La Shoah et le piège du mal

Date de publication : Jul 05, 2018 5:41:33 PM

La Shoah et le piège du mal

Par Jean-Jacques Moscovitz

Publié par la revue Topique en 2005

« Vaste monde libre, verras-tu un jour cette haute flamme ? (...) sache, homme libre, que c’est le feu de l’enfer, qui brûle sans cesse, consume sans cesse des êtres humains; (...) cet enfer, qu’il brûle ici à jamais, et que soient dévorés dans les flammes ceux qui l’ont allumé. »

Manuscrit de 1944 de Zalmen Gradowski in « Les voies sous la cendre » [1] .

Une opposition morale entre Bien et Mal n’est pas inscrite dans la psychanalyse, elle n’a pas à l’être. Pour Freud, dans son approche théorique de la culture [2][2] Il s’agit des textes « La morale sexuelle de la culture..., tout de l’humain est exposé à l’agressivité : homo hormini Lupus. C’est une métaphore qui cherche en vain une issue. Au fond de l’homme il y a l’agressivité.

Les humains ne sont, au plan inconscient, qu’une bande d’assassins. L’homme selon Freud est plus sadien que Sade. Sade n’aurait pu dire ce que Freud en 1929 avance dans « Malaise dans la civilisation ». L’agressivité, au plan collectif, appelle à s’organiser, il suffit que quelqu’un le sache vraiment, avec ou sans petite moustache, et alors tout est possible, du côté du Mal certes, et tout autant – est-ce un paradoxe ? – de celui du Bien quand l’agressivité se transforme. Mais quand c’est parti c’est fait pour durer, car une telle agressivité est synonyme de jouissance. Versus du Mal, elle ne se soumet pas au signifiant, au Surmoi, et versus du Bien, elle s’écluse en jouissance sémiotique, voire mystique, mais elle se laisse entamer par le sens et promeut la transmission par la parole, elle participe à l’articulation entre transmettre et/ou jouir, à la logique de la transmission qui procède de ce pas l’un sans l’autre : pas de jouissance sans un savoir qui lui donne cadre, pas de savoir sans une jouissance qui cherche à le dissoudre...

Et autre notion aussi, celle de la sublimation d’une telle agressivité. Ainsi dans son texte « Warum Krieg » de 1933, il reprend la thèse de son « Malaise » dans un échange avec Albert Einstein, et ajoute le terme de délégation à appliquer aux instances politiques, mises en miroir avec celles de la personne individuelle et ses idéaux. L’homme transmet l’agressivité à son voisin, qui la transmet au chef, qui, dans les temps anciens la transmet au chef de la tribu, puis, à notre époque, au chef de l’Etat : l’agressivité se propage, l’étymologie du mot l’indique, ce marcher vers implique l’autre, et là l’autre est de trop. Pourquoi alors ne pas la déléguer à une instance étatique suprême, au-dessus des Etats, la Société des Nations...? On sait que cela n’a servi à rien. La Société des Nations, par son silence, n’a pas empêché la catastrophe de la Shoah. Question : cela a-t-il eu lieu parce qu’il régnait une trop grande confiance en la Société, en l’Homme de Culture d’alors...?

Freud soulève une question à propos de l’adage : « Aime ton prochain comme toi-même » [3], adage juif repris par les chrétiens à un niveau privilégié pour eux, alors que dans le texte biblique, ce n’est pas plus important que les autres : c’est compris dans les 613 Commandements, à côté d’un autre du genre : à tel moment de l’année tu tailleras tes plantes ... Où le tutoiement invite à se placer dans l’axe de l’adresse à l’autre, mais ce n’est pas pour autant qu’il faille s’y croire, d’autant que cet autre ne demanderait soit disant qu’un même amour...

Oui, cette maxime hissée ainsi au plan collectif horrifie Freud. Quant au plan subjectif, dès que nous nous savons pris dans un rapport à l’Autre lors d’une rencontre désirée entre deux personnes, peut se produire une double rencontre, où l’intime de chacun acceptera l’intime de l’autre, quitte à en payer le prix par une angoisse qui, voisinant avec la jouissance de l’Autre, en arrive au point de faire horreur. Mais c’est une horreur de l’Autre

.du fait de lui être proxime, et qui touche au vide propre à l’existence du langage, où le mot est le lieu de ce vide pour s’articuler au vide d’un autre mot. Intime de l’un proche du prochain, de l’intime de l’autre proche de l’un. Jouissance, désir et amour se jouxtent ici en une jouissance du bien-dire, soit d’une jouissance sémiotique; où se produit un trait, un acte créateur...

Mais l’horreur vient du fait que le Mal et la jouissance ont partie liée : « Aime ton prochain comme toi-même » veut dire qu’en chacun de nous réside cette jouissance bestiale – qui peut aller aussi bien vers la mystique – en tant que celle jouissance-là est l’agressivité primordiale de l’humain. Alors, si cette jouissance-là, versus agressivité et son triomphe, est en chacun de nous, c’est dire : mon prochain qui est aussi bien moi veut ma peau, et ne me fera pas de cadeau.

