"Salafistes" de François Margolin et Lemine Ould Salem : de quelle transmission s'agit-il dans ce film de cinéma ?

“Salafistes” de François Margolin et Lemine Ould Salem : de quelle transmission s'agit-il dans ce film de Cinéma ?

PAR JEAN-JACQUES MOSCOVITZ

Au début, l’action se passe en 2012, avant l’opération Serval au nord du Mali , c’est un film documentaire sur la guerre menée par Daesch et que la France livre début 2013 au Nord du Mali et ailleurs. Elle a lieu comme on sait dans de nombreux pays du Moyen-Orient.

Ce film est un film de guerre, celle que Daesch nous livre.. ET que nous lui livrons. C'est un film moderne : c’est du cinéma qui transmet. C'est un choc, mais il transmet que Daesh prend le pouvoir par la violence et une fois le pouvoir obtenu il l'exerce en vue de son but : la cruauté. D'où la progression dans le film : depuis le Mali presque soft! on arrive en Syrie, en l'Irak par des extraits que tout le monde a déjà vus, mais le film les montre dans une progression monstrueuse. Pas d'âme, pas d'état d'âme .. Le réel sans doute, celui de la haine, la haine totale, celle de l’État.

DE QUELLE TRANSMISSION S’AGIT-IL DANS CE FILM DE CINÉMA ? est un premier point où est abordé le politique, et dans un 2ème temps nous poserons la dimension de l’intime, quelle transmission repérer pour la psychanalyse.

Premières images après le générique, un blues de Ali Farka Touré accompagne la tournée de la police islamique dans un village. Cette musique strictement interdite situe d’emblée de quel coté réalisateurs et nous-mêmes nous nous trouvons. Cela n’a rien d’une propagande pour l’islam radical comme certains veulent nous le faire entendre ! C’est que la culture de l’image a changé depuis 30 ans et plus, et son éthique se soutient d’une transmission de ce qui se passe dans notre monde qui exige d’affirmer sans ambages et très ouvertement, les violences dont la presse papier et télévisuelle nous abreuvent. Nous sommes très avertis de ce dont il s’agit dans ce film, nul besoin de se poser en vierges innocents de son ignorance.

Cette situation est sans doute due à un usage intensif et débridé de la vidéo, du filmique, du « smartphonique », des réseaux sociaux. Le cinéma, celui qui intéresse la jeunesse se doit dés lors d’inventer des plans séquences, surtout d’actualité, qui montrent au spectateur de façon prompte et sans détours le sujet du film. Sans pour autant laisser pour compte le jeu, le vide, la surprise entre les images. Le très grand film Le fils de Saul de Lazlo Némes qui nous montre une journée d'un membre des Sonderkommandos à 'Auschwitz, est à ce titre exemplaire car il nous fait suivre la caméra comme dans une série vidéo, celle placée sur l’épaule du réalisateur, mais qui ici ne permet pas au « regardant » de « jouer » avec les personnages…. Là le déroulement des images du film est l’œuvre du seul metteur en scène.

Dans Salafistes, la rapidité des plans évoque un usage presque identique de la camera. Et la technique vient jouer sa partie d’une façon qui mérite d’être précisée. Le tournage des plans tournés au Mali, s’organisait depuis Paris : François Margolin n’ayant pas le droit d’aller en terre islamique, c’est par skype et téléphone qu’Amine Ould Salem malien, musulman, journaliste mais non cinéaste, se trouvant sur place, reçoit les consignes de mise en images. Vertiges et prodiges du numérique au service du cinéma d’aujourd’hui. C’est ainsi que nous nous nous retrouvons en 2012 à Gao, à Tombouctou au Mali, à Sousse en Tunisie, à Nouakchott en Mauritanie… Le quotidien se déroule, un «magazine du salafiste moderne» détaille les 18 objets indispensables pour partir en Syrie, comment ne plus du tout regarder les filles dans la rue, comment acquérir le tout dernier Smartphone, les derniers Nike… Des visages d’hommes jeunes. Leurs propos décrivent calmement une foi irréelle en leur religion, qui n'en plus une, qui est une religion de l’extrême dont la mort donnée, et la mort reçue sont leurs armes, le «sabre» qui évoque le non encore humain, l’avant de l’homme, le retour à l’avant vie où un tel Dieu, celui des jihadistes reprendrait par leurs actions tout ce qu’il aurait donné. Un débat est-il possible dés lors que le spectateur est plaqué devant de telles images de ces hommes dont les mots s'érigent en certitude si compacte que l'on ne perçoit aucun recul, aucune faille, aucune question . Le film, dans son mode d’approche fait miroir à ce trop plein, à l’insu des auteurs peut-être, mais il est signé du style de l’actuel changement dans le cinéma qui va s’accentuant.

