ACTE ANALYTIQUE, ACTE JURIDIQUE:PARADOXES, APORIES, CONTRADICTIONS

Par Paola Mieli

L’effort soutenu actuellement dans divers pays visant à réglementer et à définir sur le plan législatif la pratique de la psychanalyse soulève plusieurs questions. Traditionnellement, la régulation de la pratique analytique a été la prérogative des instituts et des associations analytiques locaux ou internationaux – ce qui est encore le cas dans différents pays et ce qui a fonctionné la plupart du temps sans accroc, inscrivant la psychanalyse et sa spécificité dans le tissu social. En cent ans de vie, les instituts et les associations ont résolu et régulé des questions relatives à la formation professionnelle, à la pratique analytique, à son éthique et à la protection des patients, en ne faisant recours que très rarement à des instances régulatrices externes à la pratique.

Ce faisant, la psychanalyse a tenu compte explicitement de la particularité de la formation analytique, qui par sa nature diffère de tout apprentissage de type professionnel, et n’a cessé d’inventer des procédures – plus ou moins heureuses, en tout cas in progress – pour protéger l’éthique analytique et sa transmission. On a tenu compte implicitement de l’unicité de l’acte analytique et de l’impossibilité de le comparer à d’autres formes d’échange social.

L’effort actuel de réglementation législative introduit dans le domaine de la psychanalyse un discours éminemment étranger à la nature de sa pratique, ce qui nécessite une réflexion renouvelée sur la relation entre psychanalyse et tissu social, entre éthique professionnelle et demandes sociales, entre acte analytique et acte juridique.

Dans certains cas la régulation juridique de la pratique est, paradoxalement, le fruit des luttes intestines entre les factions psychanalytiques, lesquelles, faisant appel à une instance tierce – loi, état – entendent protéger les intérêts du secteur au nom de droits spécifiques. Mais s’il est vrai que ces luttes mettent en question l’éthique analytique des groupes qui les soutiennent, il est vrai également qu’elles s’inscrivent dans une réalité sociale en transformation: si elles débouchent sur une intervention législative, c’est parce qu’elles s’inscrivent dans la tendance actuelle qui consiste à recourir à l’acte juridique pour réglementer toute sorte de transactions sociales, y compris celles qui se sont autorégulées efficacement pendant des décennies.

C’est sur ce dernier point que je désire me pencher, sur la tendance actuelle à faire copieusement usage de l’acte juridique et sur ce que cette tendance indique de la réalité sociale où elle s’exprime. Une interrogation utile aussi aux psychanalystes, vu que les psychanalystes font partie et sont fonction de cette réalité et le fait qu’ils s’en servent pour se frayer un chemin au sein de monopoles de pouvoir ou qu’ils en subissent les effets, met en tout cas en question leur position dans un système déterminé. Ce qui confronte de façon radicale acte analytique et acte juridique, et impose de repenser leur spécificité et leur incommensurabilité.

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“Nous appelons états de droit les états où fonctionne un système de garanties des droits de l’homme” [1]. Cette définition, issue du droit positif, a une histoire bien à elle, celle de la reconnaissance des droits de l’homme et de l’avènement successif de l’état de droit.

La base conceptuelle de l’idée moderne des droits de l’homme réside dans le jusnaturalisme, dans la thèse philosophique suivant laquelle l’homme possède par nature des droits inaliénables (liberté et égalité). C’est l’adoption du jusnaturalisme de la part de la législation qui fonde une nouvelle conception de l’Etat, “non plus absolu mais limité, non plus fin en soi mais moyen pour l’obtention de fins posées avant et indépendamment de sa propre existence”[2]. Pour qu’il puisse y avoir une doctrine des droits de l’homme, il fallait développer une conception individualiste de la société et de l’état, en contraste avec l’ancienne doctrine organique, qui considérait la société comme un tout dominant les parties. [3]

La doctrine des droits de l’homme naît en tant que défense des droits de l’homme contre l’état : l’état en fonction de l’individu et non l’individu en fonction de l’état. L’individu non plus comme élément du groupe social, mais bien le social constitué de rapports entre individus. On passe de la sorte d’un lien social fondé sur des obligations, auxquelles l’individu est soumis (le décalogue en est un premier exemple) à un lien fondé sur les droits individuels. Tel est le point central tant de l’avènement historique des droits de l’homme que de leur progression.

L’inscription législative des droits transforme le droit naturel à la résistance contre l’état, prêché par le jusnaturalisme, en un droit positif, celui de pouvoir intenter une action judiciaire contre les organes de l’état[4]. C’est précisément ce pouvoir qui soutient la notion de droit individuel. Et c’est sur ce versant que nous voyons fermenter l’expansion des droits dans le système néolibéral actuel.

Tout fondamentaux qu’ils soient, les droits de l’homme sont des droits historiques, “nés dans des certaines circonstances, caractérisées par les luttes pour la défense de nouvelles libertés contre d'anciens”[5] et sont continuellement en expansion. A côté des droits sociaux, nommés droits de la deuxième génération (droit au travail, à l’éducation) sont nés les droits de la troisième génération (par exemple le droit de vivre dans un environnement non pollué) ainsi que les droits de la quatrième génération, caractérisés par les effets des nouvelles recherches biologiques et par les manipulations génétiques qui en sont la conséquence. L’expansion des droits va de pair avec le progrès scientifique et technologique.

La situation américaine, représentative des formes actuelles du néolibéralisme global et initiatrice de recommandations et de pratiques sociales adoptées rapidement au niveau international, oblige à s’interroger sur la manipulation des droits de dernière génération – qu’ils soient de troisième, quatrième ou cinquième génération. C’est une question qui nous concerne tous en tant que citoyens d’un système global en transformation. Mais qui nous concerne directement comme psychanalystes vu qu’à l’intérieur de ce système, les pratiques “psy” jouent un rôle étendu et bien précis.

Actuellement nous assistons à une prolifération de l’acte juridique dans la régulation de l’échange social. Pour en dénommer les effets, j’ai parlé d’état des droits au lieu d’état de droit [6]. Si un état de droit réglemente la relation entre individu et état, en protégeant les droits individuels, un état des droits représenterait une dérive et une dérivation, une transformation propre à l’état de droit : l’état des droits, d’une part, encourage la prolifération de la notion de droit individuel, et, d’autre part, il la manipule afin de se protéger lui-même, ou d'augmenter le pouvoir et le contrôle exercés sur le citoyen.

