Saraband d’Ingmar Bergman

Par Jean-Jacques Moscovitz

Ou d’un léger déséquilibre en faveur de la vie sur la mort

Attaque, représailles sur l’enfance, sur la filiation entre parents et leurs enfants déjà grands, où la musique, la grande, suit mais ne rompt pas l’attaque. Ainsi Karin est elle attaquée par son père, Henrik, qui lui l’est par Johan son propre père, le grand-père de Karin.

Les filiations sont liées par la haine qui ne se dénoue pas. Seul personnage pacifiant, qui est mort, c’est Anne, la mère de Karin. Violoncelliste de 19ans, Karin est promise à un immenses succès, elle est la preuve du léger déséquilibre en faveur de la vie sur la mort. La musique est lieu de cette preuve, et preuve de haine aussi. La haine n’est pas le contraire de l’amour, la haine a pour contraire le pacte. Ici nul pacte possible. Seule Karin se défait de ce qui l’aliène à sa propre mort psychique, à la mort de son désir. Elle partira pour Hambourg, quittant son père qui se suicide et qui rate cet acte même.

Ces filiations liées par la haine, montrent un malaise, celui de l’existence de la structure œdipienne, là depuis toujours. Cet Oedipe-là ne décline pas, il ne tombe pas, il reste un savoir d’enfant à l’âge adulte avec toute cette puissance de l’adulte sur l’enfant pour l’exclure de la vie. Est-ce le fait que sous nos climats d’occidentaux nous vivons plus vieux qu’avant, ce qui fait que la jeunesse est attaquée dans son désir, en tant qu’elle est la preuve de l’existence du sexuel, de l’origine sexuelle de l’humain. Ici Freud est convoqué. Johan, le grand-père , riche et retiré dans sa maison d’enfance, étudie une grande biographie de Freud, alors qu’il est train d’écouter la symphonie N° 9 en Do bémol de Bruchner et qu’il reçoit Karin pour lui faire savoir son admiration, et surtout la façon dont elle pourrait se débarrasser de son père, à elle, soit de son propre fils, à lui, Johan. Le désamour fils/père est ici total et laisse tout l’espace à la haine.

Les hommes ne sortent vraiment pas grandis da ce tableau, seules les femmes semblent y remédier, et d’où l’humain sortirait un peu ennobli. Et même, le personnage de Marianne, dans la dernière séquence de Saraband, montre la photo de sa fille Martha et raconte qu’un jour, en lui rendant visite dans l’hôpital où elle est internée, elle s’est approchée de sa fille assise sur son lit et lui a retiré sa paire de lunettes. Martha a eu un sursaut et Marianne explique alors qu’elle a eu l’impression de la toucher vraiment pour la première fois. « Après toutes ces années que nous avions passées, j’ai compris, j’ai senti que j’étais en train de toucher ma fille, mon enfant ».

Jusqu’alors elle lui était étrangère, ce qui vaut qu’elle reste étrangère à elle-même.

Une seule image sort du champ tout en intérieur où se mène l’action, tout est en ombre et lumière, où sentiments, regards, visages restent à l’intérieur de la maison d’enfance de Johan, le plus âgé. Seule image en extérieur : lorsque Johan et Marianne, anciens amants, se retrouvent, leurs sentiments alors renaissent quelque peu éclairés par l’image de la montagne et du lac au loin… Qui indiquerait combien la structure de nos sentiments persiste en nous depuis toujours, et s’équivaudrait à la permanence de la nature même, là depuis toujours, comme notre cher complexe d’Oedipe.

Ici la structure œdipienne n’est pas mise à mal par quelques changements politiques ou historiques. Une telle structure joue à fond. Aucune politique ne vient faire le pendant à cette vie intime. Intime et politique, si étroitement unis d’ordinaire donnent une victoire totale à l’intime, ici à la haine œdipienne, où aucun pacte n’est tenable entre les membres d’une même filiation.

La scène politique, c’est eux-mêmes qui la jouent, où la musique est convoquée comme tiers pacifiant, mais qui, face à la puissance du sexuel, au sens de Freud, n’empêche rien. La musique accompagne la haine, elle ne la justifie pas, ne protège en rien les protagonistes, n’empêche en rien que la vieillesse ne se produise. Si la musique adoucit les mœurs, ici au contraire elle semble ignorer la force d’une telle haine en train de s’exercer.

Or nous le complexe d’Oedipe n’est pas simplement fait de cette haine, il y a aussi de l’amour, qui non contraire à la haine à pour contraire précisément le non-amour. Ici rien de tel, simplement la haine qui fait lien, qui empêche les protagonistes de se séparer et nous laisse devant un désarroi profond devant l’humain. Seule chance, ce léger déséquilibre incarné par Karin, qui convoquée par un maître en musique, enfin accepte son propre désir de jeune femme.

L’art est-il ici complice de l’attaque de l’enfance ? Comme on l’a vu au siècle 20e avec la rupture de l’Histoire et de la civilisation. Civilisation et non culture car la culture, on peut en changer, la civilisation si on y touche, c’est la mise à mal de l’humain de façon définitive. Dans Saraband la structure humaine éternelle ne se laisse changer en rien par des événements politiques qui la modéliseraient, la sublimeraient, même pas la musique. Il s’agit de la mise en œuvre et de l’origine sexuelle de l’humain, et de la destruction d’une telle origine. Une telle négation de l’origine sexuelle mise en acte si profondément, se régule sans aucun élément politique, concoctée violement à l’intérieur de cette maison, à l’intérieur de chacun des protagonistes au point que tout ne peut qu’exploser.

Ici il n’y a ni appel à la religion, ni appel à la science, ni appel à l’histoire des hommes qui se déroulent dans notre siècle, il y a certainement quelque chose qui veut accéder au désir de haine, qui, désir comme tel, se voit mis à mal par un désir de vivre, un désir de rompre ce circuit infernal, et par la même de préférer la vie sur la mort. Peut-être est-ce cela le politique. Au niveau actuel, la haine du désir prend pour cible la jeunesse, les gens plus âgés se refusant d’affronter une dimension propre à la mort qui existe, ils se désignent tous comme victimes, lieu d’une angoisse indescriptible, liée au désir de meurtre incontrôlable, d’une « angoisse plus grande que lui » dit Johan. Ici les violences et leurs filiations s’associent pour amplifier la dimension structurale liée à la présence de la haine mortifère, mortelle, meurtrière. C’est en pleine nuit que Johan demande de l’aide face à son angoisse immense qui ne se soutient d’aucun discours autre que celui du sentiment de vide, et de détresse dans laquelle il se trouve face à sa propre haine qu’il entretient depuis toujours contre son propre fils.

Ce film est de Bergman, qui d’autre que lui aurait pu réaliser avec une telle profondeur la mise en scène de notre désarroi, c’est en fin de compte un hymne formidablement beau adressé à la jeunesse. Mise en scène de l’ampleur des sentiments liée à la structure propre du désir de désirer plus que son prochain, en une jalousie primordiale, en une phobie gigantesque de désirer. Mais la jeunesse en sort triomphale malgré tout, après une épreuve terrible, de pouvoir se détacher de sa propre origine parentale sans la déchirer. Dans notre civilisation si rien ne tient l’humain qui désire la mort tout en refusant d’y penser, alors, une fois l’âge venu de s’y confronter, c’est la haine de sa propre descendance qui devient le lieu d’une prise de conscience enfin politique.

C’est la lutte entre les générations qu‘ici Bergman montre à lui comme à nous-mêmes, telle que prévaut ce léger déséquilibre de la vie sur la mort du désir.

Jean-Jacques Moscovitz