Le retour de la coupure

Le retour de la coupure

Par Richard Abibon

  

Cette affaire de proposition de loi visant à interdire l’exercice de la psychanalyse auprès de dits-autistes me semble un double écran de fumée et un double révélateur. A la fois il révèle fortement une résistance générale à la psychanalyse qui s’est fortement exprimée l’an dernier avec la publication du livre de Michel Onfray et ses conférences sur France culture. Il cache et révèle aussi un engouement populaire pour l’autisme, en tant que maladie génétique. Ce deuxième point explique le premier. Si c’est génétique, il est hors de question d’incriminer les parents, ou simplement de leur offrir de parler. La terreur de toute mère, ce serait d’être accusée d’être une mauvaise mère, que l’affection en question soit l’autisme ou quoi que ce soit d’autre. Vous avez vu que les associations de parents de « dys », dys orthographie, dyslexie, se sont jointes au chœur des associations de parents de dits autistes. Le problème se révèle donc bien plus vaste qu’une simple incompatibilité supposée de l‘autisme et de la psychanalyse. C’est juste un symptôme de société révélateur.

A l’époque où je travaillais en CMPP, il m’arrivait très souvent ceci : lorsque j’invitais des parents à me parler, je me heurtais à un refus étonné : comment ? Mais, c’est notre enfant qui est malade. Pas nous. Et nous n‘y sommes pour rien dans sa maladie. Bien, j’essayais d’expliquer pourquoi, et parfois j’obtenais l’accord pour un entretien, parfois non ; parfois c’est dans le courant d’un entretien qui avait été accepté d’emblée que la résistance se manifestait au moment où j’interrogeais le père ou la mère ou les deux sur leur propre histoire : mais, comment ? ça n’a rien à voir.

Par contre il m’est arrivé d’engager des psychanalyses ou du moins quelque chose de très ressemblant avec de très nombreux parents, et avec des résultats importants dans le changement d’attitude à l’égard de l’enfant, avec des conséquences bénéfiques sur l’état de ce dernier. Les deux cas de figure se sont présentés aussi bien avec des parents d’enfants dits-autistes qu’avec des parents d’enfants présentant d’autres types de difficultés.

Il m’est arrivé aussi de me retrouver face à une interdiction de travailler venant non pas des associations de parents, mais du médecin directeur, psychiatre-psychanalyste. Comme quoi le clivage dans cette affaire est plus complexe qu’il pourrait y paraître au prime abord.

Je me souviens de cette petite fille qui, à l’âge de neuf ans, ne marchait pas et ne parlait pas. Elle a marché lors sa deuxième séance avec moi. Eh bien, malgré cette réussite manifeste, qui n’était pas la seule mais la plus spectaculaire, la psychiatre-psychanalyste directeur de l’établissement m’a enjoint de cesser tout travail. J’avais demandé qu’elle permette néanmoins une exception pour cette petite fille, avec laquelle j’avais établis un énorme transfert, non seulement avec elle, mais aussi avec ses parents. Elle m’avait donné son accord, à condition que les parents fassent une lettre assurant qu’ils demandaient à ce que leur fille continue son travail avec moi. Les parents l’ont fait, la lettre, vous pensez bien ! On leur avait dit que leur fille ne marcherait jamais et voilà qu’elle marchait ! Comme quoi on peut travailler avec des parents de dits-autistes, pourquoi pas ? Et là, c’est quelqu'un du sérail de la psychanalyse qui m’a interdit de travailler… malgré la lettre dument signée par les parents. Voyez que les résistances à la psychanalyse peuvent provenir aussi bien du champ dit de la psychanalyse elle–même. Ce pourquoi je dis « dit de la psychanalyse » comme j’ai dit « dits-autistes » à propos de ces personnes en grande difficulté que j’ai pu parfois aider un peu.