Les exemples sont légion. Pour en choisir un dans le domaine médical, qui inclut la «santé mentale» et donc toute la sphère “psy”, songeons à la nouvelle loi HIPAA (Health Insurance Portability and Accountability Act) promulguée par le gouvernement fédéral américain. HIPAA est une loi qui défend le droit du citoyen à la confidentialité sur son dossier médical. D’une part, la loi déclare que le citoyen a le droit de refuser que les informations médicales qui le concernent soient partagées, utilisées ou divulguées; d’autre part, dans sa mise en pratique immédiate, cette loi impose à tout le corps médical de demander aux patients, pour qu’ils soient écoutés et soignés, de signer préalablement une déclaration dans laquelle ils déclarent connaître leur droit à la confidentialité et consentent, du même coup, à partager leur dossier médical[7]. Actuellement, aucun patient n’est traité sans avoir signé au préalable une telle déclaration, en d’autres termes sans qu’au nom de la défense de son droit à la confidentialité, cette confidentialité lui soit, en partie, retirée. Les implications sont nombreuses. Citons, entre autres, la défense des droits du corps médical, ainsi que celle des agences de l’état de demander des informations d’ordre privé.

Un autre exemple de la relation entre droits et contrôle est le Patrioct Act. Introduit immédiatement après le 11 Septembre, il consiste en une série de mesures visant à protéger l’ état et le citoyen contre les attentats terroristes, ce qui comprend perquisitions et écoutes téléphoniques sans mandats, dossiers personnels sur les livres consultés à la bibliothèque, on line ou achetés en librairie, utilisation de technologies de surveillance et ainsi de suite.

La protection du citoyen s’infiltre dans la sphère privée; au nom du droit au bien-être, on élimine des droits civils conquis âprement. Ce qui indique combien l’état du bien-être est un état disciplinaire. D'ailleurs, Foucault a montré que la machine disciplinaire est fondamentalement démocratique et implique tant un contrôle permanent du corps de l’individu qu’une normalisation de sa conduite.

La recherche d’un vocabulaire adéquat pour définir et comprendre la dissémination actuelle de la notion de droit et son utilisation de la part des structures du pouvoir continue à me sembler utile. Mais je ne suis pas satisfaite de la terminologie que j’ai employée, de la différenciation entre état de droit et état des droits, avant tout parce que, dans un cas comme dans l'autre, il s'agit toujours d'état de droit, et ensuite parce que cette terminologie se prête à toutes sortes de méprises; elle fait notamment écho aux critiques des conservateurs – que je ne partage aucunement - sur la notion des droits des citoyens.

Il est peut-être plus approprié de définir l'expansion des droits soutenue par la prolifération de l'acte juridique une expansion "des pouvoirs" au sein de l'état de droit. Bobbio s'exprime de cette façon : “Qu'on rêve si l'on veut de société à la fois libre et juste, où s'exerceraient globalement et simultanément les droits de la liberté et les droits sociaux; les sociétés réelles qui s'offrent à nos yeux, dans la mesure où elles sont plus libres, sont moins justes et, dans la mesure où elles sont plus justes, sont moins libres. En clair, je nomme "liberté" les droits qui sont garantis quand l'état n'intervient pas et "pouvoirs" les droits qui nécessitent une intervention de l'état pour être exercés. Eh bien : souvent liberté et pouvoir ne sont pas, comme on le croit, complémentaires, mais bien incompatibles ...

La société historique où nous vivons, caractérisée par une organisation visant de plus en plus l’efficience, est une société où nous acquérons chaque jour un morceau de pouvoir en échange d’une tranche de liberté”[8].

La relation pouvoir/liberté trace une aporie que l’on pourrait qualifier d'intrinsèque à l'expansion des droits. Sans entrer dans le mérite de ce qu’est une société “libre et juste”, je me limite à recueillir l’observation de Bobbio sur la “société de l’efficience”, qui définit parfaitement l’esprit des actuelles sociétés capitalistes avancées. Si l’on reprend et emprunte l’opposition de Bobbio entre liberté et pouvoirs, on peut dire que la phase actuelle de l’expansion des droits dans l’état de droit néolibéral est caractérisée par une transformation de l’état de droit non pas en état des droits mais en état des pouvoirs. En fait, l’état des pouvoirs s’organise sur une expansion de l’acte juridique, un acte juridique toujours à portée de main du citoyen.

Je définirais l’état des pouvoirs comme la forme de l’état de droit qui recourt constamment à l’acte juridique, de telle sorte que la défense des droits fait continuellement appel à la loi pour sa propre mise en œuvre; cet acte réglemente de plus en plus l’échange social, non seulement la relation entre individus et état, mais aussi entre individus tout court. La satisfaction des pouvoirs individuels réduit la liberté individuelle, dans la mesure où elle implique une intervention constante de l’état; ceci permet au pouvoir de renforcer le contrôle qu’il exerce sur le citoyen. Le contrôle renforcé de la part de l’état est un effet collatéral de l’expansion de l’acte juridique; en particulier, il est la conséquence du risque juridique que la prolifération des droits individuels peut comporter pour l’état. Il s’agit là d’un cercle vicieux.

Prenons, par exemple, la position adoptée par l’Etat de New York dans la réglementation le la licence en psychanalyse. Elle répond, entre autres[9], à la logique suivante : défendre le consommateur contre les pratiques thérapeutiques non réglementées – pas tellement pour veiller au bien-être du citoyen (vu que l’autorégulation de la psychanalyse par les instituts analytiques a fonctionné sans problèmes) mais plutôt pour prévenir toute accusation juridique en la matière. Réglementation, donc, pour que la formation à la base de la profession se fasse sous le contrôle de l’état, ce qui bouleverse et déforme tant l'esprit que la nature de la formation analytique. C’est l’état qui établit un standard qui uniformise et abaisse le niveau de la formation, en fait au détriment du consommateur, mais qui protège l’état anticipativement contre d’éventuelles actions légales, tant de la part du consommateur que de la catégorie professionnelle. Dans cet ordre d’idées, c’est donc l’état qui est protégé et non le citoyen. D’autre part, la psychanalyse, sa spécificité, n’est même pas prise en considération; elle est simplement homologuée à d’autres professions – assistance sociale, psychologie, médecine – et aux standards juridiques existant déjà dans la régulation de la santé physique et mentale auxquels elle doit se plier[10].

