane de jardin et puisparce que cela devenait de plus en plus dangereux, dans une sorte de réduit où elle était couchée, recroquevillée, avec un soupirail sur l’extérieur où venait s’asseoir la femme, qui disant ses prières ; elle lui passait de la nourriture et enlevait une sorte de récipient ses excréments. Bracha, parle en hébreu et nous dit qu’elle voyait les sabots et le bout de la jupe de cette femme, ses souliers du dimanches, et quelques paroles en polonais pour l’encourager et lui dire sa présence.

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Elle est restée, dit-elle,20 mois dans ce ventre, ce cercueil. Quand on l’en a sortie, à la fin du calvaire, elle ne se tenait pas sur ses jambes et bredouillait à voix basse, quelques mots en polonais, entourée des paysans qui pleuraient.

Une histoire qui ressemble à celle de Gaspar Hauser jeune homme apparu un jour sur une place à Nuremberg en 1838, élevé semble-il dans une sorte de cachot, sans voire personne, qui ne savait pas qui il était, et qui disait : « l’homme avec qui j’ai toujours été ».

« Le corps à plusieurs est une autre survie. Anna Freud reçut près de Londres, en 1945, six petits orphelins de 3 et 4 ans venus directement du camp de Theresienstadt où d’autres déportées s’étaient occupées d’eux, depuis leur naissance. Elle a noté jour après jour dans une longue observation leur évolution. Ils tenaient physiquement les uns aux autres, comme un seul corps,s’arrêtant de manger si l’un d’eux n’avait pas son assiette, ne pouvant supporter à la promenade que l’un deux n’y soit pas, parlant entre eux les quelques mots de la langue des camps, hurlant et détruisant les objets et griffant les nurses comme pour défendre le corps à six, si l’un d’entre eux ressentait le monde brusquement hostile. La grande psychanalyste constate avec étonnement que les manifestations du complexe d’Oedipe, il n’y en avait pas et qu’ils n’étaient ni arriérés ni psychotiques. (Anna Freud, dans « L’ enfant dans la psychanalyse, : « survie et développement d’un groupe d’enfants : une expérience bien particulière »).

Ces enfants séparés, cachés, sont devenus pour la plus part « vieux »,souvent en un instant. Une maturité anormale leur permis de saisir les paroles, les regards, les dangers.

Une petite fille de trois, quatre ans, savait d’elle- même qu’à la remise des prix, devant tout le village, quand on appellerait son nom elle ne devait pas répondre.

Claudine Vegh psychiatre et psychanalyste a publié en 1979 sa thèse : « je ne lui ai pas dit au revoir ». Elle dit comment au moment où ses parents doivent s’enfuir, la laissant au couple de voisins qui organise leur fuite, ils s’attardent, la petite fille leur dit avec autorité,« partez maintenant, vite !».

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Clivage entre cette prise en main de leur situation, et l’enfance toujours là avec ses jeux, ses rires, ses moments de bonheur.

Simone juste avant d’être arrêtée avec sa mère, à la Rochelle, raconte : »ils ‘est passé pour moi quelque chose d’inoubliable, je me revois les pieds dans l’eau, je regardai le fond de l’eau transparente, et les coquillages brillaient comme des bijoux, j’ai ressenti tout d’un coup

Que le monde s’illuminait ». Un souvenir fixé comme un souvenir-écran, qui marque le temps de l’enfance, qu’elle emportera avec elle au camp de Bergen-Belsen où elle sera déportée un an avec sa mère.

Dans les récits fait bien plus tard, ce n’est pas « l’enfant dans l’adulte », qui raconte le passé mais « l’adulte dans l’enfant »qui a su prendre le train, faire un grand voyage avec un petit frère, retrouver une maison, une adresse, un abri. Comment cacher son nom ? Comment se taire ? Ne pas répondre aux questions ? .Ces enfants ont su devenir des clandestins.

Bien des années après, certains ne sont pas sortis entièrement de cette clandestinité, évitant de se faire reconnaître, rétifs aux papiers d’identité, aux listes, toujours en décalage, jamais en phase avec les autres surtout à l’adolescence, sans spontanéité dans les rencontres et les échanges.

Edmond Jabès écrit : »après Auschwitz, le sentiment de solitude qui est au fond de chaque être s’est considérablement amplifié. Toute confiance est doublée d’une méfiance qui la consume ».

