Malaise du sujet dans la civilisation…

Par Jean-Jacques Moscovitz

Après son livre de 1929 sur le Malaise Sigmund Freud en 1933, reprend ce thème dans sa conférence « Angoisse et vie pulsionnelle », où, non sans lien avec l’accession au pouvoir du nazisme en Allemagne, il questionne le trauma provenant, dit-il, beaucoup moins de la réalité tangible et commune que de sa prise dans la vie du fantasme, et ainsi d’une subjectivité possible dés lors pour l’individu. De sorte que l’individu comme tel se sait en bonne partie auteur de son trauma, et ainsi plus libre pour le combattre.

Freud pose cela afin de ne pas trop vite s’associer à cette vision socio-politique du monde entre bourreaux et victimes, mais plutôt pour situer plus avant le Malaise du sujet dans une civilisation qui s’y oppose.

Et de critiquer, lui Freud en ses années trente et cela s’entend cinq sur cinq en 2006, l’intérêt porté par des psychanalystes pour la morale, la pédagogie, la criminalité, l’abandon affectif. De là il tire la conclusion d’une angoisse non plus consécutive, seconde mais primaire, propre à un désarroi, une détresse – hilflosigkeit- celle évoquée pour le nouveau-né face au désir de l’Autre qu’il peut anéantir et/ou y être anéanti. Et de conclure, du fait d’un tel intérêt, du risque de sortir du « domaine proprement psychique, celui de l’inconscient ». Et, ajoute-t-il, « de déboucher en plein marché public »…marché culturel et donc loin de la chose freudienne.

Aujourd’hui le risque est le même… Car les battements du monde et ses fracas nous font entrevoir combien un tel risque est le signe d’un ‘Autre’ devenu assurément plus meurtrier qu’avant les atrocités de la deuxième guerre mondiale.

Au point d’avoir à repérer l’impact des crimes de masse sur l’inconscient, impact qui attaque le genre humain et dans son vivre et dans son mourir. Ce que Jonathan Little aborde en 2006 si curieusement en dédiant son livre « Les Bienveillantes » aux morts et en mettant, lui l’auteur, en scène de parole fantasmée, rien moins qu’un SS tueur de juifs morts dans la Shoah… Une sorte de fresque où la mort, sans que Little veuille en rien le savoir, est devenue un objet à distribuer dans la réalité et à produire, de nos jours, une jouissance littéraire.

En 1929 Freud, lui, n’a pas prévu ces crimes immenses quand il écrit son « Malaise dans le civilisation», ce qui pour lui, rappelons-le, procède du fait sexuel humain lui-même qui ne peut ni nous donner pleinement le bonheur, ni éviter sa propre extinction, car il existe dans la sexualité humaine une force qui la pousse à son inertie, à sa destruction.

C’est que ce Malaise tel que Freud le soutient se situe entre d’une part un équilibre mêlé des pulsions de vie et de mort, d’Eros et de Thanatos, et d’autre part leur dé-liaison. De nos jours il a désormais sa place comme concept fondamental de la pratique de la psychanalyse à coté de ceux avancés par Lacan : le transfert, la pulsion, l’inconscient, la répétition. Tel que ce qui tend à engloutir le sujet (le Malaise) dans le collectif (la civilisation) est repérable, se fait entendre. Un tel malaise procède du retranchement du subjectif, au point qu’aujourd’hui la sanction du symptôme –mode fasciste de traitement pour le moins- prime sur son écoute, et où l’expertise scientiste du psychique et de ses douleurs au niveau conscient élimine toute idée de l’existence de l’inconscient…

Et sur la scène du monde ce malaise se perçoit dans un puissant schéma imaginaire, celui entre la victime et son bourreau tant prégnant au niveau socio-politique qu’il construit un écran très épais à sa prise de conscience … D’où vient-il ? du couple nazi/juif directement issu d’Auschwitz, reconstitué aujourd’hui en masse à l’échelon planétaire. Couplage à récuser par tous les bouts où le fort c’est le bourreau (le juif, l’occidental), où le faible (l’arabe, le musulman) c’est le victimé. Et cela se retrouve dans cette crise éthniciste à l’européenne, qui sourd comme on l’a vu en 1994 dans le génocide rwandais des Tutsis par les Hutus, ces derniers soutenus par la France qui a alimenté, semble-t-il, une telle opposition meurtrière.

Reconnaître l’usage souterrain de ce couplage fait comprendre ce terme de « fatwa » arrivé plein tube dans notre discours courant en 2006, cette punition/vengeance de mort décidée par des fous du dieu de l’Islam qu’ils dévoient sans limites. Et que récusent fortement de nombreux citoyens de culture arabo-musulmane de tous pays et notamment en France. Fatwa : une condamnation sans procès, et ce aussi bien sur un seul, ce qui est inacceptable au sein de tout Etat de droit, et aussi une fatwa jetée sur un Etat, l’Etat d’Israël à rayer de la carte du globe par l’arme nucléaire…

Où le victimé et sa fatwa, de par l’existence de cet Etat se réclame offensé et de l’être par l’effet traumatique qu’Israël fait naître en lui. A partir de l’extérieur de lui selon lui et non de son fantasme. Où, chez un tel fou de dieu, la position de Freud du trauma venu au jour du fait du fantasme s’avère justifiée ici puisque un tel fanatisme produit un retranchement construit et ignoré de toute intériorité psychique. Point qui, reconnu, le rendrait responsable de sa volonté fanatique de destruction et de vengeance par laquelle ce victimé se désigne en un seul jet juge et bourreau de celui qu’il veut coupable. Et jette ses fatwas à travers le monde sans vouloir voir que cela est un très grand crime… Tant l’aliénation identitaire mène facilement à une idéologie victimaire dominante, et à la destruction de celui qui n’est pas identique au Moi du victimé virant ipso facto au bourreau.

Quel Procès à venir, comme celui de Nuremberg jugeant les nazis, saura nous faire entendre 60 après et plus, après des tueries sans nom, les jalons logiques qui aboutissent à une telle paranoïa planétaire. Comment redonner sa poétique au langage, au tiers dans la parole caduque dés l’annonce de tels crimes à venir?

Chacun/chacune de nous peut être pris dans son attrait –son fantasme- pour le meurtre de l’autre et pour sa propre auto-destruction. Et afin de savoir les combattre, voilà pourquoi il nous faut rester à notre place de psychanalyste, journaliste, artiste, citoyen pour se donner quelque chance d’interprétation de l’actuel.

Jean-Jacques Moscovitz