Dans l’état des pouvoirs, l’individu est considéré avant tout un consommateur. La force de l’expansion de l’acte juridique est donnée par sa valeur de consommation. Dans la société américaine actuelle, le recours à l’avocat pour faire valoir ses propres droits fait de la loi l’un des objets commerciaux de grande consommation et du business d'avocat l’un des métiers les plus répandus et certainement l'un des mieux rétribués. On ne fait pas un pas sans recourir à son avocat, qu’il s’agisse de régler une querelle avec le voisin, avec son propre enfant ou avec le collègue au travail, qu’il s’agisse de faire valoir ses droits contre le membre d'une profession libérale, l’industrie privée ou l’état. L’acte juridique gère la vie en commun.[11]

La transformation actuelle de la relation à la loi est bien évidemment au centre de nombreuses réflexions dans le domaine de la philosophie du droit. Un courant significatif à cet égard, celui du nihilisme juridique, discerne dans l’avènement de l'ère de la technique, au sens heideggérien du terme, la base d'un changement inévitable dans la nature du droit. L’absence de bases théologiques ou métaphysiques pour un fondement du droit, l’effondrement de la référence à la volonté divine en tant que critère du jugement ou à la tension dualiste physis/nomos, “limitent l’horizon juridique à la pure volonté humaine”[12]. Le droit trouve son origine en soi; se suffisant à lui-même, il justifie ses propres choix sur la base de leur avènement “historique et effectif”. Vidé de ses contenus, il se rendrait ainsi indépendant comme pure forme, fin en soi. D’après Irti, dans les démocraties occidentales la succession de normes qui constituent le droit obéit “à la rationalité technique propre à l’économie capitaliste. Les normes juridiques sont considérées un produit, c’est-à-dire le résultat d’un mécanisme technique, capable de recevoir et de ‘traiter’ tout matériau … Le langage du droit emprunte au langage de l’économie : production, procédures, fonctionnement, efficience, etc.”[13]

Le nihilisme juridique, qui déclare se limiter à recueillir et à exprimer les caractéristiques de la modernité juridique, ne se veut pas une vision négative; il distingue plutôt dans le déclin des sens unitaires la manifestation de « l'épanouissement de la volonté », l'expression de la "fluidité productive" juridique, comme l'écrit Irti, propre aux démocraties parlementaires actuelles et au marché global. Ce sont la structure démocratique et l'appareil politique de sa compétence qui garantissent qu'il y ait passage dans la production de normes, que "la volonté proposante se transforme en volonté im-posante"[14].

La conception du diritto mite, "droit en douceur" (ou «droit ductile») de Zagrebelski, examine, elle aussi, l'actuelle expansion juridictionnelle et sa prise de distance avec la vision positiviste de la certitude du droit. La dénomination même, droit en douceur, fait écho à l'aspect paradoxal de la réalité actuelle du droit. Le diritto mite est théorie de la transformation du droit dans le constitutionnalisme actuel et simultanément doctrine soutenant l'idée de droit en tant qu'unification de situations constitutionnelles plurielles. Le droit en tant que “force pour la vie en commun”.[15] La constitution est le pacte qui établit et un projet de vie en commun et la garantie de situations particulières; dans le droit en douceur, les critères de ce pacte sont soumis à de continuelles redéfinitions, sont ouverts à la pression du nouveau, lequel, d'une position d'exclu demande à être inclus. La qualité idéale du droit en douceur – ou droit douce illusion, pourrait-on dire – comme porte-parole d'une vie en commun constitutionnellement, où la “morale individuelle” converge en “éthique publique ”, semble en faire un modèle vers lequel tendre plutôt qu'un miroir de la situation actuelle.

La qualité oxymorique de l'expression « droit en douceur » entraîne inévitablement une réflexion sur la nature violente du droit, ainsi qu'une interrogation sur le type de violence produit par la prolifération de l'acte juridique dans l'état des pouvoirs actuel.

Que le droit contienne de la violence est un sujet sur lequel se sont penchés de nombreux penseurs. Le droit coupe, justifie une chose pour en exclure une autre. Mais il ne s'agit pas uniquement de cela. “C'est une erreur de calcul que de ne pas considérer le fait qu'à l'origine, le droit était violence brute et qu'aujourd'hui encore, il ne peut se passer de recourir à la violence” [16], observe Freud. Au début, le pouvoir est fondé sur la loi du plus fort, il est pure violence. L’union fait la force, rappelle Freud : le droit qui émerge pour s'opposer au pouvoir excessif de l'individu représente, en fait, la force de la communauté, une force qui continue toutefois à être violence et qui est prête à se déchaîner contre quiconque s'y oppose. Le droit est une continuation de la violence originelle, une modification de cette violence; la violence le fonde et le garantit.

Freud conçoit l'alliance sociale comme une formation structurellement instable, toujours susceptible d'être menacée tant à l'intérieur qu'à l'extérieur et qui repose sur deux éléments : la coercition violente et les liens identificatoires entre ses membres. “La communauté’ doit être maintenue en permanence, doit s'organiser, prescrire les normes pour prévenir les rebellions redoutées, instituer les organes qui veillent au respect des prescriptions – les lois – en exécutant des actes de violence conformes au droit”[17].

D'après Benjamin, l'intérêt du droit à monopoliser la violence est expression de sa sauvegarde, vu que la violence ne représente une menace que quand elle s'exprime en dehors du droit[18]. Le droit exige la prérogative de la violence : que le contrôle de la violence puisse se faire à l'aide de moyens violents est dans la nature même du droit. Ce qui évoque l'anecdote mentionnée par Zagrebelski à propos d'un correspondant de la télévision, qui, relatant l'exécution d'une condamnation à mort, commença son reportage en disant : “Hier, Caryl Chessman a été assassiné”. Le mot "assassiné" au lieu de "exécuté" introduisait ainsi de la façon "la plus brutale", comme le dit Zagrebelski, le rapport entre loi positive et justice.[19].

“La notion de droit est liée à celle de division, d'échange, de quantité. Elle a quelque chose de commercial. Elle évoque en soi le procès, la plaidoirie. Le droit ne se soutient que sur le ton de la revendication.”[20] Ainsi s'exprime Simone Weil, soulignant et l'aspect commercial et l'aspect intrinsèquement appropriatif du droit. Se référant au droit romain, où la forme prototypique de la propriété légitime est le droit de proie, Weil insiste sur le fait que le droit est enraciné dans la forme originaire de l'appartenance : "Il est toujours de quelqu'un – à la fois l'objet et le mode, le contenu et la forme d'une possession. A l'origine, le droit n'est pas, mais on l’a ”[21].

L'appropriation en tant qu'âme de la civilisation juridique occidentale fonde la relation entre droit et force qui soutient le lien social. Mais, encore une fois, ce qui en résulte est une réalité à l'apparence paradoxale. “Plus l'individu veut défendre ce qui lui est propre de ce qui est d'autrui, plus il doit se laisser approprier par la collectivité destinée à garantir cette défense"[22]. Bien que les prémisses idéologiques de Weil et de Bobbio soient éloignées, la tension intrinsèque entre pouvoirs et libertés revient au premier plan.