C’est dans un après-coup, bien des années après, qu’ils ont pu donner un sens à cette méfiance persistante malgré les explosions de joie et de libération qui les entouraient.

Aharon Appelfeld écrit dans la revue « Penser/Rêver ’ »(n°7),parlant de la souffrance spirituelle/psychique/ à côté de la souffrance physique des juifs assimilés rassemblés comme du bétail aux confins de la Roumanie et de l’Ukraine, à Chernovitz, « qu’ils étaient réduits à leur judéité nue ».« Une telle souffrance ne fut pas celle des enfants, bien qu’ils l’aient absorbée aveuglément par toutes leurs cellules, comme seuls les enfants peuvent absorber les choses… Ils n’oublieront jamais l’expression de leurs parents dans ce terrain vague où ils étaient entassés…. Chacun était livré à soi-même. Qui peut faire quoi ? Comment peut-on sauver les enfants ? Chercher un refuge pour nous mettre en sécurité ? ».

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Et dans« Histoire d’une vie », « J’ai déjà signalé que les gens de ma génération, en particulier ceux qui étaient enfants pendant la guerre ont développé un rapport méfiant aux humains. Moi aussi, pendant la guerre, j’ai préféré les objets et les animaux aux humains. »

La mort pour un enfant, c’est se perdre, c’est être séparé sans retour des parents, du lieu qui fait qu’on peut se re-tenir à cet autre, le voir, lui parler. C’est une absence, un » Fort » sans » Da »en retour, un moment non symbolisable. Les enfants ont côtoyé cette limite.

Pour êtres sauvés, ils ont été, pas tous, séparés en un instant de leurs parents. Parents qui trouvaient une personne secourable, à qui littéralement ils donnaient leur bien le plus précieux, leur enfant. Pour lui donner une chance que souvent ils n’avaient pas.

En plus des parents, eux-mêmes, des individus de tous bords, nombreux, des groupes de résistants, une dizaine environ, ont dispersé les enfants et les ont cachés surtout le territoire de la France, trouvant ceux qu’on a appelés plus tard« les justes ».

La bande dessinée « Mauss » d’Art Spiegelman montre des petites souris dans des trous, des souterrains, des trains, des chemins, sous terre, mis à l’abri par les sauveteurs, c’était à peu près cela.

Mais les petits humains ne sont pas des souris. Le trauma psychique, situation extrême de séparations, s’est fait souvent très brutalement, sans mots ou très peu de mots. Que dire ? Perte des objets, des vêtements, du nom propre, du prénom, de l’histoire de la famille, des lieux de vie d’avant, de ce qui faisaient déjà pour eux un peu d’identité, un nom inconnu qu’il fallait apprendre par cœur et ne pas se tromper. « Il faut que tu oublie…Plus tard…Plus tard » leur disaient Odette Abadi, jeune juive, médecin et résistante qui a organisé la cachette de 500 enfants à Nice.

Il y avait ce moment de séparation, et puis l’après. Comment supporter l’afflux de sentiments, de pleurs, d’excitations inassimilables ? La même Odette Abadi raconte comment elle amène un petit enfant allemand, il y avait des réfugiés juifs de la Sarre à Nice, que sa mère tremblant de la tête aux pieds lui avait confié, en haut du département ,dans une famille de paysans. Elle apprend que pendant les premiers jours, l’enfant s’était réfugié sous la table. Chaque fois qu’on s’approchait de lui, il disait férocement« Nein…Nein ». Elle visita sans relâche tous les petits enfants cachés jusqu’au jour où elle fut arrêtée, déportée à Bergen-Belsen dont elle revint.

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Tout a été vécu, vu, traversé, apparemment dépassé, refoulé. Chaque histoire est singulière.

Certains ont gardé chaque instant inscrit avec une hyper réalité dans le récit, avec les mots et la vivacité de l’enfance. D’autres sont mutiques, leurs souvenirs sont troués, ils ne se rappellent plus. Aharon Appelfd, après 6 ans d’errance, il a assuré seul, sa survie pendant deux ans dans la forêt d’Ukraine, dit qu’il est arrivé en Israël, mutique et amnésique.