Si l’homme donc, concret, qui est en face de moi m’aime comme moi je l’aime, alors il va me tuer. Car il est mon ennemi, comment en effet puis-je aimer le monde entier ? sinon que cet adage veut qu’alors j’aime mes ennemis, ceux qui veulent me tuer.

Allons plus loin : si on met le Mal comme cause de ce qui arrive à l’humain, c’est s’en tirer à bon compte avec la Shoah. Ce n’est pas le Mal qui ici est à mettre en surbrillance. Car c’est vouloir soumettre les uns et les autres à un système de jouissance sadique par le biais de cette notion du Mal; et donc c’est obturer la dialectique entre le dire et le non dire. Et laisser une place exorbitante – hors des orbites – à la pulsion scopique, à une scène originaire de notre temps centrée par les camps sans deuil à jamais. Non pas qu’aujourd’hui le deuil soit possible ou non, il le sera nécessairement, mais l’objet scopique est là utilisé pour empêcher le dire, et participer à la non transmission généralisée actuelle.

Dans ce registre du Mal, dire, par exemple, que la Shoah c’est l’enfer (des juifs ?), c’est suppléer à ce qui s’est passé par l’usage d’une morale du péché, dont les auteurs (les juifs ?) doivent être punis et finir en enfer. Impasse.

Voilà comment suppléer à la brisure de la pensée par une logique qui est extérieure à l’effectuation du crime et attaque le genre humain en mots et bientôt en acte. Car ce qui ici est escamoté, c’est bien le suspens de la pensée qui n’est pas reconnu lui-même, car ce qui devrait le faire accepter, c’est ce vertige, cet impossible à représenter la Chose produite... Sorte de savoir acquis qui envahit notre pensée, signe même que la transmission de ce qui s’est passé est le moment même où un tel savoir s’inscrit. Perception vraie contre laquelle le Je lutte, s’oppose.

les paroles des juifs membres des Sonderkommandos, les propos des paysans polonais, témoins, voisins, surtout spectateurs des actes de tuerie, les dires des nazis, sur fond de trains de déportés, seul le réalisateur fait lien des trois discours, d’où un mode très construit pour donner un cadre et limite aux jouissances des meurtres, ce qui place chacun face à la limite de ce qu’il perçoit, de ce qu’il peut savoir... et dire pour certains.

Alors que mettre le Mal comme opérateur causal sur ce qui s’est passé amène un savoir constitué sans être pris dans la transmission de la chose produite, sans ce vertige qui en est le signifiant dans le corps et ses limites. Ce qui nous dit combien c’est la parole bien plus que la pensée qui est atteinte et qui appelle à tant de textes, de films, de créations artistiques, d’institutions d’archives, de recherches, de commémoration...

L’usage du Mal ne sert là qu’à vouloir réparer la pensée, à la vouloir intacte malgré l’impensable du crime sans se risquer à une éthique du dire. Car ce qui est difficile c’est bien de dire bien plus que de penser la chose produite.

La position rabbinique [4], nous apprend que la Shoah ne peut être abordée que d’une manière privée. Abordée d’une manière publique, il faut citer les auteurs. D’où le risque imminent ici du plaggiarisme comme forme symptomatique de négation de la parole singulière. Qui en rajoute sur la non transmission.

Ce sont leurs précautions pour dire l’éclipse de Dieu dans la Shoah. Eclipse veut dire attaque du Livre, de la Parole, où Dieu n’était pas là, non impliqué dans un tel crime selon eux. Apparaît là une forme de protestation contre Dieu, position religieuse éminente depuis la Shoah. Ainsi faurait-il réciter pour les morts dans les camps un non-kaddish (prière des morts), les excluant de la prise en compte divine, les laissant aux seuls meurtriers des hommes. La mécréance serait le statut « normal » de certains religieux juifs désormais.

C’est que l’Autre, le trompeur dans le langage, ici devient assurément meurtrier. Le film américain de James Gray, Little Odessa (1998), est un véritable coup de génie pour dire ce changement symbolique : il montre que la mort fait lien social dans une famille déjudaïsée de Brooklyn. Le fils aîné, tueur à gages, finit par tuer les membres de sa famille de façon indirecte, le meurtre devenant l’objet d’échange « normal ». Les cadavres sont éliminés dans un four. Cela est filmé toujours de la même façon : la caméra va de droite sur la gauche de l’écran, signifiant la régression/répétition scandée d’un non-événement historique, non encore symbolisé, sans traces ni trauma, c’est un retour vers la compacité du réel, sans retour de refoulé. C’est cela la terreur qui arrache le désir de meurtre au terrorisé. Position où nous sommes convoqués pendant le film en tant que spectateur. Une telle confiscation du désir – non l’acte – de tuer mais désir de meurtre et du meurtre du père primordial, empêche tout pas de côté, tout écart, tout combat, toute réplique face à la terreur, et définit le terrorisé.

Autre citation : Georges Pérec dans W, écrit qu’il était persuadé que l’entrée d’Hitler en Pologne avait eu lieu le jour de sa naissance, le 7 mars 1936, où c’est l’histoire en place de symptôme articule La grande histoire, l’histoire des familles et celle du sujet, son histoire intime, celle de son origine psycho-sexuelle.