Ce qui nous ramène aux questions évoquées au début. Les constatations sur la fluidité productive du droit ainsi que celles sur son expansion bénéfique en tant que droit en douceur, n'abordent pas la relation existant entre transformation des droits, pouvoirs et pouvoir biopolitique. Pourtant, les normes juridiques, en tant que produit de consommation dans les démocraties constitutionnelles actuelles et dans le marché global d'aujourd'hui, jouent un rôle spécifique dans ce changement. L'utilisation des produits juridiques dans la société du bien-être et de l'efficience entraîne et une malléabilité de l'acte juridique et un contrôle croissant de la vie des citoyens, un renforcement de la fonction disciplinaire et réglementaire du biopouvoir de l'état ou du biopouvoir global.

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L’état prend en charge le bien-être du citoyen : en veillant sur sa santé physique et mentale, il introduit des lois spéciales qui garantissent sa protection. C’est le cas, par exemple, de la promotion de divers types d'interventions médicales préventives (vaccins, mammographies, coloscopies, psychothérapies, etc.). Au nom de la vigilance, on déresponsabilise le citoyen et on poursuit des programmes d'hygiène collective sélectionnés suivant les intérêts politiques : pas de cigarettes, pas d'alcool, sexe sans risques et ainsi de suite.

Dans un tel contexte, la médecine se confirme être une instance de diffusion des normes. Sa fonction clé ne s'épuise pas avec le traitement : elle joue un rôle essentiel dans l'évaluation et dans la prévention. En ce sens, elle démontre qu'elle est l'un des instruments les plus puissants au service du droit, en particulier de sa fonction "immunologique", pour reprendre le terme de Roberto Esposito. Dans l'état de droit, la loi entend prévenir les événements susceptibles de la dépasser en légiférant sur ce qui échappe à son contrôle, en prévenant les options du futur pour en être immunisée. ”Le système juridique sert de système immunitaire à la société”[23].

Tout comme la loi légifère sur ce qui échappe à son contrôle, la médecine s'attache à prévenir l'imprévisible. L'un des instruments essentiels de la société de la prévention est l'évaluation, qui permet d'établir des standards de programmes et de comportements. On ne peut s'empêcher de remarquer, pour revenir à un exemple qui nous concerne, que l'idée même d'un standard dans la formation analytique – qu'il soit proposé par l'American Psychoanalytic Association ou institué par l'Etat– appartient entièrement à cette logique[24]. La relation entre évaluation et prévention ainsi que leur effet apparaît ici clairement : la conformisation, l'homologation. Voilà bien l'un des aspects paradoxaux de la société des pouvoirs et du bien-être : le produit juridique à portée de main de l'individu ne prévient pas l'homologation, mais, au contraire il l'alimente. La société de l'individualisme extrême s'exprime par des mesures de plus en plus conformistes, qui uniformisent les caractéristiques individuelles. Et ce n'est pas un hasard si le vocabulaire qui applique et soutient ces mesures est le vocabulaire qu'emploie également le monde des entreprises, du corporate world : assessment, measure of success, control, grades, accountability, etc. Il reflète la mécanicité de l'horizon où s'inscrit l'idée d'individu – une mécanicité qui réduit l'individu tant au rôle de consommateur qu'au rôle de produit de consommation.

Comme l'observe Jean-Claude Milner, “Grâce à l’évaluation, le contrôle atteint sa forme pure; il n’est plus que libre circulation de l’obéissance. De l’évaluation Michel Foucault eût dit qu’elle est un savoir-pouvoir. L’expression doit être prise dans sa force; par la vertu du trait d’union, Foucault saisissait la domestication mutuelle du savoir par le pouvoir et du pouvoir par le savoir. Tous asservis au même degré, telle est la nouvelle forme de la liberté et de l’égalité”[25].

La notion de santé physique et mentale au service du système psycho-médical témoigne de l'alliance entre médecine, droits et pouvoir. Et ceci nous concerne directement, vu que les diagnostics psychiatriques-psychologiques remplissent une fonction essentielle à ce sujet. J'ai déjà cité l'exemple du massacre de 2007 à Virginia Tech[26]. Le diagnostic de paranoïa posé sur le jeune qui en fut le responsable permet, d'une part, de donner une réponse satisfaisante à un événement que l'on voulait et que l'on continue à vouloir considérer comme isolé, et, d'autre part, de revoir l'application des règles préventives : l'achat d'armes à feu est dorénavant interdit aux porteurs de certains diagnostics. De la sorte, la circulation des armes est protégée – vu que chacun a le droit d'avoir accès aux armes à feu et que l'industrie a le droit d'en tirer profit. Simultanément, on renforce le rôle des services disciplinaires relatifs à la santé mentale, source de divers produits de consommation, en premier lieu dans l'industrie pharmaceutique et hospitalière.

Alcoolisme, boulimie, anorexie, dépression, traumatismes infantiles, etc. sont tous des diagnostics justificatifs qui permettent la reproduction de la même logique, qui associe les droits au contrôle et à la consommation. Le sujet de l'état des pouvoirs est un sujet qui peut être évalué, donc diagnostiqué et médicalement justifié, auquel on demande de s'adapter aux réglementations hygiéniques de l'état (thérapies, psycholeptiques, programmes de récupération, électrochocs, et ainsi de suite). L'adoption de la psychologie analytique de la part du système juridique sigle, d'ailleurs, la relation entre diagnostic et droit. Le recours à l'enfance traumatique comme circonstance atténuante du délit est un instrument communément partagé par les psychologues, les avocats et les juges. Le sujet médicalement justifié est la réponse fournie par le système des pouvoirs au mal-être physique, psychique et social.

Santé ou bien-être sont avant tout des objets de consommation; le corps se conforme aux normes de la production. De l’usage copieux de la chirurgie à l’usage copieux de la pharmacologie, les exemples sont légion. Les publicités à la télé de divers produits pharmaceutiques aux heures de pointe, dont Prozac, Zoloft, Retalin et leurs succédanés, promettent la santé et la sérénité dues à tous, ainsi que la concentration des enfants distraits à l'école. Les familles ravagées, les classes bondées, les professeurs manquant de préparation, la désintégration sociale, sont réduites au silence dans l'optique du quick fix typique de la société de consommation pharmacologique. Toute innovation technologique/scientifique se transforme et en technologie de consommation et en technologie de droit. Tout le monde a le droit d'accéder à ces innovations, l'état juridique s'en porte garant.

Dans ce contexte, on se rend parfaitement compte des implications d’une tradition psychanalytique telle que la tradition « ortodoxe » nord-américaine, laquelle, contre l’opinion de Freud, dès ses débuts, a conçu la soi-disant psychanalyse comme un secteur de la médecine. Ce n’est pas un hasard si l’idéologie pharmacologique et l’idéologie des neurosciences tellement en vogue de nos jours ont été si facilement intégrées dans la conception psychanalytique dominante (la prescription de psycholeptiques durant la cure est considérée la norme), vu que leurs prémisses étaient déjà inclues dans la conception médicale de la psychanalyse. La pensée psycho-médicale en question reproduit la notion d’individu soutenue par la société de l’efficience, ignorant, peut-être, combien cette notion diverge de la notion psychanalytique de sujet.