Après un interminable silence, des récits et témoignage ont commencé d’apparaître ;

Le silence dans les maisons d’enfants qui ont recueilli ces enfants, silence de ceux qui attendaient le retour des parents, et qui ne se disaient jamais orphelins puisque la date et le lieu de la mort, l’endroit où se trouvait le parent mort, étaient inconnus. Cette attente ne s’est jamais complètement éteinte.

Les moniteurs aussi se taisaient, essayant de les transformer « en hommes nouveaux et femmes nouvelles ».

Silence aussi dans les familles où les parents ont voulu épargner, protéger les enfants de ce qu’ils savaient, ne sachant pas où étaient les morts et quand ils étaient morts.

L’après-coups de la souffrance des enfants a été totalement non-entendue. Les enfants n’ont pas pu se dire, ni à eux-mêmes nià quiconque qu’il y avait eu pour eux, un temps obscur, qui transformait tout.

« On n’en parlera plus jamais » dit Claudine Veght, parlant de son père quand elle voit sa mère revenir seule.

Vingt ans après son retour à Budapest, Imre Kertesz a écrit un livre « Etre sans destin », un roman : en hongrois, le titre est « roman d’un sans destin ». Il lui a fallu la distanciation d’un roman pour pouvoir retrouver intacte une mémoire immédiate des instants passés, l’un après l’autre, dans les camps d’Auschwitz et de Buchenwald. Mémoire d’une marche réglée, implacable, d’un être qui n’a plus de destin et qui va aller pas à pas vers sa mort. « Sans destin », définition, pour lui de la vie d’un sujet pris dans la machine totalitaire. Et pourtant la temporalité de la vie psychiqueest ce qui résiste.

Il peut ainsi ré-écrire avec une extrême acuité à la fois le récit et le commentaire de ce que vit Gyurka, son héros.

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Il est pris dans une rafle à 14 ans, « à cause de sa race », mis avec quarante autre jeunes gens dans un wagon, qui va ne pas cesser de rouler ;la métaphore du train qui roule est à la fois le voyage vers Auschwitz, puis vers d’autres camps et le mouvement réguliers de la vie. Tant qu’il roule, il vit, quand le train ralentit, la vie s’échappe, le mouvement de la vie est prêt de s’arrêter.

C’est ce pas à pas qu’il décrit entre le moment où il entre dans le camp, la lente progression linéaire qui dure pour lui une année, depuis la sélection, il est du bon côté, et la mort qu’il atteint presque, quand le train, le temps psychique est près de s’arrête.

Ce presque enfant dans le présent qu’il vit avec ceux qui l’entourent, ceux du wagon, ne voit que la proximité immédiate. Mais, en quelques heures , il a découvert la sélection, le dépouillement des vêtements, des cheveux le marquage, un numéro, et aussi à quoi servent les grandes cheminées d’Auschwitz et l’odeur de cuir brûlé qui enveloppe tout.

Il va avancer dans ce monde du camp. Comment être « un bon détenu » ?Tout cela doit être » naturel », mot qui revient très souvent dans le livre, mais voilà dans les écoles où il est allé, on lui a appris beaucoup de choses, mais on ne lui a pas appris »Auschwitz », aussi doit-il apprendre cette langue, ce monde avec ces règles, ces privilèges, ces dangers. Même au camp dit-il, il y a des moments de bonheur.

Il sait qu’il est là parce qu’il est juif, mais il ne sait rien des juifs. Il regarde parfois avec envie ceux qui savent et qui parlent la » langue des juifs »ou quand de façon tout à fait incroyable, exceptionnelle, lors d’un appel où l’on pend devant eux des détenus, ils se mettent dans un murmure qui grandit et les relie tous ensemble, à murmurer la prière des morts.

Peu à peu il voit qu’il change, il est déjà comme un vieux, jaune, sans muscles, visage méconnaissable, desséché, aux yeux brillants.

L’importance des plus proches est toujours présente ; le camarades de Budapest, plus âgé le guide. Il faut se laver, économiser ses forces. Après avoir été battu et humilié très violemment pour un sac de ciment crevé, quelque chose se brise en lui. Les ordres du camarade ne lui font plus rien, celui--ci finit par s’écarter de lui. Il a un phlegmon au genou, on l’amène au lager (lieu aussi des sélections).

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Le pas à pas s’accélère ou se ralentit. Au moment de l’évacuation du camp où il se trouve, pour revenir à Buchenwald, il est mourant étendu par terre avec d’autres « déchets ».