Savoir cela dés lors pose une question : voir ce film et en débattre, s’agira-t-il d’un...non débat...! Aborder cette matière filmique, c’est accepter sa mise en scène établie de façon très neutre et cela pour nous faire témoins des immenses cruautés que cette guerre déploie. Les auteurs du coup s’engagent et chacun de nous, un par un, à se dé-saisir de tout doute sur l’enjeu des cruautés. Jean Amery dans son très grand ouvrage « Par delà le crime et le châtiment, comment surmonter l’insurmontable » (ED Acte Sud 1987), affirme que le nazisme n’utilisait pas la torture comme moyen de faire avouer ses victimes, il était la torture, le cruauté comme telles, le pouvoir en usait pour établir une haine, une cruauté à l’échelon de l’Etat… Ainsi dans les documents de propagande de l’EI, insérés dans la dernière partie par les réalisateurs, le mode filmique est très rapide.

Il montre cette cruauté comme seul but de l’action politique dominée par la destruction en tant que punition. Par exemple un homme, homosexuel - parce qu’homosexuel-, est jeté du haut d’un immeuble. La caméra nous montre dans un premier temps la scène depuis la rue, elle place le spectateur en tant que témoin, puis dans le plan suivant c‘est lui qui participe à pousser l’homme attaché, cagoulé, dans le vide… Le voila complice des meurtriers.

Nous y voilà, le pouvoir des djihadistes type Daesh est dans ce mouvement. Ne faudrait-il pas le juger lors d'un Procès à l'instar de celui instauré à Nuremberg après la 2e guerre mondiale...comme étant un crime contre l’humanité très proche de celui commis par les nazis ? Salafistes le dit violemment, crûment. Maladroitement, comment être adroit devant ces carnages d’État…

Fallait-il que Margolin et Salem mettent ces vidéos dans le film? Moi-même, et d'autres devons-nous en écrire ce que nous en percevons? si aucun écart, aucune énonciation ne sont permis au spectateur? voilà une critique entendue : ce film est inadmissible car la parole est dans le désarroi, dans le hilflosigkeit nous dit Freud, nous sommes sans recours face à cette cruauté d’Etat. Dont témoigne ce film, témoigne , mais ne propage pas. ! La représentation de l’acte de meurtre ne peut être confondue avec le effets du meurtre lui-même..

Lors de la projection en avant-première au Regard qui bat…, la présence des réalisateurs était essentielle pour que de la parole, un écart, un …débat advienne. Notons aussi que tous les rendez-vous des réalisateurs avec les médias ont montré la nécessité de «parler» le film…

D’où des commentaires des auteurs auraient-ils été souhaitables, malgré l’immense quantité d’informations dont nous sommes envahis ?

Certains le disent, notamment le Ministère de la culture qui de par cette absence-là pose la censure très haut avec l’interdiction au moins de 18ans, dont on sait les conséquences : pas de diffusion sur les chaînes de télévision. Une insert aurait elle pu éviter une telle interdiction, celle de donner la parole aux jeunes, séduits, captés par un tel idéal de pureté où toute critique est abrasée, je parle de ceux qui reviennent de Syrie… Ainsi à Lunel, « quinze jeunes gens sont partis en Syrie rejoindre l’EI en 2014. Huit y ont péri. Un drame qui hante le quotidien de cette bourgade de l’Hérault. (in la Matinale du Monde 25 Janvier 2016)”

Continuons la lecture du film permet d’en préciser la perspective. L’enchaînement des plans l’un après l’autre, montrent de la parole, certes des mots entendus, mais qui seraient lestés par l’imminence de l’acte moteur, qui collent leur corps à leur arme… Où détruire et punir sont équivalents… Cela s’entend au grand jour en affirmant, sans rien cacher, une violence où le dedans de leur psychisme se confond avec la « motricité » de leurs proférations. La violence originaire au-dedans du psychique, la voilà également au dehors non en pensée mais tout en acte moteur. «Affirmationnisme» dirons-nous, d’une parole «motricisée», ordonnatrice du social..

TRANSMISSION ET PSYCHANALYSE En tant qu’analyste, avons-nous à nous porter témoins du vacarme et des turbulences du monde ? Qu'est-ce qui nous y engage… Oui nous y sommes engagés car cela fait écho à la fameuse « prophétie » des années 1950 attribuée à André Malraux : « Le XXIe siècle sera religieux (ou spirituel) ou ne sera pas » ( ce serait la Bombe ?). Nous savons combien il prévoyait que l’Occident allait en découdre avec l’Islam et le monde arabo-musulman, au point qu’il dise vers la fin de sa vie (1975) que le monde « commençait à ressembler à mes livres ».

