MÉMOIRE FREUDIENNE MÉMOIRE CITOYENNE

Ou du « Malaise dans la civilisation » dans notre actuel

Par Jean-Jacques Moscovitz

Mémoire freudienne mémoire citoyenne, sont-ils des termes assez mal assortis au point de provoquer quelque étonnement ? Seraient-ils l’indice que quelque chose se passe dans le monde où nous vivons au point que pour certains d’entre nous , il est devenu nécessaire de le transmettre en mettant en œuvre des débats dans un forum ? Quels en sont les enjeux ?

Posons qu’un tel étonnement provient de deux directions, celle des non psychanalystes et celle de certains psychanalystes. Ce serait dire, respectivement, d’une part, que la citoyenne, de mémoire, collective donc, commune, publique, se veut ardemment détachée de toute mémoire intime, c’est là son principe républicain, et d’autre part que la mémoire freudienne, soit l’inconscient, cœur de la discipline psychanalytique, a obligation, pour la pensée consciente, de transformer, déformer, voire annuler les excitations psychiques venues de la perception de la réalité, afin de rendre cette dernière supportable, et transmissible en un savoir collectif, au moins dans le registre de la famille nucléaire. Supportable signifie ne pouvoir investir cette réalité qu’en partie, ce qui, chacun en conviendra dés lors qu’il s’agit de psychanalyse, implique un point essentiel : au sein de toute la réalité psychique, s’effectue ce qui s’appelle choix, souhait, désir, et cela en fonction de moyens subjectifs de perception en soi, qui, si mobiles ou fixes qu’ils soient, s’agencent pour ne dépenser que le minimum d’énergie. Et malgré ce, chacun sait combien c’est une source de conflits avec l’entourage immédiat, mais également avec ce qui est plus lointain, l’autre, mon prochain, qui pour cet autre est aussi bien soi-même ! C’est cette décentration de soi à soi par rapport à l’autre en soi-même, c‘est cette excentration qui mène le jeu des liens intimes, mais aussi des liens sociaux. Voilà pourquoi la découverte de Freud des processus de l’inconscient s’accompagne en même temps, de ce qui s’y oppose avec une force toujours renouvelée, dans des silences ou dans les brouhahas les plus apparemment inoffensifs.

D’une part donc, des disciplines comme l’histoire, la science, la médecine, la philosophie, le droit, la politique et d’autres encore, opposent un certain refus de créditer la psychanalyse, même avec l’apport de Lacan, de pouvoir dire citoyenne, la mémoire ! , sans renvoyer la psychanalyse, ipso facto, à l’espace de la « cure type », méchamment médicalisée plus que jamais aujourd’hui, celle de ce passage conflictuel a volo d’une génération précédente à la suivante et inversement.

Et d’autre part, certains praticiens de la psychanalyse estiment à propos de nous lancer combien la citoyenne nous éjecte de la mémoire freudienne, tout en nous accusant d’être en mission, et de vouloir faire la bien des gens mieux que la religion, fut-elle laïque et républicaine.

Oui, de farouches défenseurs d’une psychanalyse, épurée des effets du siècle finissant où l’ennemi du genre humain a attenté et à la vie et à la mort de l’homme, si c’est un homme encore, veulent mordicus, que si entame de l’inconscient du sujet ait eu lieu, ce soit une catastrophe éternelle, bien à sa place, depuis toujours puisqu’elle fonde l’inconscient comme tel.

De l’autre versant de l’opposition à notre enjeu, celle des non psychanalystes n’entendons-nous pas dire que des psychanalystes vont maintenant nous montrer comment restons-nous ou non un citoyen, une citoyenne, comment se tenir dans notre cité et ses banlieues; eux qui sont confinés dans leur cabinet, souvent très confortable, et qui plus est, exigent de s’isoler du social pour préserver leur écoute de leurs patients. Patients qui à juste titre, veulent retrouver les blancs de leur histoire privée, ces parties de leur mémoire refoulées du fait des conflits entre parents etc.… Mais que font-ils donc ces psychanalystes-là? Quel prétendu nouveau savoir agitent-ils au point de quitter, de temps à autre, ce à quoi ils tiennent tant, leur fameux discours de nursery qui explicitent les pourquoi des conflits intimes entre les sexes. Ah oui ! Le sexuel freudien là dés l’enfance, et qui se retrouve si bien partout, au travail, dans le couple, et aussi dans la littérature, l’art etc.…