Aujourd’hui tout se passe comme si le névrosé était dans la quasi impossibilité de ne pas devenir psychanalyste, en fin de sa psychanalyse. Comment en effet tenir quelque bout de ce qui s’est passé dans l’histoire, sinon en essayant d’en entendre « quelque chose », du fait d’être psychanalyste lui-même.

Le piège du Mal c’est être du côté de la cause de la Shoah : qu’on veuille le savoir ou pas, c’est parler le langage de l’ennemi. Savoir pourquoi les juifs ont été gazés. Et se satisfaire de savoir. Car seul l’ennemi du genre humain saurait pourquoi tuer les juifs dans la chambre à gaz. Pour quoi ?

Vouloir dire la cause de la Shoah, c’est dire les pourquoi de la solution finale, c’est se placer avant qu’elle ne se soit produite et non pas après. Avant : comme si elle n’avait pas eu lieu. Un négationnisme guette ici, celui d’un langage ennemi que nous pourrions nourrir sans même nous en rendre compte, dans un processus symbolique au niveau collectif, dans un « révisionnisme invisible », lié à la parole [5]

S’y opposer, c’est décider, sans aucun atermoiement, de se situer dans l’actuel du temps où nous sommes, soit dans les effets de la rupture de la civilisation, et non pas dans ses causes, bien que le nazisme soit repérable historiquement dans des dates, des noms de chefs etc. Mais ici il s’agit de la mort de masse du peuple juif, des tziganes, de malades mentaux, des vies sans valeur de vie dans la mise en acte de la solution finale. Ce qui a abouti au mot Shoah 30 ans après la guerre, à ce nom, celui de la sépulture qui désigne la destruction non pas du côté des assassins mais de celui des victimes. Et ainsi désigne-t-il la sépulture de chacune, chacun des disparus un par un.

Actuel de la Destruction : c’est l’approche de la violence nue de la Shoah dans notre actuel du temps qui passe, après que la Destruction des Juifs d’Europe ait eu lieu. Qui s’appuie aussi bien sur les récits de rafles sur un trottoir de Paris, de Nice, d’Amsterdam que sur Shoah de Lanzmann filmant les paroles des Juifs survivants membres des sonderkommandos; les propos des bourreaux nazis, et ceux des témoins polonais voisins des camps, des chambres à gaz de Treblinka ou de Sobibör.

Actuel de la Shoah est témoigner d’un tel impensable. Qui ne se constitue pas en un objet de savoir, en une symbolisation acquise une fois ni même deux fois pour toutes. Il existe là un infini de ce qui s’est produit. Un sans fin.

La transmission, sans cesse, y est impliquée à tous les niveaux : du fait que savoir et jouissance s’articulent l’un l’autre, quand la jouissance a pris totalement le pas sur le savoir, c’est l’horreur, c’est la jouissance arrivée à son terme. Plus d’articulation possible. Destruction de la transmission. Qui dure encore aujourd’hui dans ses effets pour arriver enfin pour chacun au bien-dire qui apaise, qui comtempranéise la chose produite

Dire actuel de la Shoah, c’est la méthode ici proposée, c’est dire les effets et témoignages de la Destruction des juifs d’Europe entre 1939-45 : les conséquences sur notre vie quotidienne, et dans différents discours, qui sont autant de points d’appui de notre temps. Littérature, cinéma, religion, art, psychanalyse, histoire, droit, anthropologie etc...

Comment la jouissance peut-elle passer au savoir ? Comment la jouissance peut-elle passer au signifiant ? au signifiant en tant que c’est le Surmoi : jouissance soumise à l’impératif du signifiant ? car si la jouissance ne s’y soumet pas, nous sommes face à l’obscénité, à l’abjection. Jouissance qui au niveau politique, nous le savons, s’appelle système bureaucratique, totalitarisme...

Méfiance de toutes explications, quelles qu’elles soient, pour dire le pourquoi de la Shoah. Il y a un arrêt de la rationalité, de la causalité, dès l’entrée des suppliciés dans la chambre à gaz. Et cette rationalité qui s’arrête, c’est la solution finale : là les assassins sont passés à l’acte définitivement et c’est irréparable.

En usant du Mal, on s’en tire à bon compte. On aurait fait du Mal et on est puni. Avec le Mal se fonde un aspect mythique de la Shoah, qui pourtant est une action strictement humaine. C’est tout. Les uns sont coupables, et les autres sont victimes. C’est le juridique qui peut donner une réponse et non la métaphysique genre Bien et Mal. D’où la notion de Crime Contre l’Humanité, et le mot Shoah depuis le film.

Voilà mise à l’épreuve l’éthique du bien dire, prônée par Lacan et son enseignement. Ethique qui indique au moins ceci : vouloir une explication causale à la Shoah, c’est être comme co-auteur du crime. Je suis conscient que de dire cela est une avancée très délicate et très violente.