Car tout cela n’est que du dire, n’est-ce pas ? Ce qu’on croit être l’autisme tout comme ce qu’on croit être la psychanalyse, car il n’y a pas un objet « autiste », pas plus qu’il n’y a un objet « psychanalyse ». Dans les deux cas il s’agit de subjectivité, dans la façon dont on élabore son point de vue sur le dit autisme, comme dans la façon dont on conceptualise le point de vue sur la dite psychanalyse. S’il s’agit de dire, il s’agit aussi d’inter-dire. Car la structure du dire, c'est-à-dire la structure du langage, c’est l’Œdipe, soit : l’interdit de l’inceste. C’est bien là qu’il nous faut repérer les résistances auxquelles nous nous heurtons. C’est-à-dire : mettre l’accent sur le bon objet psychanalyse selon la bonne obédience, ou sur l’objet autiste selon le bon diagnostic, c’est mettre l’accent sur l’objet, qui serait donc indépendant des sujets qui en parlent. Si on n’a pas repéré le bon objet, alors on n’a peut-être pas fait le bon choix de la bonne discipline. Le bon objet : autiste ou pas autiste, névrosé ou psychotique, peu importe, mais ça exclurait un certain nombre de sujets du champ de compétence de la psychanalyse, qu’ils en soient les acteurs en tant que psychanalyste excommuniés, ou les bénéficiaires en tant que la psychanalyse serait une discipline adaptée à certains cas mais pas à d’autres. Ce point de vue, émargeant à la science, exclut bien évidemment le sujet, puisqu’il s’agit d’objet et d’objectivation.

La coupure opérée par Descartes entre sujet et objet se trouve donc recoupée par l’interdit que pose la structure du langage sur la Chose en général dont la mère est le représentant particulier. Ce que révèle la psychanalyse, c’est le désir d’inceste commun à tous. Voilà ce dont il faut rester éloigné le plus possible en déplaçant l’interdiction de la mère au psychanalyste, celui qui pourrait révéler la transgression de l’interdit. Parce que, de ce côté là, tout le mode a mauvaise conscience, puisque c’est universel.

Je rappelais Michel Onfray. Quel était son argument princeps ? Moi, disait-il candidement, je n’ai jamais désiré ma mère ! Il n’y a que Freud pour être capable d’une telle perversion. Donc, la psychanalyse est valable, mais pour Freud seulement. Vous avez peut-être vu le film « Le mur », qui a défrayé la chronique il y a peu, car la loi a aussi été invitée à trancher là-dessus. Ce film détournait honteusement le propos des psychanalystes interviewés, pour démontrer le ridicule de leur position. Mais les psychanalystes ne sont quelque fois pas très malins, quand même ! La journaliste posait la question que je suis en train de développer ici : d’où tenez vous l’universalité de ce sentiment incestueux dont vous nous parlez ? La psychanalyste interrogé répond après un seconde d’hésitation : mais… de la littérature analytique. Moi j’aurais répondu, comme j’ai répondu à Michel Onfray : mais, de mon expérience personnelle, la mienne propre d’analysant, et la mienne propre d’analyste car j’entends ça tous les jours sur mon divan.

Voilà ce que la psychanalyse propose, du moins dans mon point de vue : de donner la parole au sujet, celui qui dit moi-je, en effet. Et voilà ce qui fait si peur, car ce sujet pourrait bien se laisser aller à dire : j’ai désiré ma mère et, réciproquement, j’ai désiré mon enfant, ce qui est particulièrement inaudible, pas plus que : je n’ai pas désiré mon enfant. Voilà pourquoi l’accent de cette coupure, l’interdit de l’inceste, est déplacé de l’autre côté de la coupure cartésienne, sur l’objet. La psychanalyse serait un objet définissable, l’autisme serait un objet définissable. Et voilà le sujet exclu de la science comme le dit si bien Lacan dans « La science et la vérité », ce qui fait qu’on voit la coupure faire retour de multiples manières par le découpage de l’objet en rondelles, ce qu’on appelle diagnostic et catégorisation. Ça commence par DSM IV, mais ça continue par génétique ou pas génétique, par dysorthographie qui ne serait pas dyslexie, qui ne serait pas dysharmonie évolutive, ça continue tout simplement par névrosé et psychotique pour finir par mettre tout le monde d’accord contre la psychanalyse ou tel psychanalyste et pour la promotion de l’objet dans un immense Disneyland.

Mais c’est aussi grâce à cette exclusion qu’il y a de la psychanalyse, puisqu’il y a du sujet détaché de l’objet.

Richard Abibon 

11 mars 2012