Mais que ce soit dans le politique, au point même où se posent de si graves questions sur les dangers qu’encourt la démocratie du fait de la montée d’un mouvement d’extrême droite, du racisme, des retours de mémoire depuis Vichy, les camps nazis, les crimes médicaux, les guerres de décolonisations, les atteintes des Droits de l’homme et du citoyen, qui naissent tous égaux en droit et en dignité , non et non, les psychanalystes, quels qu’ils soient, ne peuvent rien nous dire, rien qui puisse faire changer l’approche de tels dangers.Ainsi sommes-nous à même de proposer des débats en forum afin que les questions puissent être affinées, formulées par des psychanalystes et par des praticiens venus d’autres disciplines.C’est que si la catastrophe de la Shoah a des conséquences sur le collectif, celle du sujet, dans son intime, se trouverait aussi actualisée, à repérer au niveau de ce qui le fonde : la fonction paternelle est atteinte du fait que le crime contre l’humanité, par la volonté d’atteindre au biologique, touche à des points du droit qui le rende difficilement punissable, quasi injusticiable. Car si la justice humanise le crime, en donnant la parole au criminel, comment la notion de crime contre l’humanité persiste-t-elle après son jugement ?

Et si la loi ne peut pas punir, qu’en est-il de la fonction paternelle, qui dans nos sociétés est porteuse de la loi, sinon qu’il n’est pas vain de dire – et le psychanalyste est là convoqué – qu’une telle fonction se tait , se fait silence, alors qu’elle est au fondement du lien social, soit aussi de la parole subjective, et par la même de la pratique de la psychanalyse.En effet, à suivre Freud, dans L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), il apparaît que ce soit l’infraction qui crée la loi qui, alors punit l’infraction suivante. Ainsi le meurtre du père de la horde primitive aussi bien que celui qui est le législateur Moïse, ne peut faire l’objet que d’un déni extrême, soit qu’au moment même de son assassinat, l’acte de sa négation - meurtre du meurtre- de ce crime suprême est effectué, et son retour se fera sous la forme de la loi . Et c’est cela même qui le définit comme crime le plus grave de tous : celui qui le commet ne pourra subir que ce qu’il a lui-même fait , être puni de mort.

Freud ajoute combien toute religion est construite sur ce modèle, au point qu’elle punit de mort pendant des siècles récents, et actuellement encore dans certaines régions du monde, quiconque attente à ses fondements.

Peut-être sommes-nous à même de dire combien l’abolition de la peine de mort en France, notamment, ne pouvait se mettre en place que par l’introduction dans le droit pénal en 1994 par Robert Badinter, du crime contre l’humanité comme crime suprême, déplaçant le parricide, jusqu’alors à cette place-là, en un crime désormais moins «primordial».

Depuis la Shoah, le rapport du un par un de chacun d’entre nous au collectif se découvre alors bouleversé par ce changement topique de l’origine de la loi , qui, si elle se fondait sur l’atteinte d’un seul en place de tenir le savoir sur la loi, ce père primordial, tel que le définissait Freud dans ces années 1938/39, juste avant sa mort, aujourd’hui la loi se fonderait-elle sur le néant des meurtres de masse? Néant qu’il a fallu, par les Procès de Nuremberg, inscrire dans nos lois, dans le droit. Inscrire ne serait-ce que pour reconnaître que toute dimension du fantasme sur ce qui s’est passé, est dépassée, par le réel des horreurs des disparitions collectives.

Ainsi devons-nous répondre à ceux qui, non psychanalystes, ne peuvent accepter quelque apport venu de nos questions, aussi bien qu’à ceux des psychanalystes qui ne veulent pas les entendre non plus, combien il ne s’agit pas de se retrouver au parfum de quelque action au niveau du politique- le psychanalyste n’y occuperait que la place d’un questionneur à qui personne ne demanderait rien sinon de ne pas poser de questions- mais bien de l’avenir d’une pratique, celle de la psychanalyse elle-même, et ce dont certains se réjouissent un peu trop vite de la voir réduite à quelque technique de nursing psychique pour insomniaques et autres inadaptés .

Oui, c’est bien pour que la psychanalyse continue encore que plus que les termes de freudienne ou de citoyenne, c’est celui de mémoire qui fait énigme, par son évidence même. Car c’est bien l’intime d’une parole singulière qui se retrouve massifiée, brisée dans le collectif, qui risque de ne plus être le vivant de la relation de prochain à prochain. Si pleins d’angélisme, de malices et de canailleries depuis toujours certes, nos prochains seraient-ils peut-être aujourd’hui les lieux voulus ou non d’une canaillerie supplémentaire, celle inhérente à ce que le corps est devenu par l’atteinte qui lui a été portée : être détruit, en effaçant sa destruction en lieu et place de sa mémoire.