Et en 1953 il avait soutenu: « Depuis cinquante ans la psychologie réintègre les démons dans l’homme. Tel est le bilan sérieux de la psychanalyse. Je pense que la tâche du prochain siècle, en face de la plus terrible menace qu’ait connu l’humanité, va être d’y réintroduire les dieux». Nous sommes engagés. Du fait de la perte de repères et la mise en place d’autres repères très dangereux pour certains, qui deviennent alors des avant-djihadistes en partance pour l’extrême. Y a t-il d'autres repères plus accessibles - espérons-le - où l’entrée dans la violence prend quelque temps et marque le pas devant l’histoire actuelle, pour moins l'abolir. Pour que l'infantile en chacun de nous ne disparaisse pas tout entier dans des actes dont notre époque nous fait témoins ? Tout se passe comme si le devenir adulte se fait très vite, trop vite, et dés lors va brusquement régler les comptes avec cet adulte qu’il est devenu, et le suicider en tuant ? par l'acte kamikaze sans même que l’on puisse reconnaître l'existence d'un trauma fondateur de l’actuel d’avant l’acte ?

Où s’ évoquerait trop aisément un rejet du passé parental, un rejet de l'histoire de l’Islam, pour valoriser une unique auto-référence à leur Islam ? Aucune anfractuosité dans le discours où un registre individuel ferait conflit psychique partageable, datable. Le traumatisme n’est que collectif : la charia ne peut que s’appliquer toute entière et nécessite « le sabre » de la loi pour triompher de tout sur tous et toutes. C’est repérable, c'est ce qui se produit sans cesse dans le collectif qui noie toute subjectivité dans des actions violentes sur les corps à anéantir. Tout devient embrouillé entre les temps originaires et celui de l'histoire présente, de l'actuel où nous sommes. Où l’origine se retrouve équivalente à la fin des temps. La mort équivalente à la vie. L’une vaut l’autre. Dans une violence sans fantasme. Où le corps du moudjahidin devient un objet moteur qui doit agir sans cesse, identique à son arme. Tout se passerait comme si le moment où le Moi d’un humain enfant va naître, il va peut-être ne pas advenir, retourner au néant où l’origine et la fin de la vie se jouxtent pour se détruire. Comme si dans la montée de ce djihadisme, la fin de l’humanité parlante et son origine, l’avant-vie (Violence et Islam, d’Adonis et Houria Abdelouhaed, Le Seuil novembre 2015 ), prennent le pas sur toute vie sociale. Déperdition de la métaphore qui ne nous donne plus un recul ouvrant sur une pensée. Ici il n'y a plus la possibilité de dire le mot comme, signifiant de toute métaphore humanisante… Aragon qualifiait ce mot d’être le plus beau mot de la langue française, et il l’est dans toutes les langues probablement.

RECUL DEVANT LA CERTITUDE Deux plans entre autres dans Salafistes nous font espérer une identification humanisante, un recul devant la certitude des propos des assassins. Ils sont en fin du film, lorsque un Touareg dans sa magnifique robe bleue s’oppose verbalement au groupe de moudjahidin qui lui prennent sa pipe, lui interdisant de fumer en le menacent. Il sait leur répondre et ils lui rendent sa pipe, c‘est le dernier plan du film, c’est l’affiche dans l’annonce qui est trait d’une ouverture vers la vie « normale », à nouveau possible un temps. De même, le plan de cette veille dame édentée (ancienne danseuse du Crazy Horse à Paris, retournée au Mali) qui dit, face caméra, combien ici il n’y a plus rien, où la mort est partout , le vie est partie….

ADOLESCENTS ET JEUNES ADULTES….OU VIE ET MORT ÉQUIVALENT La référence à leur nouvelle religion s'avère seule à avoir quelque valeur. Dans la mesure où toute religion réclame d'être responsable de l'origine de l'humain et de l'humanité, celle à laquelle nous avons à faire réclamerait d’être la seule parmi toutes les religions, y compris celles en islam. D’être le seul mouvement qui puisse avoir cette propriété, cette appropriation de l'origine . Et du coup le corps apparaît comme le lieu d’un règlement de comptes permanent s'effectuant à ce niveau-là. Où victimes et bourreaux sont confondus. Nous sommes dans l’a-humain comme le qualifiait Vladimir Jankélévitch après la Shoah.