.Comment le désir, assoiffé de liberté comme tout désir, s’aliène-t-il dans son contraire, pour déboucher de façon aussi persistante dans de telles actions de meurtres et dans le massacre ? Les bourreaux le soir dans leur « heim », leur foyer, sont de bons pères de famille, dit-on, d’un air le plus souvent étonné, compassé, index d’un savoir qui discernerait si excellemment le bien et le mal. Cela se donne pour l’évidence commune. Et c’est pourtant l’exemple même du jeu de l’ambivalence des sentiments tendres et hostiles envers l’autre sur quoi Freud bâtit sa théorie de la culture. Mais à l’évidence il faut plus. Cette ambivalence se retrou-verait-elle dans une novation unique dans l’Histoire, un classement entre Sur homme UberMensh et Sous homme UnterMensh, pour détruire le Mensh, l’homme dan sa moyennitude dont Paul Celan dit que c’est le juif ?

Car pour sortir d’un tel discours nazifié, il faut accepter l’existence d’un point non dicible, un point fou du fait même qu’il n’est pas gérable par les discours collectifs ou individuels : ni le marxiste, ni le psychanalytique, ni le politique, ni l’historique, ni le philosophique, tous points qui nécessiteraient tout un autre travail...

Ce qu’on croit être des causes ne sont jamais à reconnaître comme n’étant que des conséquences imaginaires, momentanées car sinon cela justifie l’extension du désir nazi, la nazification au quotidien. D’où la nécessité éthique de se tenir résolument après, car nous sommes après, après le Crime. Et cela oblige ici à poser que l’abstraction par les nazis a été mise à mal voire tuée, tué l’abstrait de l’autorité symbolique, et cela en lui opposant un Etat qui pour gérer la Loi la criminalise. Concrétiser le symbolique c’est prendre pour cible les juifs, les tziganes, les malades mentaux, c’est-à-dire tout ce qui était non conforme à leur soi disant eugénisme qui les faisaient discerner ceux qui méritaient de vivre et les autres qui doivent mourir en étant tués par eux.

La mort subjective, la mort reconnue a des effets de limites du désir. La limite du désir c’est la mort. La mort est là comme s’adjoignant la pulsion de mort. Avec la Shoah, la pulsion de mort se réalise réellement dans la réalité, il y aurait là, une mort comme idéale : la mort comme objet partiel, distribuable. Et me voilà dans le piège de donner comme une explication.

Tout le piège du Mal serait de dire que tous les gens qui sont morts sont masochistes et les tueurs des sadiques. Enchâssée dans une scène originaire nazi-juif, la notion de Mal se révèle copule d’un couple fou nazi juif où le moi serait nazi et le sujet juif. Et tombe dans le sadomasochisme : c’est-à-dire dans les pulsions individuelles, alors que cela est dans le politique, et ses ruptures. Et entre le désir de meurtre et sa mise en acte collective dans la Shoah, surgit un non comprendre, mais ce n’est pas pour autant que je vais abandonner la partie : je positive cette absence de savoir, elle est à respecter dans son surgissement, et dés lors un tel non comprendre, je le nomme actif. Une telle position active de non comprendre est à soumettre à la réflexion psychanalytique. De là se découvrent certaines implications.

Ainsi le changement du statut de la mort, comme conséquence actuelle, fait découvrir en quoi le meurtre qui a été commis dans le siècle a confisqué des mots en nous, nous qui n’y étions pas. A confisqué des parties de l’humain. La mort nazifiée a comme confisqué notre désir de meurtre, et nous ne pouvons qu’essayer de nous le réapproprier, tant la mort des morts tués à Auschwitz a confisqué des « zones » de l’humain.

A nous de les faire revivre pour ne pas les oublier, qu’elles entrent dans un discours enfin audible dans la pratique analytique. Mais de là à expliquer le pourquoi, surgit activement que pour l’instant cela ne marche pas. Nous sommes voués à dire le comment.

Bien que, il est vrai, la tendance au religieux soit grande pour (re)prendre cela sur ses épaules. Là se soutient volontiers que ce n’est pas un crime contre, mais un crime de l’humanité. Ce qui ainsi humanise le crime, en

.efface la magnitude par l’usage forcé de la dialectique Mal et Bien s’entrelaçant.

C’est ce qui nous permet dans le registre psychanalytique des processus de symbolisation de percevoir la limite de la notion centrale de refoulement concernant l’inscription de ce qui a eu lieu. En effet, ce non comprendre actif le pourquoi du crime serait la réponse actuelle à ce retranchement voulu, à une forclusion construite du fait de l’amplitude incommensurable du Crime, puisque son effectuation comporte son effacement même, soit l’effacement des traces de son effacement [7]. Et une telle mise en œuvre de cette forclusion construite se retrouve dans l’impact sur notre psychisme dans ces zones arrachées à l’humain, réduites à l’effacement et à une production de silence en soi, à une silenciation. Eros et thanatos y sont-ils impliqués...

Dans « Malaise dans la civilisation » Freud parle d’extermination, dans les dernières lignes de son ouvrage : « les hommes peuvent s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier ». Il le dit dans la mesure où selon lui il faut qu’Eros tienne contre la pulsion de mort : que « l’Eros éternel tente de combattre son adversaire non moins immortel »... Eros/Thanatos est le combat du signifiant contre le physiologique, contre le silence dans la parole, soit contre le retour à la massification, au néant de la parole, là où ça ne parle pas, où ça ne parle plus, où a lieu le retour à la compacité du réel : la matière.