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L’avènement de l'état de droit n'aurait pas eu lieu si une position historique/sociale de type individualiste ne s'était pas imposée. Le sujet juridique repose sur l'idée d'individu. Le sujet analytique, par contre, est le résultat d'un acte, il émerge du collectif – ce qui indique qu'il n'y a pas d'équivalence entre le sujet de l'inconscient et l'individu comptable comme nombre entier.

A l'origine, Lacan conçoit le collectif comme un groupe formé par un numéro défini d'individus et par leur relation réciproque. Toutefois, comme la mise en scène du sophisme du temps logique permet à Lacan de le souligner, le collectif a une spécificité propre[27]. Une fois insérées des personnes dans un rapport synchronique au sein du lien social, leur relation se transforme. La synchronie fait en sorte que la subjectivité est introduite entre les individus, comme l'énonce clairement Erik Porge, et que cette subjectivité est déterminée par la façon dont chacun se voit et se conçoit par rapport à l'autre. [28] Le sujet de l'assertion, d'une assertion du type “je suis blanc“ (ou noir, ou rouge, ou bon, ou triste et ainsi de suite, assertion soutenant le droit d'exister et la logique de l'existence, la logique du désir, de la vie, de l'anticipation de la mort) implique le passage à travers un sujet indéfini et un sujet réciproque, instances logiques au sein du collectif. Lacan montre clairement que l'émergence du sujet de l'assertion, par le fait même qu'il se dit, comporte une nouvelle façon de compter, qui reflète le fait que "Le collectif n'est rien, que le sujet de l'individuel"[29]. Dans l'ordre du collectif, la relation entre individus n'est pas déterminée par leur addition mais plutôt par la division subjective que cette relation instaure, comme Porge souligne. Cette nouvelle façon de compter tient tant au nouage spatial-temporel qui accompagne l'émergence du sujet de l'assertion, qu'à l'inadéquation du rapport entre l'un et l'Autre, propre à la relation réciproque. Elle montre que des facteurs tels que la pulsion, le désir, l'identification, opèrent sur la façon par laquelle le parlêtre exprime sa propre existence émergeant dans le champ de l'Autre. Elle signale tant l’apparition du sujet en tant qu’effet de la relation entre signifiants que son évanescence.

La logique du collectif est la logique en acte dans le transfert; c'est celle qui fait en sorte que le transfert donne naissance à un acte où le sujet humain, pour reprendre les termes de A. Didier-Weill, peut dire "oui" au droit d'exister comme sujet du désir[30]. Condition incontournable de la notion même de cure et de fin de l'analyse.

L'incommensurable de la relation de l'un à l'Autre propre à l'émergence du sujet dans le langage indique clairement la contradiction intrinsèque à la relation entre individu juridique et sujet analytique, entre acte juridique et acte analytique. Il est donc important de distinguer le groupe en tant qu'entité constitutive d'individus, du collectif sujet de l'individuel – même si, en soi, le terme « groupe » en condense parfois les fonctions. J'ai tendance à penser que la notion de masse étudiée par Freud représente une forme du collectif; ceci est d'autant plus intéressant que son existence, résultat de relations pulsionnelles et identificatoires spécifiques, montre combien le collectif peut avoir un impact au niveau social et politique. Le fait que le sujet analytique se distingue de l'individu juridique ne signifie pas, en effet, que les effets de l'acte analytique n'ont pas d'impact sur le lien social. Au contraire.

L'idée lockiste d'un état de nature où les hommes sont libres et égaux persiste même quand l'hypothèse de l'état de nature est abandonnée; elle opère comme une fiction indispensable pour soutenir l'égalité des droits. Il s'agit, au fond, d'une astuce logique. C'est ainsi que la déclaration universelle des droits de l'homme proclame : “tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ”, en dépit de l'aspect contradictoire et paradoxal de cette affirmation, formulée, comme elle fut, en 1948. Mais comme le souligne Bobbio, liberté et égalité “ne sont pas une donnée de fait mais un idéal qu'il faut poursuivre, ne sont pas une existence mais une valeur, ne sont pas un être mais un devoir”[31].

La contradiction intrinsèque à la notion de droit rappelle la contradiction dévoilée par Freud au cœur même du sujet. Le sujet du langage est exposé à des injonctions antinomiques, l'une qui l'invite à devenir, à soutenir et exprimer son propre désir, l'autre – à laquelle le surmoi prête sa voix, qui ne cesse de le censurer, le diminuer, l'entraver. «Il est ainsi frappant de constater qu’il existe dans la psyché une voix qui puisse dire, indépendamment de tout contexte politique, ce qu’est conduit à dire tout tyran abolissant les Droits de l’Homme : ici il n’y a pas de liberté, d’égalité, de fraternité[32] ». Cette voix pose deux questions : qu'est-ce qui fait que le sujet est aussi lié à son persécuteur intime et comment comprendre l'angoisse qui le saisit quand ce censeur est aboli.

Ce n'est pas un hasard si Freud réplique à Kelsen - qui soutient le droit positif comme synthèse d'impératif et de contrainte (Grundnorme), qui soutient la contrainte juridique comme pure expression de la validité intrinsèque à la norme – que la question fondamentale reste de savoir ce qui fait qu'on obéit, ce qui nous empêche de nous révolter contre la contrainte. Il s’agit d’une question cruciale, qui établit un contact intrinsèque entre droit et psychanalyse, entre domaine de la loi et domaine de la pulsion. D’ailleurs, comme Freud ne cesse de le répéter, il n’y aurait pas de loi sans pulsion.

Le point de contact n’est autre que le sujet du langage. C’est le prix que le sujet du langage paie pour passer de la nature à la Kultur. Individu et sujet proviennent du même univers symbolique. Le surmoi est nouvelle contradiction; il est simultanément la loi et sa destruction. “En cela, il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine” [33]. Il incarne la fonction plus réduite du langage, la parole nue en tant qu’impératif pur. La parole à l’état de loi. Le sujet flirte avec la loi dont il se fait l’objet de jouissance. Il extrait du droit toute sa qualité absolue et violente pour se mettre à son service. Mais c’est un droit à (dé)mesure personnelle, insensé, détaché de son caractère historique et communautaire; une essence du symbolique destinée à le miner. Il montre, cependant, comment droit et pulsion convergent dans la subjectivation.

