RUPTURE DE L’HISTOIRE ENTRE FICTION ET VÉRITÉ

(A propos de FRAGMENTS. Une enfance 1939/1948. Ouvrage de Binjamin Wilkomirski, Ed. Calmann-Lévy 1997)

Par Jean-Jacques Moscovitz

Fragments, une enfance 1939/1948, relate la vie et le meurtre des enfants dans le camp d’extermination de Maïdanek. Quel que soit ce qui pourrait être porté contre son auteur, puisqu’on évoque un possible plagiat, il n’en reste pas moins qu’un tel récit n’existerait pas si l’attaque contre les enfants juifs n’avait pas eu lieu, ainsi que ses conséquences dans l’actuel (cf Le Monde du 23 octobre 1998). C’est dire qu’une clinique psychanalytique des approches subjectives de ces questions existe désormais, afin de prendre en compte une écoute quotidienne de ce qui a touché l’être si profondément en attaquant l’humain de la sorte. Cela met en “ réagencement ” constant les structures élémentaires de la jalousie de chacune, de chacun, vis à vis de soi-même au moment de sa propre constitution subjective, celle qui se renouvelle sans cesse dans notre quotidien. Avec la rupture de l’histoire dans la Shoah, la structure psychique -être ainsi et non autrement- est quelque peu secouée par ce qui s’est passé par rapport au corps , à la mémoire , et à la parole . Au niveau du corps du sujet, de sa figurabilité depuis l’extermination de masse aussi bien qu’au niveau de sa parole qui doit contenir la mouvance des représentations centrée sur l’irreprésentable des meurtres. Et également au niveau de la mémoire en tant que lien entre le singulier d’une histoire et le collectif, où se nouent et se dénouent la grande Histoire , celle des livres, avec celle des familles, et celle, la plus intime, du sujet lui-même.

Aujourd’hui, en effet, la demande de psychanalyse se produit de plus en plus souvent du fait qu’au moins un membre d’une famille formule un souhait radical de connaître les blancs de l’histoire de cette famille en rapport avec les ruptures de l’histoire elle-même.

D’où cette nécessité de questionner l’approche actuelle entre mémoire freudienne et mémoire citoyenne*, car il n’est plus si sûr que seule la freudienne tienne longtemps encore si la citoyenne flanche à ce point devant le nationalisme de toujours, qui aujourd’hui a l’essor que l’on sait, malgré les victoires de la démocratie à diverses élections en Europe récemment.

Fragments en tant qu’écriture a-t-il peut-être une fonction de psychanalyse pour l’auteur de ce qui ne serait plus qu’une fiction qui dés lors joue son rôle d’un ça entend l’inconscient? Seul l’auteur lui seul peut le dire et à qui il le souhaite… En attendant la suite sur cette “ affaire ” ; qui, au point où en sont les choses, ne semble en rien affirmer quoi que ce soit de définitif, existe une accusation de faux portée par Daniel Ganzfried, au nom de La Fondation suisse pour la culture. Fils de déporté, Daniel Ganzfried est lui-même écrivain sur la “ mémoire difficile ” chez les enfants des victimes de la Shoah. Et son accusation semble bien être dans le droit fil de cette jalousie primordiale en rapport avec les très puissants remaniements subjectifs ayant trait aux ressourcements permanents qu’effectue le sujet pour se placer dans son histoire intime avec et malgré la rupture du fait de la Shoah.

Du coup une question surgit, elle a trait cette fois à la réponse donnée par Binjamin Wilkomirski à son détracteur, Daniel Ganzfried, qui ne comporte, quant à elle, aucun plagiarisme apparent, puisque le ton est celui de quelqu’un pouvant savoir ce qu’est la nécessité pour un fils d’attendre, même en vain, la réponse impossible d’un père mort dans les camps. Et du coup cette réponse place Binjamin Wilkomirski lui-même, en une figure “ d’erzatz de père ” comme le retransmet correctement Le.Monde de ce 23 octobre. De là à considérer erzatz tout le contenu de Fragments… rien ne pourrait s’y opposer dés lors que l’on est , un fois adulte, toujours enfant de déporté.

C’est que la logique de la transmission est ici rompue, elle prend souvent une autre voie désormais que celle qui devrait rester intime, elle se fait, elle se veut collective, elle a besoin de témoins de la brisure qui agit toujours sur elle.

C'est dire combien l'actuel, d'être après, implique de poser que la question de la cause pour expliquer ce qui s’est passé est suspendue devant l'entrée dans la chambre a gaz, il y a là une chute de la rationalité dans la pensée.

Aucun savoir, en effet, ne tient sur cela, car personne n'est revenu de ce lieu qui est un non-lieu absolu à la représentation.

L’ouvrage de B. Wilkomirski est un témoignage, celui d’un enfant déporté a Maïdanek à l’âge de quatre ans. Là peut s'entendre ce non-lieu absolu. En effet, lors d’un colloque de psychanalystes tenu à Grenoble en février 1998, auquel il était invité, il nous a indiqué qu’après la publication de son livre, un "souvenir" lui été revenu. Cet événement psychique survenu hors de toute réalité consciente, serait passé –il aurait pu ne pas l’être- dans l'intériorité du sujet pour s’y constitué dans l’après-coup en tant que souvenir à proprement parler. L'exemple est le suivant: Binjamin W., enfant, après la guerre, se retrouve recueilli en Suisse dans une famille qui l'envoie faire du ski. Sur le téléski, une terrifiante crise d'angoisse lui fait "anticiper" sa disparition imminente comme il le ressentait dans le camp. Le souvenir, ou plutôt l'hypothèse, qui lui arrive, est que le bruit du remonte-pente est celui du moteur Saurer, le même très précisément que celui des camions Saurer utilisés pour gazer les enfants comme lui qui étaient assassinés à Maïdanek. Comme lui !

Oui, cinq enfants sur quinze en réchappaient, particularité terrifiante est que probablement comme si tuer des enfants se faisait sans trop d'application! Benjamin W. pense que ce fut son cas, puisque durant six mois de sa vie, il n' a pu en reconstituer la mémoire. Un mal de tête, pendant toute cette période, a été le signe de cette attaque de sa vie par l'oxyde de carbone du camion Saurer.

Non lieu absolu de la représentation qu’une enquête, si décevante qu’elle puisse être, ne peut effacer…

Attendons, SVP, que l’auteur de Fragments nous dise ce qu’il a à nous dire. Laissons-lui la parole…

Jean-Jacques Moscovitz

* Texte mis en ligne sur internet en novembre 98 lors de l’annonce du forum “ Mémoire freudienne mémoire citoyenne’ ” organisé à Paris par Psychanalyse Actuelle les 5 et 6 décembre 1998, au moment de la commémoration du cinquantenaire de La Déclaration Universelle des Droits de L’Homme et du Citoyen.