Et c’est pour parvenir à inscrire une telle attaque des corps afin que ce qui s’ancre en eux se dise, se pose en discours, se déprenne de faire origine silenciée, que nous proposons un forum sur Mémoire freudienne mémoire citoyenne.

Jean-Jacques Moscovitz

12 octobre 1998

Note du 4 janvier 2011 : "LE NOM DES GENS" rappelle bel et bien nos travaux de Psychanalyse actuelle lors d’un forum en Sorbonne en décembre 1998 intitulé Mémoire freudienne Mémoire citoyenne en rapport avec la commémoration de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1948, invitant philosophes, politiques, historiens, juristes, artistes, médecins, psychanalystes, à nous situer dans notre actuel. J-J. M.


ARGUMENT POUR UN FORUM

MÉMOIRE FREUDIENNE MÉMOIRE CITOYENNE.

Paris 5 et 6 décembre 1998

Aujourd'hui, Il ne semble pas exister de domaines — religion, philosophie, droit, histoire, psychanalyse, etc. - qui soit à même de soutenir la transmission des termes de l’alliance sur laquelle reposent les rapports entre les groupes, à commencer par le rapport entre générations. Une grave remise en question affecte chacun de ces domaines, et le vacillement atteint jusqu'aux principes fondamentaux de la raison politique des sociétés démocratiques. Elle nécessite déjà de repérer l'impact social de l'inaptitude des hommes au bonheur, par les effets de la différence psycho-sexuelle- et de l'agressivité, que redoublent aujourd’hui ceux des disparitions collectives dans le siècle.

L'individu serait‑il dessaisi de l’expérience historique et politique de ses actes? Régneraient en maîtres les objectivations de l'homme par des déterminismes économiques, biologiques, scientifiques venant se substituer à l'exercice de sa responsabilité, singulière toujours.

Nous savons, depuis Freud, singularité est ce sur quoi ce que les psychanalystes théorisent comme effet de sujet.

Mémoire freudienne mémoire citoyenne : en d'autres termes, qu'en est-il aujourd'hui de ce que Freud appelle "Malaise dans la civilisation"?

Ici, la défaillance est patente : loin d'habiliter un sujet, le collectif abandonne toujours davantage l'individu à l'épreuve de ses propres irresponsabilités.

L'objet de ce forum—et de nos inquiétudes—c'est donc cette chose énigmatique que nous nommons "mémoire citoyenne".

Il doit bien y avoir une mémoire citoyenne, si celui qui est acteur sur la scène politique, le citoyen, se comporte comme s'il était sans cesse sur le point de la retrouver. Comme si ses actes ne cessaient de le rapprocher, "à son corps défendant", d'un point de vérité historique à peu près insupportable qui s'y trouverait contenu. L'Histoire moderne serait‑elle celle du rapport du collectif à cette mémoire?

La particularité d'un tel rapport est qu'il échoue à constituer une expérience politique pour le citoyen. L'épreuve qui s'en répète ne donne pas lieu a transmission, mais ouvre plutôt sur la dimension d'une humanité réduite à un champ d’expérimentation. Quant à la politique, elle tend à n'être plus que gestion des effets (peur, panique, fascination, jouissance... ) de ce rapport à la mémoire, pour aboutir a la fabrication d'individus «silenciés».

Devrons-nous alors évoquer un "sujet du politique" qui, à l'instar de l'hystérique, souffrirait de réminiscences? Retenons‑en tout cas l'hypothèse : nous la soumettons aux psychanalystes, aux philosophes, aux historiens, aux médecins, aux artistes, aux politiques, aux citoyens : il existerait une mémoire sous‑jacente au désarroi actuel, intégrant la dimension du symptôme freudien, son rapport au langage, à la mort, au sexuel et à l'infantile, qui éclairerait notre crise de civilisation.

Comité d’organisation : Anne-Marie Houdebine(0142500659), Claire Ambroselli médecin inserm (0145322805), Ali Magoudi(0140299675), Eric Didier(0142233073) , Michel Guibal (0143260962), Thierry Perlès (0145262586), Jean-Jacques Moscovitz (0143250211).

PSYCHANALYSE ACTUELLE, POURQUOI

Texte de fondation de Mars 1987

Depuis son début la psychanalyse est actuelle du fait de la dynamique du refoulement. Comment l'interroger aujourd'hui?