Tant l’acte juridique que l’acte analytique, que leur relation, que leur confrontation dans l’état actuel des pouvoirs ont en commun le fait d’être traversés par une série de contradictions intrinsèques au sujet du langage. Mais ils sont porte-parole de versants opposés entre eux - et pourtant relatifs l’un à l’autre. En termes freudiens, on pourrait dire que l’un est porte-parole du processus secondaire, du domaine marqué par la censure, par la vocation à la systématisation ; l’autre est témoin du processus primaire et de sa relation au secondaire, de la division subjective. Si l’un expulse la contradiction, l’autre est constamment à son écoute.

Leur place dans le lien social instaure entre eux une distance radicale. Le discours juridique est une manifestation exemplaire du discours du maître, où la place de l'agent dominant est occupée par l'aspiration à la totalité, à l'universel. Et le discours du maître se trouve aux antipodes du discours de l'analyste, il en est précisément l’envers[34]. Ce qui en dit long sur le fait que chaque fois que l'acte juridique intervient dans le domaine analytique, il en dénature radicalement la spécificité. Ce qui en dit long aussi sur le fait que l'expansion du produit de consommation juridique dans la société des pouvoirs s'oppose au processus de responsabilisation propre à l'éthique analytique - contraire, précisément, à celle du sujet justifié médicalement. D’où la propagation actuelle de propositions thérapeutiques ou pharmacologiques, ainsi que la méfiance vis-à-vis de la psychanalyse.

La réduction du droit à objet de consommation et l’expansion du produit juridique semblent être l’effet de la phase actuelle du discours capitaliste, ce dernier étant le « substitut » comme le dit Lacan, du discours du maître. Dans ce substitut, le sujet divisé occupe la place dominante sous forme de symptôme, et le signifiant premier la place de la vérité, ce qui marque le triomphe de la je-cratie , du mythe du moi maître qui contrôle tout – et finit par réduire l’individu à pur objet de consommation. Et Lacan d’ajouter : le discours capitaliste fonctionne parfaitement, il ne pourrait mieux fonctionner; “mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume”[35]- ce que la crise économique actuelle semble confirmer, mettant, entre autres à nu, dans un discours “qui ne serait que du semblant”, la relation entre acte juridique, droits et système financier, caractéristique du néo-libéralisme d’aujourd’hui. Un château très solide qui tout à coup se révèle être un château de cartes.

Mais, justement, un discours renvoie à un autre. L’un existe par rapport à l’autre, part du même tissu social. Ce qui engendre de nouveaux paradoxes. « Dire que le sujet sur lequel nous opérons en psychanalyse ne peut être que le sujet de la science, peut passer pour paradoxe »[36]; tel est toutefois le fondement de la psychanalyse, du moment où elle opère sur le sujet que la science forclôt. La psychanalyse est née corrélativement à la progression du discours de la science; elle s’est manifestée comme symptôme du malaise dans la civilisation, comme écho de l’intrusion du réel dans le monde. « Pendant un petit moment, on a pu s’apercevoir de ce qu’était l’intrusion du réel. L’analyste en reste là. Il est là comme symptôme. Il ne peut durer qu’au titre de symptôme”[37].

La psychanalyse dure en interrogeant la science en partant de ce qu’elle forclôt : le sujet et la vérité comme cause. De ce point de vue, longue vie à la psychanalyse, vu la prolifération du discours de la science et son alliance avec le discours capitaliste – du moins, tant que le vent ne balaiera pas les cartes du château. Et effectivement, comme nous le constatons chaque jour dans notre pratique, le symptôme persiste, la vérité ne cesse de faire retour dans l’expérience et par une autre voie que celle de l’affrontement au savoir. Si ce n’est que, comme le prédisait Lacan il y a plus de trente ans, deux problèmes se font pressants : l’un, celui de l’expansion du discours PS, ou PST, un discours “psy” pestilentiel, “tout entier voué, enfin, au service du discours capitaliste” [38],; l’autre de savoir si la psychanalyse parviendra à survivre dans un monde où la religion prend le dessus, où, noyant le non sens dans le sens, la religion étouffe le réel. “Vous verrez qu’on guérira l’humanité de la psychanalyse. A force de la noyer dans le sens, dans le sens religieux bien entendu, on arrivera à refouler ce symptôme[39] ». Déclaration étrangement radicale de la part de Lacan. Et, à sa façon, paradoxale, si l’on songe que la psychanalyse est corrélative à la science. La propagation du fondamentalisme religieux serait-elle l'effet de l’avancée de l’ère de la technique ?

Déclaration, cependant, qui met en gros plan la responsabilité de l’analyste. En tandem avec le discours de la science, pour l’instant la psychanalyse persiste. Mais l’analyste a pour responsabilité de la faire persister et donc de s’interroger sur les effets de consomption relatifs au discours capitaliste, par exemple de s’interroger sur la relation entre sujet de la science et réponse religieuse, ou sur les transformations en cours dans la relation entre biopouvoir, droit et démocratie. Il est de la responsabilité de l’analyste d’éloigner les ingérences et les manipulations de l’état de l’efficience. De soutenir la différence de son acte.

Chaque jour la pratique analytique se trouve confrontée aux effets de l’expansion du produit juridique : qu’il s’agisse de l’obligation de dénoncer les patients aux idées suicidaires, imposée par l’état au nom du droit à la vie, qu’il s’agisse de procurer des diagnostics aux compagnies d’assurance ou des dossiers cliniques aux tribunaux. Qu’il s’agisse, de façon plus radicale, de l’écoute de la souffrance du sujet du langage aux prises d’une part avec la je-cratie, avec le renforcement du symptôme et la promesse d’un accroissement des pouvoirs individuels, et d’autre part avec la mécanicité homologuante à laquelle le réduit la société de l’efficience et de l’évaluation. Il appartiendra à l’analyste d’inventer, à chaque fois, l’acte analytique adéquat à la situation singulière, de créer les conditions pour que, malgré les prémisses, l’acte analytique puisse avoir lieu. Ce qui, d’ailleurs, a toujours été sa fonction.

Il est de la responsabilité de l’analyste de protéger la transmission de son acte.

L’analyste est exposé à la violence produite par la prolifération de l’acte juridique, à ses effets d’aliénation, de marginalisation. A la relation entre loi et exclusion. Il est témoin des effets de ségrégation de l’universalisation de la science prédits par Lacan, de la manipulation sociale qui se produit par son intermédiaire et de la déshumanisation consécutive à ses aspects normatifs. Dont, ne l’oublions pas, les camps de concentration sont une manifestation. Se pencher sur la dérive juridique actuelle et sur comment contribuer à resituer le droit dans une perspective démocratique qui le libère de sa fonction d’objet de consommation, s’avère une tâche nécessaire. La réponse nihiliste risque de se retrouver complice, de façon sophistiquée, du biopouvoir - qui, somme toute, la produit.