L’humain a cette nécessité de se mettre en marche, entre Eros et Thanatos. Tel que la lutte de la pulsion de mort contre la parole fait que le signifiant peut surgir parce qu’il y a la pulsion de mort. Mais la pulsion de mort n’est pas pulsion au meurtre, mais pulsion à l’inscription symbolique.

Dans la Shoah l’amputation de l’humanité ampute la parole. Cette amputation de la parole est une confiscation de ce que de l’humain ne peut pas être su; de ce qui doit rester irreprésentable, il n’y a pas les mots pour le dire, il n’y a pas les opérateurs qui le transmettent.

L’abjection serait précisément l’absence de ce qui fait séparation. Le siècle avec la Shoah et le nazisme, a apporté l’idéologie de la propreté et du nettoyage de l’humain pour le rendre biologique uniquement et non plus symbolique, lié à sa parole singulière. Biologique veut dire débarrasser l’humain de tout ce qui est la reconnaissance de la limite entre lui, l’humain, et la masse.

Les nazis allaient par là même tuer toute l’humanité. Une hygiène politique par un nettoyage biologique idéal. Hygiène politique : une fois pour toutes tel biologique convient et tel autre ne convient pas. Le nazisme ainsi, a utilisé la notion médico-biologique de bien et de mal.

Un tel apport théorico-clinique à la pensée psychanalytique procède de la description de la persistance imbriquée et de pulsions de vie (de différenciation) et de pulsions de mort (d’indifférenciation), au point que par exemple, dés 1912 Sabina Spielrein [9]

, précurseur de la prise en compte par Freud de la pulsion de mort, soulève l’existence d’une pulsion sexuelle de mort, qui signerait, dit-elle, le léger avantage, dans le fragile déséquilibre de telles pulsions, « en faveur de la vie ». Comme on le perçoit, il s’agit de la constitution des pulsions d’autoconservation du sujet face au collectif, tant il est vrai que Thanatos, la pulsion de mort selon Freud, ici ébauchée, s’imbrique étroitement à Eros, la pulsion de vie. L’une et l’autre puisent leur force d’une persistance égale pour les deux, ce qui désignerait que si l’une, Eros, fait courir le risque d’une destruction du moi dans une jouissance immédiate et .instantanée, avec arrêt de toute transmission de la loi, alors une certaine inertie venue de Thanatos vient tempérer l’action des pulsions de vie.

C’est pourquoi, malgré ma position où j’affirme qu’Eros et Thanatos ne sont pas en miroir du bien et mal, et pour aller un instant sur le terrain de ceux prêts à utiliser à tous crins ces concepts comme s’ils étaient applicables au niveau collectif, je vous soumets donc l’hypothèse selon laquelle la Destruction des juifs d’Europe par les nazis serait un mouvement d’Eros anéantissant sa possible inertie, en une sorte de réalisation de la mise en acte du réel de la pulsion de mort dans la réalité. Ce qui nous éloigne de cette tendance lénifiante, de faire s’équivaloir au bien et au mal respectivement Eros et Thanatos. Ce que dit fort justement le terme d’horreur qui est la jouissance arrivée à son terme, le sans limite propre à Eros et sa jouissance non soumise à l’impératif de la parole, ce qui ne permettrait plus alors la transmission de la loi.

La transmission inconsciente de l’éthique est effet de la parole, qu’elle existe et qu’elle est porteuse de vie, de vérité comme telle. L’inconscient reste le dépositaire de la trace, de son inscription dans un actuel qui dure dans le présent. Au niveau intime, s’entend. Et très tôt dans la vie.

Ainsi si le niveau de l’Histoire collective de l’Humanité n’y est pas inscrite, voilà pourquoi l’inconscient est le seul dépositaire dans l’actuel de la trace de ce qui s’est passé. Et la trace reste au niveau individuel. Concernant le point en travail ici, la Shoah et ses conséquences sur l’intime, sur le comment en tenir compte dans notre pratique, encore faut-il, reconnaître sans cesse que la folie meurtrière a eu lieu au dehors de la tête et non dedans. Ceux à qui cela est arrivé peuvent nous en parler malgré tant de difficultés : les déportés survivants des camps d’extermination. Ils sont peu nombreux, ce sont les membres des Sonder Kommandos que Shoah de Lanzman met en scène, en œuvre dans une parole visage pour visage. Dans les camps quand quelqu’un disait voir la fumée du four crématoire, il lui était rétorqué, les témoignages nous le disent, qu’il était fou, que ce n’était pas possible qu’on élimine les gens comme cela.

C’est notre inconscient qui insistera et insiste pour nous faire savoir ce qui a eu lieu... L’inconscient freudien, celui qui s’entend, celui qui est individuel et dynamique, concret, celui du discours de l’Autre. C’est bien pourquoi nous devons prendre la mesure d’une méthode concernant la Shoah : de se placer du côté des conséquences et non pas de la cause, car alors l’inconscient, lui, n’est plus actuel. L’inconscient est aussi comptable même de ce qui n’est pas compté...