L'invasion médiatique a considérablement modifié le rapport du sujet à sa propre parole. La prévalence accordée au regard plutôt qu'à la voix dans l'organisation et la distribution de la parole, a contribué à accroître l'importance donnée au message plutôt qu'à son adresse, altérant, les façons de dire et d'écrire.

Loin de tenter une relance de la pensée le traitement de l'actualité secrète l'assourdissement et nous convie comme spectateurs à partager pour le brouhaha la fascination du couple politique/média.

Comment une énonciation un désir deviennent-ils alors Acte ou restent-ils évènements sans trace?

« Le plus jamais ça » [si usé soit-il] s'avance-t-il pour souligner (…) nos trous de mémoire?

Le suspens de la pensée qui s'entend dans les répétitions collectives officielles mais aussi subjectives, d'où vient-il ?

L'innommable, l'impossible à assumer ne nous ramènent-ils pas à ce point de rupture de l'Histoire : en quoi les brisures de mémoire d'une histoire singulière, constitutives d'un sujet, sont-elles liées aux avatars de cette histoire?

Des décennies après, l’humanité est-elle regardée par l'horreur des camps et les millions de victimes [de par le monde] ? Le rapport du collectif et du singulier s'en trouve-t-il transformé?

Quelle place tient aujourd'hui le mythe d'un Père primordial mis par Freud au centre de sa doctrine?

Qu'en est-il de la pratique de la psychanalyse, de l'écriture, de la création lorsque la manipulation génétique et le nucléaire provoquent une nouvelle fabrication du vivant, et de la mort?

L'inconscient d'un sujet, en cure ou non, est-il travaillé par ces questions?

La science et ses applications remettent-elles en cause I'Oedipe, le sexuel, le réel, au point que le référent de Freud (signor… Signorelli... Herr… la mort) n'est plus le terme de la chaîne symbolique ? Quels sont les effets de ces nouvelles butées, à la limite de l'interprétable?

L'utilisation du discours analytique par les médias, la multiplication des publications, des manifestations et des ouvrages s'interrogeant sur l'histoire, l'origine, la transmission de la psychanalyse et le désir de Freud témoignent-elles du "progrès" de la psychanalyse ou de son suspens? Repérer dans l'actuel ce qui fait retour du collectif (toxicomanie, ségrégation etc..). paraît être une des conditions du renouvellement conceptuel et clinique de l'analyse, tout en maintenant la radicale rupture entre savoir et vérité propre à l'acte analytique.

PSYCHANALYSE ACTUELLE

Association membre de l’Inter-Associatif de Psychanalyse

Fondée en 1986, dans la mouvance de la Dissolution de l’Ecole Freudienne de Paris, Psychanalyse Actuelle est une des associations européennes membres de l’Inter-Associatif de psychanalyse, depuis la création de ce dernier à Paris en 1989 puis à Bruxelles en 1995.

Elle est aussi membre convoquant pour le regroupement à travers le monde des associations -et des collègues- en une Convergencia, Mouvement lacanien pour la psychanalyse freudienne, dont l’acte de fondation a eu lieu début octobre 1998, à Barcelone.

« Pourquoi », établi dés 1987, est encore à ce jour le texte d’orientation de Psychanalyse Actuelle, comme le montrent aujourd’hui les questions que soulèvent bon nombre de collègues de divers courants.

Le but de Psychanalyse Actuelle est de transmettre la psychanalyse à partir de l’actuel de notre temps, en s’appuyant sur l’œuvre de Freud, sur l’enseignement de Lacan, et de quelques autres. A l’évidence, cela implique pour l’association de poser les questions de la formation du psychanalyste. Le psychanalyste est en effet soumis plus que jamais à des forces de résistance liées à la survenue, face à la discipline freudienne, de nouvelles techniques, qui, semble-t-il, annulent le rôle de la fonction paternelle, centrale pour articuler sujet et collectif.

Le fil du travail est donc de donner forme à l’actuel dans la psychanalyse, soit de tenir à ce rapport du singulier au collectif, à l’Histoire, à ses ruptures, aussi bien celles qui sont repérables que celles, plus sourdes, que la psychanalyse se doit de reconnaître au risque, sinon, de disparaître.

L’association tente d’avoir un mode de fonctionnement souple afin que chacun puisse soutenir la propre difficulté qui l’assaille autant dans ses approches cliniques, théoriques, que celles, tout autant éthiques, qui le lient à ses collègues, aux autres discours, et aussi au social en tant que rapport au politique, à la Cité…

Voilà les questions qui nous gèrent, et qui nous organisent sans que soit nécessaire une institutionnalisation trop serrée.