***

Si la démocratie fait de la volonté de la majorité la loi à laquelle tous sont soumis, son contraste radical avec la pratique de la psychanalyse - à savoir la pratique de la singularité, de l’unicité de la condition subjective - ne peut que sauter aux yeux. Le savoir inconscient n’est pas démocratique : il ne peut que se transmettre un par un. Tel est le défi de la formation en psychanalyse.

Est-ce que cela signifie que psychanalyse et démocratie sont aux antipodes ? Pour ce qui concerne la démocratie, il faut distinguer entre démocratie politique et démocratie sociale; il faut repérer où et comment la démocratie politique entrave la démocratie sociale et fait du recours au droit de la majorité une forme d’absolutisme, une manière pour opprimer la multiplicité, la différence, la minorité. Il faut repérer où elle fait du recours au droit un moyen pour manipuler la constitution à des fins personnelles, ou de la transformation des droits individuels un outil pour multiplier le contrôle biopolitique. Comme toute pratique sociale, la démocratie est une formation instable : elle nécessite une remise au point constante pour faire face aux contradictions qu’elle contient implicitement et qu’elle produit implicitement.

Sur le front de la psychanalyse, s’il est vrai que le sujet est en transfert permanent avec l’altérité, l’émergence du sujet du champ de l’Autre implique nécessairement une dialectique entre collectif et singulier. Inutile de répéter que l’acte analytique, en entamant l’exil de la je-cratie, du mythe du tout-d’une-pièce et du tout-savoir, va vers la rencontre avec la différence, avec le relatif, avec le non-tout, vers l’expression de la propre singularité, du propre style. Il va vers une transformation éthique qui, comme le souligne Guillermina Diaz, marque le passage d’une position subjective alieni iuris à une sui iuris[40].

Est-ce que l’effet singulier de cette pratique produit un impact social ? C’est peut-être à cela également que Freud fait allusion quand il parle d'exigences idéales, éthiques et esthétiques transformées, fruit du cheminement de la Kultur, de ce processus singulier de «civilisation» qui transforme la violence subjective et porte à son « intolérance constitutionnelle», comme il s’exprime[41] – où c'est la notion de "transformées" qui attire l’attention, sous la plume d’un homme qui se qualifie de pessimiste et qui réfute l’idée de progrès historique.

QUE LA PRATIQUE ANALYTIQUE ET LE DISCOURS QUI L’ACCOMPAGNE PUISSENT AVOIR UN IMPACT SUR LE SOCIAL, SUR LE DEPLOIEMENT DE LA KULTUR, SEMBLE CONFIRME PAR LE FAIT QU’ILS S’ATTIRENT DES RADICALES ANTIPATHIES EN PERIODES D’ABSOLUTISME, QU’IL SOIT DICTATORIAL OU DEMOCRATIQUE. EN DECONSTRUISANT LA FONCTION MYSTIFIANTE ET ALIENANTE DES IDENTIFICATIONS INDIVIDUELLES ET DE GROUPE, EN EN DISSIPANT LA VIOLENCE, LA PSYCHANALYSE RESTITUE A L’INDIVIDU LA RESPONSABILITE SUBJECTIVE DE SES PROPRES CHOIX, DE SES PROPRES ACTIONS ; ELLE LUI PERMET DE PRENDRE EN CHARGE LES CAUSES DONT IL EST L’EFFET. DE PRENDRE EN CHARGE, DONC, LA RESPONSABILITE DE LA REALITE SOCIALE DONT IL FAIT PARTIE. EN CE SENS, LA PRATIQUE DE LA SINGULARITE PEUT CONTRIBUER A LA PRATIQUE DE LA DEMOCRATIE SOCIALE, A SA CONSTANTE REMISE AU POINT.

AUSSI DIFFERENT SOIT-IL DE L’ACTE JURIDIQUE, L’ACTE ANALYTIQUE PEUT CONTRIBUER A LE REDEFINIR, A LE RESITUER DANS L’HORIZON DEMOCRATIQUE. DU RESTE, LE SUJET DE L’ACTE JURIDIQUE EST LE MEME SUJET SUR LEQUEL OPERE LA PSYCHANALYSE.

[1] Norberto Bobbio, L’età dei diritti, Einaudi, Torino, 1990, p. 38.

[2] N. Bobbio, ib. p. 23.

[3] “Conception individualiste signifie qu'en premier lieu vient l'individu, le particulier qui a valeur en soi, et en second lieu vient l'état, que l'état est fait pour l'individu et non l'individu pour l'état.” N. Bobbio, ib, p.5.

[4] La primauté des droits (ius) sur l'obligation est déjà une caractéristique du droit romain de l'époque classique, mais concerne des droits appartenant à l'individu en tant que sujet économique. « Dans l'état de droit, l'individu a envers l'état non seulement des droits privés mais également des droits publics. L'état de droit est l'état des citoyens ». N. Bobbio, ib. p.61.

[5] N.Bobbio, ib. pXIII

[6] Je me réfère à mon texte "Durer au titre de symptôme", présenté au troisième congrès de Convergencia, Paris, juin 2007 et publié dans Insistance n.3, Eres, Paris 2007. Je reprends ici quelques réflexions faites à cette occasion, dans le but de les développer et de les approfondir.

[7] « To give permission for the use and disclosure of Protected Health Information (PHI) ».

[8] Opera citata, p.41

[9] Il faut préciser que dans l'État de New York l'intervention de l'état dans la réglementation s'est faite à la demande des psychanalystes, ce qui en dit long sur l'état actuel de la psychanalyse dans ce pays, sur les conséquences des luttes de la catégorie et sur l’usage copieux du produit juridique. Ce sont les "laïcs", ou « indépendants » qui se sont adressés à l'état pour protéger les intérêts du secteur contre la tentative des psychologues d’obtenir le « scope of practice », et contre la tentative de l'American Psychoanalytic Association d’exercer le monopole de la formation, excluant des standards de formation différents. Les "laïcs" ont fait recours à la loi, au nom de leurs droits, ainsi que du droit des consommateurs de s'adresser à des analystes laïcs. Et ils ont été servis par la loi. Aujourd'hui l'exercice de la profession nécessite une licence délivrée par l'état dans l'un des secteurs suivants : médecine, psychologie, clinical social work, "psychanalyse". Naturellement, la formation en psychanalyse, qui n'a rien à voir avec ces licences, continue à avoir lieu dans les instituts qui y sont destinés, aussi bien que ailleurs.

[10] La commission organisée par le State Department of Education de New York pour promulguer les réglementations relatives à la loi sur la licence en psychanalyse était et est dirigée par un assistant social (social worker). Les protestations de certains psychanalystes sur la nature antipsychanalytique de ces réglementations continuent à se heurter au principe défendu par les représentants de l'état qui soutiennent que la pratique analytique doit se conformer aux standards éducatifs existant dans les autres professions concernant la santé mentale, en particulier l'assistance sociale. La loi future doit se conformer à la loi existant déjà.