De quel contenu une telle déposition est-elle faite au point que seule serait à la barre la victime devenue tout à la fois et témoin et juge de la véracité de son dire, de sa pensée sur le réel qui s’est produit ? À quelle sorte de « Chercheur de traces » avons-nous affaire ? Tel est le titre de l’ouvrage de Imre Kertész, dans lequel « un homme retourne dans une région où ont eu lieu d’indicibles crimes, quel est son malaise, quelle est sa mission ? » [11]

Il s’agit de l’innommable de la Shoah, dont les traces sont si profondément inscrites en soi, si en danger d’effacement incessant, qu’il faut lui désigner un lieu en dehors de soi, et aussitôt considérer que ce lieu est nulle part. Sinon en soi-même, au point que la seule concrétisation tenable est un en dehors en quelque sorte infiniment intime dont le lien au collectif, au politique évoquerait, ainsi qu’Imre Kertész l’écrit en conclusion de son livre, « un espoir commun de posséder en commun un objet commun ».

III – APPROCHES

.Le piège du Mal au pied de la lettre ou le RER D et Marie-Léonie Leblanc entre histoire et rumeur [12]

Comme psychanalystes, nous ne pouvons restés indifférents à ce qui se passe, aux bruits du monde, bruits qui s’entendent aussi et nous forment dans notre pratique d’écoute elle-même. Il s’agit de l’événement du RER D « créé » au sens d’un happening à l’échelon de la France entière par Marie-L. en juillet 2004. Qui a produit un emballement médiatique qui ne peut que masquer comme nous le disons ici avec Lacan, combien l’actuel est lesté par ce qui reste « profondément masqué dans la critique de l’histoire » au point que l’analyste y est convoqué de fait, voire de droit, tant il s’agit d’un événement qui concerne la parole.

Ce lest de la parole actuelle s’est vu, entendu même après que l’agitation se soit vite arrêtée, que quelques excuses aient été prononcées mais dont certaines pas entièrement, voire pas du tout, celles à l’égard des juifs, des maghrébins, des africains, et des jeunes des banlieues traités si facilement et anachroniquement de « nazis »...

Comment qualifier cet événement, non plus en termes « d’affaire judiciaire » ou « d’affaire politico-médiatique » selon la distinction mise en évidence par l’avocat de Marie Leblanc, Maître Christophe Deltombe, mais en terme de rumeur, dont la propagation a défié un temps les pouvoirs publics, les représentants de l’Etat en la personne du Président de la République et le ministre de l’intérieur qui, l’un effrayé, l’autre courroucé, s’ils ont répondu si vite, n’était-ce pas parce que penser/dire l’actuel de la Shoah se leste d’un vertige qui empêche de voir la réalité qui se déroule devant nous...

Qu’est-ce qui a défini sa crédibilité, sa véracité et, surtout, la promptitude de sa propagation ? Qu’est-ce que nous donne à lire et à entendre la vraie/fausse mise en scène de Marie Leblanc elle-même : marques sur le corps, croix gammée, mèche de cheveux coupée, mots stigmates : juifs-16ème arrdt, maghrébins, noirs, africains, banlieues. Tout cela dans un train devant l’indifférence des passagers qui aurait été, celle-ci, générale. Imitant par là même le silence des Nations durant la Destruction des juifs d’Europe...

La non véracité évidente de l’événement aurait du montrer à tous qu’une telle mise en scène du meurtre de masse aurait pu lever notre refus de voir le montage. Pourtant presque rien n’en a été mieux établi pour la suite... Sans doute que la Commémoration du 60 ème anniversaire de l’ouverture du camp d’extermination d’Auschwitz-Birkenau marquera mieux nos esprits si peu enclins à se laisser entamer par ce qu’il s’est produit.

Certes le fait divers du RER D nous a révélé la levée possible d’une incompréhension radicale, historique et culturelle entre musulmans, noirs, maghrébins, juifs, chrétiens. Et laïcs. Comme cela s’est éclairé récemment par les réactions unanimes de toutes les communautés face à la prise de journalistes français en otages par des égorgeurs en Irak.

Un contre exemple d’un fait de rumeur nous éclaire sur un processus de levée de l’ignorance, sur fonds de forclusion collective. C’est un « fait divers » – lu dans la littérature psychanalytique [13]

– qui a eu lieu à Buenos Aires en juin 1949 : un couple de parents s’en est allé au spectacle, confiant leur tout jeune bébé à une nouvelle nurse, qui au retour de ses employeurs les invite à un dîner pour le moins atroce : elle aurait servi leur bébé rôti au four... Comme le rappelle Maria Langer dans son texte où il est dit : que presque tout le monde était prêt « dés l’abord, à croire vraie la tragédie que l’on racontait », la vitesse de propagation de la rumeur dans tout Buenos Aires d’une telle atrocité inventée elle aussi, évoque celle qui a

.suivi le récit construit par Marie L. à propos du RER D ce 9 juillet 2004. Quelle Histoire nous ferait entendre ces deux récits venus après l’Etat nazi, les trains de déportations à travers l’Europe, la Shoah.

