Actualité politique et crise de l'ordre économique et social

Date de publication : Mar 17, 2014 3:36:51 PM

Actualité politique et crise de l'ordre économique et social

Par Emmanuel Brassat

Introduction

La situation de la France contemporaine se trouve à la confluence de plusieurs évolutions générales sur les plans historique, économique et politique. Pour la comprendre, il faut prendre en compte des facteurs généraux comme la fin de la période dite des Trente glorieuses, de 1945 à 1975, les diverses crises économiques importantes qui marquent depuis le début des années soixante-dix le paysage national et international. Ces différentes crises économiques se traduisent de façon générale par des phénomènes de surproduction, d'inflation et de déflation, d'endettement privé et public, de spéculation boursière, d'appauvrissement des salariés et de chômage de masse. Ils sont désormais consécutifs de la nouvelle mondialisation économique qui s'est opérée depuis l'effondrement du système soviétique et l'émergence des pays en voie de développement comme acteurs et puissances influents. Par crise, on désignera donc ici en premier lieu des processus massifs de destruction de la valeur générale produite par l'activité économique et les moyens de production qui engendrent réduction brutale de la valeur des capitaux, faillite des banques et établissements financiers, fermeture d'entreprises, parfois effondrement des monnaies et, pour les personnes, perte de revenu, de travail et de ressources, par voie de conséquence, phénomènes d'appauvrissement et d'exclusion sociale. Dans des sociétés où les processus et les normes économiques font loi, dès que de tels phénomènes se produisent avec ampleur, il y a crise.

Néanmoins, ces phénomènes de dysfonctionnement économique, de déséquilibres profonds dans la répartition des biens matériels et symboliques et dans l'organisation du travail, dans la condition des personnes, n'épuisent nullement le sens et l'usage du mot crise. Si la modernité occidentale a fait de l'homo economicus la réalité prédominante de notre humanité, idéologiquement et socialement, réduisant le sujet humain à une sorte de consommateur-commerçant-producteur d'objets et accumulateur, agissant selon les intérêts de son calcul égoïste, et en cela dit "rationnel", il est certain qu'une autre conception du nous-mêmes de nous-autres est possible. La réduction drastique de la politique et de la civilisation au diktat de l'économie, aux lois de la propriété des biens et du commerce, ainsi qu'à celle de la valeur abstraite de l'argent, au calcul économique, est bien évidemment un fait historique et social, nullement un ordre naturel, comme l'a montré après K. Marx, l'anthropologue et économiste hongrois K. Polanyi. En ce sens, la crise de l'économie ne devrait pas faire loi pour nous, mais plutôt comme l'enjeu d'en sortir, de s'en sortir. Il faudrait pouvoir en finir avec le paradigme de la crise économique et de l'économie comme la loi du monde humain. Il faudrait pouvoir considérer la crise non pas comme le seul réel prédominant, mais comme l'impossibilité de faire de l'économie l'idéal régulateur de la condition humaine. Ce en quoi la crise économique présentée comme problème majeur agirait comme un fait-écran qui écarterait et dissimulerait la matière de la vérité, l'impossible satisfaction que procure ou ne procure pas la propriété de l'argent et des biens, et la nécessité de penser tout autrement l'existence sociale et humaine. Le constat de crise, d'une crise de la crise, ou encore d'une mise en crise du sens de la crise, exprimerait le refus d'une réduction du rationnel à l'économique, donc également d'une réduction du sujet humain à la seule rationalité de la raison objective, qu'elle se nomme capital, consommation, productivité, marché. Néanmoins, il y a là un cercle vicieux, le réel de la chose économique, le réel des rapports d'objet qui tisse l'échange social, ses fonctionnements et dysfonctionnements, sa dimension d'aliénation à la marchandise, au profit et au salariat, font partie de notre être social actuel et des processus individuels et collectifs qui l'agencent. Il faut donc bien prendre en compte de tels processus dans leur objectivité spécifique, y compris si l'on souhaite en abolir l'usage comme des principes d'interprétation et d'organisation du politique et de la vie sociale. Certes, une autre attitude serait de n'en point parler et de se situer résolument en dehors d'eux, mais cela ne supprimerait pas pour autant toutes ces choses factuelles que sont : marchés, monnaies, héritages, salaires, prix, crédits, emprunts, retraites, dettes, obligations, droits de propriété, actions, capitalisations, transactions, rentes, marchandises, prix, coûts, etc. Je n'en ferai pas le catalogue.