[11] Inutile de dire que ceux qui ont les moyens économiques d'utiliser le produit juridique acquièrent une tranche de pouvoir de plus en plus grande, ce qui maintient et radicalise la différence entre les classes sociales.

[12] Natalino Irti, Il salvagente della forma, Editori Laterza, Rome-Bari 2007, p.100.

[13] “La rationalité technique n'évalue pas ni ne sélectionne les contenus et n'est pas en mesure de le faire, car elle ne présuppose rien, et donc elle est dépourvue d'un critère de distinction et de sélection. Au formalisme des procédures correspond l'indifférence des contenus ” ”. Ib. pp 101-102.

[14] Ib,p.104

[15] « Forza di convivenza ».Gustavo Zagrebelsky, La virtù del dubbio, Editori Laterza, Rome-Bari, 2007, p.94

[16] Sigmund Freud, Warum Krieg ?, Gesammelte Werke XVI, S.Fisher Verlag, Frankfurt, 1950, p.19-20. D'après Freud, le groupe social s'articule à partir du meurtre du détenteur de la force brute; l'alliance qui s'en suit est conséquence du crime et de l'ambivalence qui l'accompagne. Le pouvoir se transfère de la sorte à des unités plus grandes, constituées d'individus plus faibles mais unis par des intérêts communs. Je reprends ici quelques considérations extraites de mon texte « Psychoanalysis and Democracy », publié dans NAAP News, Volume 30, #4, New York, Automne 2007.

[17] Ib.p.15 –16.

[18] W. Benjamin, Zur Kritic der Gewalt, in Gesammelte Schriften, Suhrkamp, Frankfurt, 1972.

[19] G.Zagrebelsky, opera citata, p.17.L’italien emploie le mot “giustiziato” pour le mot français “exécuté”, ce qui en dit long sur le rapport entre justice, droit et violence.

[20] Simone Weil, La persona e il sacro, dans Oltre la politica. Antologia del pensiero impolitico, de Roberto Esposito, Mondadori, Milano 1996, p.75.

[21] Roberto Esposito, Immunitas. Protezione e negazione della vita, Einaudi, Torino 2002, p.33. Esposito remarque que les examens attentifs de la notion appropriative du droit de Weil, et surtout de Rudholf von Jhering, illuminent tant l'origine du droit romain que l'origine romaine du droit.

[22] R. Esposito à propos de Weil, ib, p.31

[23] Niklas Luhmann, Sistemi sociali. Fondamenti di una teoria generale, il Mulino, Bologne 1990, p.578.

[24] Pour le Consortium (une coalition promue par l'American Psychoanalytic Association, comprenant l’American Psychoanalytic Association, l’American Academy of Psychoanalysis, le National Membership Committee on Psychoanalysis in Clinical Social Work, et la Division 39 of the American Psychological Association) l'évaluation est le critère essentiel de l'admission du candidat au programme de training en psychanalyse, avant et indépendamment de l’analyse personnelle. Selon le Consortium l'admissibilité des candidats dans un institut est établie à partir de leurs diplômes, du fait de savoir (préalablement) diagnostiquer les troubles mentaux et d’avoir une expérience de la pratique psychothérapeutique. L’évaluation consiste aussi à mesurer les aptitudes personnelles : «Les qualités personnelles du candidat qu’on considère comme nécessaires pour entreprendre la formation en psychanalyse. Le candidat fera preuve d’intégrité de caractère, présentera une personnalité mature, montrera de bonnes motivations et aptitudes à l'autocritique ainsi que des aptitudes cliniques et des capacités intellectuelles adéquates. Les Instituts mettront en place des procédures leur permettant d'évaluer ces aptitudes. …» «Standards of Psychoanalytic Education, Accreditation Council For Psychoanalytic Education, The Psychoanalytic Consortium », Psychologist Psychoanalyst, Newsletter of Division 39, vol.XXI, Automne 2001, Washington DC,p.8.

[25] Jean-Claude Milner, La politique des choses, Navarin, Paris 2005, pp. 59/60.

[26] Dans “Durer au titre de symptôme”, texte cité.

[27] Jacques Lacan, « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipé », dans Écrits, Éditions du Seuil, Paris 1966.

[28] Erik Porge, Des fondements de la clinique psychanalytique, Érès, Paris 2008, p. 50.

[29] J.Lacan, « Le temps logique et l’assertion de la certitude anticipé », p.213. Cette nouvelle manière de compter est celle que Lacan définit comme Un plus a, voir par ex. sa leçon du 16 février 1973 dans le Séminaire XX Encore, Seuil, Paris, 1975.

[30] Alain Didier-Weill, « Psychanalyse et droits de l’homme », 2008, inédit.

[31] N. Bobbio, opera citata, p.22.

[32] A. Didier Weill, « Psychanalyse et droits de l’homme ».

[33] J. Lacan, Le Séminaire livre 1, Les écrits techniques de Freud, Seuil, Paris 1975, p119.

[34] Voir à ce propos J. Lacan, Le séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Éditions du Seuil, Paris1991. Comme l'observe Liliana Donzis, la loi positive pose la norme comme universelle mais exclut la logique du non-tout, reléguée pour le positivisme au domaine de l'impossible. « La norme ne peut pas poser qu’un sujet est non-tout criminel, et aucun juge ne pourrait non plus sanctionner ou imputer le non-tout criminel ». Dans « Acte Psychanalytique - Acte Juridique », présentation à Nodi freudiani, Milan, 8 septembre 2008.

[35] J. Lacan, Lacan in Italia 1953-1978, en Italie Lacan, La salamandra, Milan 1978,p. 48.

[36] J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Éditions du Seuil, Paris 1966, p. 858.

[37] J.Lacan, Le triomphe de la religion, Éditions du Seuil, Paris, 2005, p. 82.

[38] J. Lacan, Lacan in Italia 1953-1978, en Italie Lacan , p. 49. Le discours PST vient de "PESTE", comme Lacan le définit, se référant à Freud.

[39] J. Lacan, Le triomphe de la religion, p.82.

[40] Dans « Acte Psychanalytique. Acte Juridique », présentation à Nodi freudiani, Milan, 8 septembre 2008.

[41] Sigmund Freud, Warum Krieg ?, Gesammelte Werke XVI, S.Fisher Verlag, Frankfurt, 1950, p. 26.

Il fatto è che la democrazia non può prescindere, senza negare se stessa, dal “relativismo etico” di cui la si accusa. Le fait est que la démocratie ne peut faire abstraction, sans se nier elle-même, du “relativisme éthique” dont on l’accuse.

Remo Bodei, « Il noi diviso »