Le récit de Buenos Aires nous montre que l’élément essentiel de la propagation de la rumeur, au point de nous aveugler, est le terme four en tant qu’il est avec le train, la chambre à gaz, cet instrument du meurtre de juifs, et de leur effacement. Le récit de Marie L., lui, puise sa crédibilité et la rapidité de propagation de la rumeur dans les mots sidérants qui ont construit la véracité de ce qu’on pourrait appeler psychodrame pour elle, scène contemporaine pour nous...

Pris comme nous le serions tous dans la rivalité destructrice, pour chacun, des cultures, des provenances, des migrations, des histoires différentes, de nos drames, nos mémoires qui, en France sont aussi ceux des colonisations européennes, des mises en esclavage. Et qui, ici, suivant le fil d’une telle rumeur centrée sur la Shoah se ravivent, se disent aussi...

Voilà que l’actuel ici se montre soumis à la silenciation, même accompagnée de bruits du couple politico- médiatique, et ainsi se repère-t-elle par un fil si tenu. En tout cas il concerne notre engagement pour que le futur se libère de la dimension victimaire hissée au rang de martyre que Marie L. a si bien théatralisée. En en montrant l’emprise sur la majorité d’entre nous, tant cette part impensable de la Shoah nous agit par défaut et en silence, au point de nous faire accepter une telle incongruité.

Le savoir psychanalytique n’interprète pas la Shoah. Et y introduire, en vain, la notion du Mal ne dit pas l’entame due à l’impact de la rupture de l’Histoire, ni les effets sur l’écoute de l’analyste et le dire psychanalysant. C’est cela même qui nécessiterait une tentative de réécriture du « Malaise dans la civilisation » de 1929 de Freud, et qui appelle à un travail ultérieur de ma part, où le Malaise pourrait être le 5ème concept fondamental de la psychanalyse à côté de ceux inscrits par Lacan sous ce vocable : le transfert, l’inconscient, la pulsion, la répétition [14]. Le crime contre l’humanité est événement, et il ne le serait pas encore, c’est cela la transmission brisée, brisée tant l’attaque de la mort a une magnitude sans précédent. Meurtre de la mort. L’attaque de la mort la change. Elle devient objet. Aujourd’hui nous voisinons avec une telle abjection un peu plus qu’avant, qu’on veuille le reconnaître ou non. La pratique du lien social, ou de celui du couple, montre cette difficulté. Cela fait retour dans les cures sous la forme de : comment ne pas abîmer plus son corps. Que l’analysant tient à faire entendre autant que faire se peut. Changement du rapport à la monstruosité, ayant pour conséquence une autre agressivité sociale, forme autre de canaillerie désormais s’ajoutant à celles d’avant. Comme si le complexe d’Œdipe, le meurtre pour le père, l’inceste pour la mère, étaient atteints.

Ainsi la terreur, pour le terrorisé, serait la confiscation du désir, oui du désir et pas de l’acte de meurtre. La chute de la loi fait place à l’inceste. Dans tout crime existe une part justifiable, cela a convoqué les Procès de Nuremberg et de Tokyo dans les années 1945-50, mais en même temps existe une part injusticiable, hors justice car hors langage, qui implique, pour en tenter un dire, la convocation de la psychanalyse, de l’art surtout. La magnitude des crimes dans la Shoah montre que la loi est devenue entièrement criminelle, au point de briser la transmission de la loi, et aboutir à une désupposition de la langue comme porteuse de valeurs : la mort, la vie, la jouissance, le lien social.

.Aujourd’hui, comme nous le disions plus haut, tout se passe comme si un névrosé était dans la quasi impossibilité de ne pas devenir psychanalyste, en fin de sa psychanalyse, pour tenir quelque bout de ce qui s’est passé dans l’histoire, du fait d’être psychanalyste lui-même...

Comme si le psychanalyste était mieux loti pour tenir compte d’« un non-débat », de règle sur la rupture de l’histoire, qui tient à l’enjeu, à la définition de ce qu’est la parole. Tout débat sur la rupture de l’histoire est sous- tendu par un non-débat car une telle rupture, la Shoah, « n’aurait pas du avoir lieu », et « ayant eu lieu » cela se retrouve, dans un hors parole, dans cette part injusticiable des crimes qui interdit toute controverse. Pas de débat aujourd’hui qui ne soit la conséquence du non-débat. Cela se retrouve dans la transmission entre analyse en intention/extension.

Il existe, en effet, une perversion dans le repérage de l’incorporation de la mort, au point que nous pouvons supposer des jouissances que l’on voudrait volontiers garder insoumises à l’impératif du signifiant. Chez tout un chacun aujourd’hui. Peut-être est-ce la conséquence que la folie qui se produit est dans le dedans du langage, du fantasme, dans la communauté des humains, qui, avec la Shoah, serait aussi une folie hors la tête, hors langage. Au point que la mort est devenue mort-objet, devenue meurtre depuis le meurtre de masse. Et ne fait plus limite au désir. En particulier au désir du psychanalyste qui alors devient erratique quand il se confronte de face à une telle non parole. Par hors langage, entendons un fait de discours qui ne peut pas encore être déductible, logicisable : il reste du factuel. Sorte de réalisation du réel dans la réalité de l’instinct de mort qui a pour conséquence de faire chuter l’idéal maternel protecteur de la vie : c’est la rupture de l’étayage, une dé-supposition de la langue.

