En Chine, le divan n'est plus un rêve

En Chine, le divan n'est plus un rêve

Par Pierre Haski - Libération du 5 mai 2004

Les psychanalystes, soutenus par des lacaniens français, ont fait naître une école chinoise.

Montagne sacrée d'Emei envoyé spécial

C'était il y a huit ans : Xiao Xiaoxi, une jeune étudiante de l'université de Chengdu, dans le sud-ouest de la Chine, était attirée par la culture française. « On m'a envoyée voir le professeur Huo Datong en me disant qu'il revenait de France, il était entouré d'un voile de mystère. Il m'a proposé de faire une analyse avec lui, à 10 yuans (1 euro) la séance. Je ne savais pas ce qu'était une analyse, mais j'ai accepté, sans savoir où ça me mènerait. »

Âgée de 30 ans, Xiao Xiaoxi est devenue psychanalyste à son tour. Elle a deux patients en analyse, qui se destinent eux-mêmes à suivre sa voie. Et cette jeune femme qui a appris le français pour lire Jacques Lacan traduit en chinois un séminaire du maître... Elle s'apprête à se rendre en France pour approfondir ses études. Avec Xiao Xiaoxi, ils sont huit analystes d'orientation lacanienne regroupés autour de Huo Datong, le « premier psychanalyste chinois », formé en France et revenu avec la ferme intention d'introduire, au pays de Confucius et de Mao, une discipline autrefois bannie et toujours méconnue. S'y ajoutent une vingtaine d'étudiants en cours d'analyse. Ensemble, ils forment le premier cercle de l'école lacanienne en Chine. « Le premier pas a été réussi, le deuxième sera de sortir en direction de la société chinoise », commente Huo Datong, dont le parcours Chengdu-Paris et retour, en passant par la case psychanalyse, a servi de modèle au dernier roman de son ami Dai Sijie, le Complexe de Di (Gallimard).

Routiers. Pour couronner cette première étape, une cinquantaine de psychanalystes européens, principalement français, membres de l'Interassociatif européen de psychanalyse, ont fait le mois dernier le déplacement jusqu'à la montagne sacrée d'Emei, à près de 200 kilomètres de Chengdu, dans la province du Sichuan, pour un « séminaire clinique ». « J’ai voulu former des psychanalystes chinois selon les critères internationaux. Il nous fallait procéder à cette validation de la qualité de notre travail, pour voir si notre démarche satisfait à ces critères », explique Huo Datong.

De vieux routiers de la psychanalyse d'orientation lacanienne ont découvert avec délice une relève de génération inespérée à l'autre bout du monde, faisant de la Chine, qui avait en son temps fasciné Lacan lui-même, une « nouvelle frontière » à conquérir. « La psychanalyse est en crise en France et c'est formidable de voir le témoin repris en Chine », s'enthousiasme l'un des participants parisiens. Éric Didier, un des chefs de file de l'une des « chapelles » lacaniennes en France, a tenu à dire, avant une intervention : « C’est un bonheur de travailler avec nos collègues chinois. » Un autre souligne que «la psychanalyse n'est pas une science exacte. Ce qui se fait ici, c'est de la transmission d’expérience ».

La partie était pourtant loin d'être gagnée. Assis derrière un bureau à la tribune, Qin Wei, un jeune psychanalyste chinois, a des allures de gamin passant un grand oral devant une assemblée de mandarins aux cheveux gris. Ces derniers lui réservent une salve d'applaudissements pour l'encourager. Le jeune Chinois se lance dans la description d'un cas clinique d'une jeune patiente venue le voir à la suite d'un revers amoureux. Pulsions sexuelles, lapsus en mandarin, rêves, transfert, poids des traditions... tout l'attirail psychanalytique y passe, maîtrisé par l'orateur qui suscite un vif débat et même quelques controverses. Nullement intimidés par la présence de grands noms de la psychanalyse parisienne, les jeunes Chinois prennent la parole, interpellent et interrogent, s'attirant des remarques condescendantes des visiteurs étrangers : « Ils ont tout compris... » De fait, pendant ces quatre jours, les Chinois ont montré qu'ils n'avaient pas uniquement bien appris les leçons, mais se les étaient appropriées. Huo Datong a réussi son pari.

Avec la naissance de ce petit groupe chinois, c'est aussi le pari d'un Français qui réussit : Michel Guibal, lui aussi vieux routier de la psychanalyse en France, avait été l'analyste de Huo Datong à Paris dans les années 80. Il a répondu à l'appel de ce dernier lorsqu'il s'est lancé dans son aventure chinoise. Plusieurs fois par an, Guibal fait le voyage de Chengdu et joue les passeurs entre l'expérience lacanienne et la réalité chinoise, ayant fondé l'Association interaction psychanalyse Europe-Chine (Aipec). « Il nous a aidés à réfléchir, souligne Huo Datong. Et grâce à lui, l'élaboration théorique a avancé très vite. Son aide a été précieuse et nécessaire pour une école chinoise. »

Michel Guibal et Huo Datong avaient fixé comme thème au séminaire une vaste question : « Existe-t-il des différences entre l'inconscient chez les Occidentaux et chez les Chinois ?» La plupart des intervenants se sont bien gardés d'y répondre... Datong contourne la question en soulignant qu'il « utilise la singularité de la Chine pour expliquer des choses générales. C'est une opération à double sens : une interprétation psychanalytique de la Chine et une interprétation chinoise de la psychanalyse ». Dans tous les cas, pour lui, «la psychanalyse ne vient pas contre la culture chinoise ».

Matrice. Le « premier psychanalyste chinois » n'a pas peur de l'ampleur de la tâche : « L’interprétation de l'inconscient par les analystes occidentaux a été façonnée par la culture occidentale. Peut-être y en a-t-il une autre, à partir d'une autre approche culturelle ? Peut-être le concept de l'inconscient évoluera-t-il ? ... » Et donc une « école chinoise » qui ne sera pas nécessairement la fidèle copie de sa matrice occidentale...

Il risque fort d'y avoir plus d'une école chinoise. Car, à l'image de la psychanalyse qui s'est déchirée en France à la mort de Lacan, d'autres approches parallèles sont à l'œuvre en Chine. Un autre groupe français, baptisé Psychanalyse en Chine, tenait presque au même moment un autre séminaire, dans la ville de Xi'an, avec une démarche différente : les participants chinois étaient issus de la psychiatrie ou de la psychothérapie existante en Chine, alors que ceux de Chengdu ont choisi de partir de zéro. Au-delà des conflits, la Chine semble prête, après deux décennies de croissance économique rapide et de renaissance d'un individualisme refoulé, à s'allonger sur le divan. « La psychanalyse va nous aider à résoudre les problèmes posés par notre développement accéléré. Nous avons besoin de votre aide », s'est exclamé le président de l'université du Sichuan à l'ouverture du séminaire du mont Emei. Jamais, depuis un demi-siècle, on n'avait entendu pareil cri du cœur d'un officiel communiste chinois.

Pierre Haski