QUE VOUS A T-ON FAIT VOUS SI JEUNES ENCORE POUR SORTIR AINSI DE L’HUMAIN. Serait-ce que vos pères auront fauté, à l’instar des États totalitaires des pays de l’axe nazi, rappelons-nous, où pour réparer les fautes de leurs pères, Bande à Bader, en Allemagne, Armée rouge japonaise, Brigades rouges en Italie, et d’autres encore, répétèrent leurs fautes sans le savoir. Vos pères n’auront pas renouveler leur islam, trop soumis et trop corrompu ? au point que pour les réparer vous les exacerbez à l’extrême aujourd’hui ? Comment repérer cet actuel au niveau individuel, où des ado et jeunes adultes risquent de succomber. Comment dés lors essayer de les comprendre pour arrêter la marche vers l’abîme ? où ils se laissent fasciner par l’horreur où vie et mort se valent et ne valent plus rien. La parole là n’a plus cours. Ces jeunes lancés dans leur monologue terrorisant, imberbes, entourés de livres, de fait ne parlent pas, ils affirment sans recul leur certitude où le hors monde a vidé leur monde intérieur. Plus d’intériorité psychique. D’où la fascination dés lors de ne plus avoir à faire de la place aux excitations sexuelles ou agressives, à la condition de se mettre au diapason imposé dans la violence masculine et la jouissance du meurtre de masse mis en scène collective reprise dans leur propagande.

QUEL LIEU POUR LA PAROLE Le cinéma est-il à la hauteur de défendre la parole qui court le risque de sa disparition ?… «Habituellement », pour que le monde de la parole ait lieu, il lui faut une scène : monde, scène, lieu de la parole. Mais il faut que l’immonde reste en dehors de la scène, pour qu’il n’ait pas lieu… Et un jour l’immonde re-monte sur le scène et oblige la parole à faire un petit tour bien spécial, dans les meurtres… L’immonde est ce sur quoi de la parole trouve se cause… à condition d’être séparé du Monde… La haine d’État brouille à mort une telle séparation. Dés lors qu’un djihadiste va user de son arme, il y a un changement radical de la causalité habituelle, genre c’est la social occidental qui l’aura bien cherché. Certes dans l’accueil possible de jeunes adultes, cela reste vrai. Mais il y un saut, un changement du monde jour à jour dés lors que le modèle collectif djihadiste s’instaure. Et évidemment c’est la guerre confondue avec la cruauté. Un des chefs mauritaniens nommé par lui-même barbe rousse, a teint sa barbe pour qu’elle ne soit ni comme celle des juifs ni comme celle des chrétiens. Enfin le mot comme, mais dans quel contexte ! Son propos annoncerait en 2012, l’attentat du 13 novembre 2015 à Paris, en affirmant que le « sabre » a supprimé les discothèques, les lieux de débauche où il y a de l’alcool, de la bière… de la musique. Tout le dedans de l’humain est passé au dehors et instaure l’immonde en agent des échanges moteurs, tueurs. Ce qui est en cause au plus profond de soi, chez chacun, ce qui nous fait nous penser comme sujet, le voilà chez certains adolescents se faire engloutir dans le collectif meurtrier. Où la pratique de soi, de soi-même, court le risque de massification de la subjectivité de certains jeunes dés lors en terrible danger de succomber au pire. Ave l’horreur des meurtres l’acte de parler, de dire un Je fait retour à la compacité du réel, du collectif. HJ Cela se perçoit dans une scène planétaire qui usant de l’immonde envahit nos pensées, c’est celle du couplage bourreau victime lesté par la mort/meurtre, couplage sans cesse jeté à notre regard. Et les médias sont toujours trop là pour nous fixer au rendez-vous. Regard qui pour nous au jour à jour, n’a pas à s’absenter mais prendre la mesure du réel pour préserver quelque chance pour un moi parlant et vivant. Et tenter de le désembourber des actions de génocides… Lors d’échanges avec des collègues psychanalystes (des femmes oui notons le) ce qui ressort est ceci : « l’image brute de la cruauté haineuse fait violence, à déchirer le voile du semblant qui humanise le regard. Sans récit et sans sujet, l'emprise de la fascination du mal est sans appel ». Écho au livre de Christiane Taubira, Murmures à la jeunesse (chez Philippe Rey) Alors reposons la question : des inserts dans le film permettraient-elles de montrer Salafistes dans nos écoles ? Où ce film se suffirait-il à lui-même aujourd’hui, vu la teneur de son propos ? Aux spectateurs et citoyens responsables de le dire…

Jean-Jacques Moscovitz