Elle montre que l’institution psychanalytique fait trop prévaloir l’organisationnel : l’institution s’équivaut à la psychanalyse, à son origine en tant que telle pour ignorer l’impact des horreurs des disparitions collectives sur la psychanalyse. L’horreur ne fait pas lien social, sinon à être méconnue.

Les associations de psychanalyse ont à reconnaître aujourd’hui cela. Ce qui n’avait pas à l’être par Freud, à l’évidence, alors que, par exemple, en 1915, a lieu l’ethnocide des Arméniens... De même Lacan, malgré sa visite à Berlin en 1936 et malgré « Les complexes familiaux »(1938), ne fait pas allusion aux 300.000 stérilisations qui ont eu lieu en Allemagne depuis l’arrivée d’Hitler. Comme beaucoup, Lacan, face à l’histoire de la Shoah, reste relativement muet, comme si le choc était trop frontal avec le Je... Il faudra attendre le cinéma de Lanzmann pour savoir « diriger un courageux regard » [15]frontal, de face, devant «...quelque chose de profondément masqué dans la critique de l’histoire que nous avons vécue. C’est présentifiant les formes les plus monstrueuses et prétendues dépassées de l’holocauste, le drame du nazisme » [16]

(Nous sommes avec Lacan en 1964).

Les phénomènes de société procèdent aujourd’hui de violences nouvelles, autres, associées à celles qui ont toujours existé, inhérentes à la lutte des classes. Mais les violences d’aujourd’hui procèdent de ces jouissances non-soumises au signifiant. Aussi sont-elles facilement récupérées par un parti d’extrême droite par exemple, puisque c’est sa vocation, au point de faire terreur passive, à tenter de nous confisquer le désir de meurtre de façon quotidienne.

Qui nous fait accepter le langage ennemi que nous pourrions nourrir sans même nous en rendre compte. Ainsi l’épisode du pharmacien Jean-Claude Pressac, qui calcule le nombre de cadavres dans les chambres à gaz,

.est du révisionnisme plein pot, malgré l’engouement des médias, par exemple dans Télérama: « c’est trop beau pour être vrai » est-il dit. Un autre exemple de langage ennemi est celui de mettre les victimes en place conforme aux meurtres qui se sont abattues sur elles, alors que les Juifs ne sont pas morts parce qu’ils sont Juifs mais parce qu’ils ont été tués. C’est aux assassins de répondre sur leurs forfaits et non aux victimes ni aux témoins. Ne lâchons pas sur ceci : commencer à céder sur les mots, c’est céder sur les choses et bientôt sur les actes.

A révisionnisme invisible dans la parole, avatar grave du symbolique au niveau collectif, à ce terme trop connoté du politique, et du langage des historiens, j’oppose silenciation ou forclusion construite : la mort y est en place d’objet a. Pourquoi nos maîtres n’ont pu penser l’entame de notre discipline par rapport aux horreurs des disparitions collectives ? Comment inscrire la rupture de l’histoire ? Qu’un rêve n’analyse pas l’histoire, sinon à ce qu’elle soit rompue et dés lors envahit notre intime, suppose que l’inconscient prenne en charge ce qui s’est passé puisque le conscient ne le peut pas.

Comment une névrose vient au monde aujourd’hui s’évoque par exemple dans un débat entre La liste de Schindler de Steven Spielberg et Shoah de Claude Lanzmann. La transmission brisée exige un débat sur fond de non-débat certes, elle exige aussi non pas qu’il y ait une reconstitution des crimes, mais une nouvelle forme – création, énonciation – et non un enchaînement d’énoncés comme si tout était représentable. Le lien entre éthique et esthétique est là affecté, et ne peut être laissé pour compte, car la transmission est une création plutôt qu’une translation de ce qui s’est passé. Non, il faut inventer à chaque fois pour transmettre d’une génération à l’autre, s’entendre en une énonciation, et non un amalgame, un téléscopage, une redite. Les violences du figurable dans la Shoah font en effet partie de notre histoire, et c’est là où, comme symptôme... l’histoire, elle, convoque l’analyste.

Lors d’un entretien avec Françoise Dolto en décembre 1987 à propos de Shoah [17], elle évoque que le terme de génocide n’existerait plus si les déportés avaient été tués au laser...! Que la shoah serait le combat des fourmis rouges contre les fourmis vertes ! Ou encore que « les Juifs »... « que veux-tu, ils ont du père alors que les autres n’en avaient pas ». Cette impossibilité de percevoir que nous sommes traversés par le langage ennemi procéderait de cet injusticiable du crime commis de fait, et risque de faire origine de notre temps.

Origine à évider pour la rendre symbolique, la sortir d’une concrétude telle que les nazis voulaient voir un peuple, le peuple juif, comme origine de l’humain, pour le détruire, alors que chaque peuple, chaque sujet a un bout de réel qui le laisse proxime de cette question.

Jean-Jacques Moscovitz