(...) QUI TUE QUI ?

Extraits de: « D’où viennent les parents »

Par Jean-Jacques Moscovitz

Au premier plan : l’acte. Par sa métaphore du sujet développée dans le Moïse, Freud convoque cette ultime question qui prend signification d’ouverture sur la syntaxe d’une impossible trace telle que le sujet du collectif est proprement celui qui est inscrit dans le langage. La dernière trace suppose un lieu purement imaginaire, source du Un qui permet d’écrire : « Il était une fois... juste avant... » Lorsqu’un tel retour est sur le point de se produire, s’impose le refoulement originaire en tant que résurgence du renoncement à l’immortalité marquant la différence structurale entre névrose et psychose. Cependant, du point de vue des symptômes, psychose, névrose et perversion sont logées à la même enseigne, puisque dans tous les cas, ils sont toujours déformés, effacés, déguisés. Versant psychose, le processus est davantage repérable dans le social que dans le sujet qui reste à côté.

Lors d’une psychose, le sujet ne reconnaît pas le zérothéisme. Le lien social vient tout recouvrir. Il prend la place de la réalité d’un dieu unique, concret, morceau de père ‑ non ‑ mort qui déloge

l’analyste, le met à côté, le devance dans son rapport au réel. Ce que l’analyste, ancien ‑ névrosé ‑ toujours ‑ actuel, ne peut rendre présent sans risques. De fait, le refoulement originaire ne peut jamais ni être perçu ni être vu, car dans la cure psychanalytique, le sujet a déjà parcouru un certain chemin qui l’amène à faire et à refaire le pacte avec la perte de son origine comme telle, à mettre en place une équivalence non ambiguë entre savoir et jouissance, à rendre possible l’articulation de leur pas ‑ l’un ‑ sans l’autre (ce qui est perdu pour l’un est gagné pour l’autre).

Comment le meurtre du père, causation du sujet, fait ‑il discours face à son ultime signe ‑ trace ? Deux points sont à débattre sans cesse : la question du collectif et le sujet dans la cure. Le risque, si le sujet a pour antécédent d’être question avant toute question du sujet, est que le sujet, du fait du collectif, file vers la mystique ou le cynisme ». Mais ne pourrait ‑ on pas également interroger la question du fantasme soulevée dans l’analyse du sujet divisé par rapport à ce qu’il en serait de lui comme objet ‑ objet petit a, selon Lacan ‑ si l’ultime point ‑ origine était Dieu lui-même, soit trou, soit plein, mais Dieu néanmoins?

Nous savons maintenant qu’il n’y a pas de choix possible au fond de la Chose ‑ Das Ding ‑, du rien de la Chose, si ce n’est pour le névrosé. Le névrosé oscille entre cynisme et mystique, entre science et religion. La psychanalyse doit se réinventer à chaque début de cure, car le transfert balance entre ces deux positions. Le transfert soutient la croyance, inspire la foi, le crédit à la parole, mais en même temps, il pousse à en demander bien plus au niveau de la logique, de la manière dont s’agence l’inconscient. Nous le savons : par exemple, avec ses quelques petites lettres, Lacan l’a dit et répété après Freud, c’est la logique de la supposition, la logique du sujet, et c’est aussi la logique du temps.

Voilà pourquoi nous en appelons à une psychanalyse actuelle, c’est ‑ à ‑ dire au retour du refoulé du point de vue du collectif. Mais quant à ce terme de retour du refoulé, nous acceptons les questions. Le mot est ‑ il approprié à ce registre ? Ce retour est ‑ il subjectif ou objectif ?

Aujourd’hui, le commerce du freudisme est bien plus révélateur d’un symptôme que manifestation d’un quelconque désarroi dans la psychanalyse. Mais symptôme de quoi? Du retour d’un certain refoulé et plus spécifiquement de son retour même?

Vouloir articuler à tout prix Jésus-Christ et judaïsme par le biais de Moïse, comme le ferait Paul de Tarse, ce serait nier qu’il s’agit en fait de distinguer le sujet ‑ d’avant‑ la ‑ question ‑ de -toute ‑ question ‑ du ‑ sujet, car ça a déjà été payé avant. « Coût freudien ‘», a ‑ t ‑on dit, dette inestimable inhérente à l’acte étrange et familier que représente une question se soumettant au vide de la trace. La psychanalyse n’échappe pas au théologique, à une logique de l’existence ou de la non ‑ existence initiale de Dieu.