Indépendamment de quoi, le mot crise provient du latin crisis, qui désigne la phase décisive d'une maladie, ou bien du grec krisis, la décision, le jugement. Une crise est une manifestation violente, un moment critique qui appelle à décision. Il y a par ailleurs des processus de crise de la rationalité occidentale et de la légitimité des institutions politiques et scientifiques qui, dans leur ligne profonde, travaillent la culture commune des nations industrielles, cela depuis la première guerre mondiale et après, comme ont pu le soutenir les philosophes et sociologues de l'École de Francfort : Adorno, Horkheimer, Fromm, Marcuse, Habermas. Par crise on entendra donc aussi la déperdition du sens de croyances et d'idéaux communs, d'un imaginaire social commun, leur défaut de validité, ainsi que l'incertitude qu'elle provoque sur les plans social, juridique, culturel et politique, menaçant de ce fait les continuités institutionnelles, provoquant des dégradations et des violences et appelant à des transformations philosophiques, politiques et sociales. L'aggravation des conditions matérielles d'existence, du fait des processus de crise économique, a pour conséquences d'actualiser et de raviver le constat d'une certaine impuissance de la rationalité démocratique à garantir et conserver droits et libertés pour tous, le trouble de sens qu'elle recèle, le malaise qu'elle engendre dans la civilisation, si l'on se réfère aux analyses psycho-sociales de Freud. Elle entraîne différents rejets des institutions politiques et une perte partielle de crédibilité de l'État parlementaire, donc de démocraties libérales qui s'avèrent peu capables de maintenir l'unité sociale, le sens commun de l'existence sociale, ou lien social pour parler comme le sociologue E. Durkheim, plus notamment parce qu'elles ne garantissent plus suffisamment les droits sociaux et économiques de tous. Il y a là un certain réel.

Ce en quoi la situation actuelle n'est pas sans présenter des signes de ressemblance et des similitudes avec celle des années trente du vingtième siècle, sans qu'on puisse pour autant véritablement les confondre. Une des différences majeures est qu'il existe désormais des instruments théoriques et pratiques, scientifiques et politiques, d'analyse, de prévision, de gestion, de décision, de concertation entre acteurs et de régulation des processus économiques qui permettent de gérer les crises et les dysfonctionnements en évitant des ruptures dans les équilibres beaucoup plus catastrophiques. Ainsi, s'il y a eu plusieurs récessions depuis 1972, il n'y a pas eu de dépression comme en 1929. De plus, entre les moments de crise, de chute de l'activité et de la richesse comptable produite et accumulée, il faut observer des périodes de reprise que les économistes évaluent désormais en cycles de mois. Il n'y a donc pas que des crises majeures, du type d'un effondrement, comme en 2008, mais une alternance de cycles courts de récession et de croissance pensés comme des fluctuations et non pas comme des contradictions structurelles. De sorte qu'on peut soutenir qu'aujourd'hui, très paradoxalement, les crises économiques sont elles-mêmes des moments de régulation des dysfonctionnements du capitalisme pour en rétablir la fonctionnalité, du fait d'une certaine connaissance de l'économie capitaliste par elle-même. Une telle hypothèse n'est pas marxiste, puisque pour un marxiste le capitalisme est en crise du fait de ses contradictions structurelles et ne peut pas les résoudre.

Par ailleurs, parler de crise renvoie à des analyses plus générales de l'état de la société dans son ensemble qui convoquent des éléments historiques, économiques, politiques, culturels, sociaux, et ne saurait se réduire à une complaisance du jugement avec une vision névrotique ou dépressive du vécu individuel et social, avec une affectivité collective. Il est vrai que soutenir qu'il y ait crise peut renvoyer à la croyance en une métaphysique de la stabilité, de la conservation de l'ordre physique ou social dont la condition humaine ou la subjectivité individuelle ne sont pas le lieu du fait de sa division intrinsèque que marque le réel de l'inconscient et de ses tensions pulsionnelles marquées par la mort, la temporalité, les privations, l'ambivalence des affects et des sentiments et la finitude. Néanmoins, le caractère de stabilité institutionnelle protectrice des rapports sociaux ou de conciliation entre les personnes dans l'ensemble politique, ou encore la possibilité d'une paix civile et d'une existence digne pour chacun dans la vie sociale, ou la préservation des libertés démocratiques et des droits fondamentaux de la personne humaine, restent des axes capitaux de l'existence commune sans lesquels il ne saurait y avoir d'être-ensemble et de politique démocratique. Parler de crise en ce sens, c'est non seulement faire le constat d'une insatisfaction générale et de déséquilibres dont les causes sont des enjeux de liberté, d'émancipation et de justice, voire qui contribuent par leur évolution et orientation à leur dégradation ou déperdition. Plus concrètement, il s'agit de la préservation des libertés et des droits.

Notre étude comportera cinq parties. Dans la première nous rappellerons les différentes phases de la crise du champ économique et son évolution, plutôt celle des différentes crises économiques qui ont marqué l'économie mondiale depuis 1972. Dans la seconde, nous analyserons la modification actuelle des référents idéologiques qui définissent le champ politique. Dans la troisième, nous étudierons les axes d'opposition structuraux ou le réseau des analyseurs du champ politique et de ses idéaux. Dans la quatrième, nous nous pencherons sur la nature en France de l'actuelle extrême-droite et sur ces phénomènes d'opinion que sont aujourd'hui le populisme, la xénophobie et l'antisémitisme. Dans la cinquième, nous envisagerons la transformation actuellement à l'œuvre dans la définition du champ politique commun. En matière de conclusion, nous poserons sept questions paraissant nécessaires quant à toute interrogation axiologique du champ politique et de son sens à venir.