« Je peux l’affirmer : nulle expérience si grande soit-elle, nulle sérénité si parfaite soit-elle, nul discernement si fort soit-il ne nous empêcherons, apparemment, de tenter une dernière fois notre chance, à condition de trouver le moyen de le faire, naturellement. …..Cependant pour ma part, il n’y avait aucun doute à ce sujet, j’étais en vie et en moi brûlait encore, vacillante certes, comme une veilleuse, quelque chose, la flamme de la vie comme on dit……Il y avait longtemps que je ne m’étais pas senti

Aussi léger, paisible, presque rêveur… .Je ne ressentais ni froid ni douleur, et je ne percevais que par ma raison et non à travers ma peau, que des gouttes, mordantes entre neige et pluie, me mouillaient le visage… ..Mais déjà ils se penchaient vers moi, et je fus bien obligé de cligner des yeux puisqu’une main furetait devant eux. Je fus jeté au milieu du chargement d’une charrette plus petite, ensuite on me poussa quelque part……C’est alors que la route arriva à un virage élevé, et soudain un vaste panorama s’offrit à mes yeux, en bas….. Çà et là des fumées suspectes se mêlaient aux vapeurs amicales, un cliquetis familier monta doucement vers moi, comme le son d’une cloche dans un rêve et mon regard fureteur tomba sur le cortège des porteurs avec les barres sur les épaules, ils croulaient sous le poids des chaudrons fumants suspendus à ces barres et, à son odeur aigre, je reconnus de loin, pas de doute la soupe de rave. C’était dommage parce que ce spectacle, ce fumet fit naître dans ma poitrine déjà raidie un sentiment dont les vagues croissantes parvinrent à presser quelques gouttes plus chaudes de mes yeux déjà desséchésdans l’humidité froide qui baignait mon visage. Et malgré la réflexion, le discernement, le bon sens, je ne pouvais pas méconnaître la voix d’une espèce de désir sourd qui s’ était faufilé en moi, comme honteuse d’être si insensée et pourtant de plus en plus obstinée :je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration. »

Ensuite son désir de vivre a fait que l’infirmier polonais et le médecin détenu politique du Lager, l’ont aidé de leur mieux à revenir vers la rive.

Ce qui est stupéfiant c’est comment la force du psychique n’abandonne pas dans un corps presque mort.

J’ajoute que ce récit est celui d’un presque enfant déporté dans un camp nazi. Les enfants partis de France vers les camps d’extermination ont été gazés immédiatement.

Pour ces enfants qui ont été cachés, vivre a été l’obligation surmoïque pour sortir de la survie. Même pour ceux recueillis dans les maisons d’enfants qui n’avaient plus de famille.

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Expérience de la solitude extrême et du secret, amnésie infantile, pour beaucoup, les symptômes ont fait retour, quand peu à peu dans le social, ils ont été autorisés à » penser ». Les psychanalystes quand ils ont reçu ces patients ont eu à retracer imaginairement ce trajet troué par le Réel, pour peu qu’ils aient accepté de rencontrer eux aussi des évènements collectifs qui faisaient totalement rupture avec la passé .

Comme pour les rescapés de la déportation, d’une manière cependant différente quant à la souffrance physique, la menace de mort immédiate, la négation d’humanité posée sur eux a été très lourde à effacer. Cacher, être caché s’est poursuivi auprès de leurs enfants qui n’ont pas compris grand chose aux drôles de parents qu’ils avaient, toujours anxieux, toujours sur leurs gardes, muets ou déversant des flots de paroles. Incapable de parler de la grande Histoire et de leur histoire. Ce sont les petits-enfants, maintenant dégagés de la menace qui a continué de peser sur la première génération, qui interrogent leurs grands-parents.

Le génocide nazi s’est passé en Europe et l’on ne finit pas de déterrer au sens propre du terme la barbarie qui a eu lieu. Freud dans « l’homme Moïse » écrit « nous vivons un temps particulièrement curieux. Nous découvrons avec surprise que le progrès a conclu un pacte avec la barbarie ». Situation impossible à recevoir.

Les autre génocides de ce siècle se sont abattus sur d’autres familles, et les enfants ont dû, quand ils ont survécu inventer leurs propre chemins psychiques de survie .

Maria Landau

Table Ronde « d’Espace analytique » : « Enfants des guerres » (novembre 2005)