En effet, pourquoi Moïse est ‑ il apparu à un certain moment de l’histoire ? Pas avant? Pas après? Le questionnement est le même pour le Christ, Bouddha, et, pourquoi pas, Lénine et quelques autres. À cela, la théorie analytique répond par des concepts ‑ « conventions », écrit Freud ‑ de pulsion, refoulement, symptôme, etc., se référant à la position d’un lieu autre qui se manque lui-même.

La crainte de Dieu est évocable dans l’ordre du théologique.

Passée dans le champ de la psychanalyse, ne devient ‑ elle pas la honte propre au désir inconscient, qui transpire de la parole du névrosé? N’est ‑ elle pas sa phobie du Un née de son inaptitude à être le seul Un opérant? La crainte du temps, le refoulement de l’histoire peuvent, sans doute, aller jusqu’à produire, chez un sujet, l’aphanisis du désir.

Cela, bien sûr ‑ les lecteurs des textes théologiques l’auront reconnu ‑, évoque la dégradation qui s’est peu à peu produite depuis un prétendu début connoté de pureté absolue.

L’origine symbolique se soutient d’un réel inatteignable qui viendrait se présenter en commencement, plutôt imaginaire, pour boucher un trou réel effectué par le symbolique. Entendons : l’inconnaissable s’habille de telle sorte, qu’une fois recouvert par la réalité, seuls parole et langage se rappellent, font évoquer l’existence d’un tel réel.

Si la psychanalyse était coextensive à une croyance, elle représenterait l’idéologie de l’objet perdu, du trou dont toute cure ne serait jamais que le rite, la répétition indéfinie d’un point de départ insaisissable. L’aspect temps viendrait alors se métaphoriser dans le symptôme comme si celui-ci rendait présent l’histoire abîmée. Le symptôme viendrait lui-même se faire du mal.

En quoi le désir de l’analyste est ‑ il sollicité dans un tel rituel ? Comment son désir est il mobilisé par ce non symbolisé/non symbolisable d’une origine sans nom, d’une histoire sans fin ni début?

Est il plus mobilisé aujourd’hui qu’avant si, à présent, l’actuel de notre temps évoque cette frontière de l’interprétation contre quoi il vient buter, dégageant les limites propres à la psychanalyse : celles du cadre symbolique, et devant lequel elle doit comparaître ?

Le suspens actuel de la psychanalyse, dans son rapport à la Geïstigkeit, n’est il pas issu d’un certain tuer ‑ la ‑ mort ‑ du ‑ père ? Réalisé à Auschwitz, il s’est inscrit dans le discours contemporain beaucoup plus sur le versant d’une objectivation de la mort, que sur celui d’une subjectivation faisant limite au désir quel qu’il soit.

J-J. MOSCOVITZ

D’où viennent les parents ?

Psychanalyse depuis la Shoah

Par Jean-Jacques Moscovitz

Quelle psychanalyse depuis la Shoah, après la brisure de l'Histoire et de la Civilisation ? Qu'est-il arrivé à la vie, à l'amour, aux désirs, à la mort, à la jouissance, à la filiation, au lien entre les hommes, quels que soient nos liens à l'originaire, à l'identitaire ?

Il s'agit dans ce livre d'inscrire la rupture de notre civilisation dans le discours psychanalytique par la mise en perspective de l'ouvrage de Freud L’homme Moise et la religion monothéiste, le film Shoah de Claude Lanzmann, l'enseignement de Lacan et l'apport d'un clinicien ayant une pratique de la psychanalyse. D'où viennent les parents ? Nous rend témoins de thèmes que Jean-Jacques Moscovitz approche avec l'aisance tragique du praticien de l'inconscient, et la rigueur intellectuelle de celui qui tient, qui nous tient, passionnément à ses repères. Ceux-là mêmes qui fondent, parmi d'autres, la psychanalyse dans l'actuel: le féminin, le Père, la pulsion de mort, le fantasme/fiction, le dire/écrit... Thèmes qui nous font mieux aborder les violences d'aujourd'hui afin de les apaiser... quelque peu.

Editions Harmattan - ISBN : 978-2-296-03909-4; Prix 23€ ; 272 pages