1/ La fin de la croissance et la succession des crises dans le champ économique.

La période d'instabilité économique mondiale commence en 1972 avec l’effondrement du système monétaire hérité de l‘après-guerre, des fameux accords de Bretton Woods, déjà miné par l’endettement, la surproduction, l’inflation et la spéculation monétaire. Ils avaient fait du dollar la monnaie internationale de référence, garante de la valeur des capitaux et des échanges internationaux. En 1973, se produit le premier des crash boursiers internationaux. En 1974, c’est la crise du pétrole liée à un début de renchérissement du prix des matières premières énergétiques qui ne cessera plus et à l’instabilité monétaire générale. Il s’ensuit une première phase de récession mondiale qui dure jusqu’en 1975. Les revenus boursiers chutent de moins 40% durant 25 mois. De 1978 à 1980, à la suite des États Unis, les gouvernements et les banques se livrent à un début d’accentuation des politiques spéculatives. Pour financer les déficits publics, des États comme celui des USA, le moteur mondial de l’économie, augmentent les taux d’intérêts pour attirer les capitaux internationaux, freiner l’investissement industriel et laissent libre cours à la spéculation boursière.

En 1980, c’est véritablement la fin d’un horizon de « croissance » expansive, une seconde récession se produit. Par croissance, on entendra une augmentation globale de la productivité du travail et donc de la quantité de richesse ou de valeur générale produite par l'activité et se traduisant par une augmentation de la valeur des capitaux accumulés et de la rétribution du travail salarié. Cette récession, ou interruption de croissance, fait notamment apparaître le caractère excessif de l’endettement des pays d’Amérique du sud. Elle est caractérisée par une crise de surproduction mondiale désormais pérennisée, par une inflation considérable menaçant d’être incontrôlable et par un niveau d’endettement déjà important des États. La conséquence en est que le passage à l’économie financière spéculative va s’accentuer lourdement, à l’initiative du gouvernement américain qui développe à la fois l’endettement de l’État et la spéculation financière comme seule source d’augmentation des capitaux et du revenu de ces derniers. Cela se fait grâce à la suppression progressive des mesures de régulation des marchés financiers dont certaines d'entre elles datent de la crise de 1929. Le gouvernement américain se lance alors également dans une politique de dépenses militaires coûteuses qui débouchera sur la production peu à peu de nouveaux conflits armés dans le monde dont la guerre en Irak de 2012 sera le point d'apogée.

Un certain nombre de processus économiques consécutifs aux politiques menées se produisent alors, très largement favorisés par les théories néolibérales et monétaristes. Par les mécanismes de l’endettement, l’inflation est transférée dans les pays dits émergents, c’est-à-dire vers les petits États industriels du Tiers-monde qui, à la recherche de capitaux et/ou d’investissement lucratifs, s’endettent à leur tour massivement pour investir dans les puissances économiques dominantes. Pour compenser la surproduction et la menace de déflation qu’elle entraîne, de chute des prix, on assiste à des politiques

de réduction massive de la production industrielle et à la destruction de l’emploi et des industries du secondaire dans les pays développés. Commencent alors les phénomènes de concentration industrielle et de licenciements massifs. Les conséquences en sont une baisse générale de la consommation et une paupérisation partielle des classes populaires. S’assurant d’une baisse du prix des matières premières, remboursant leurs dettes avec des dettes nouvelles, les puissances économiques, à la suite des États Unis à partir de 1983, vont se lancer dans une fuite en avant dans l’économie financière spéculative. C’est ce que feront alors également les banques françaises nouvellement nationalisées des différents gouvernements sociaux-démocrates de F. Mitterrand. La déconfiture de la banque française du Crédit Lyonnais en sera, dix ans plus tard, un exemple des plus frappants.

Durant ces années se produisent une série de phénomènes de restructuration mondiale de l’économie industrielle : transfert partiel du capital industriel vers les pays dits sous-développés ou délocalisations, développement d’un prolétariat précaire et sous-payé dans ceux-ci, chômage de masse dans les pays industrialisés, développement selon des méthodes industrielles des services et des média, informatisation de l’organisation productive, réorganisation de la structure du travail et de l’entreprise grâce à des modèles modernistes (fondés sur le projet, le fonctionnement horizontal et l’autocontrôle de la productivité), flexibilité et précarisation de l’emploi y compris chez les cadres. Elles s'accompagnent, à l'initiative des États, de politiques drastiques de contrôle de la monnaie pour éviter l'inflation, d'un blocage de l'augmentation des salaires et des pensions, d'une augmentation de la durée du travail, d'une extension de la liberté accordée au capitalisme financier et d'un développement des pratiques de crédit privé, de limitation des dépenses des États par la réduction et la privatisation des services publics, et la suppression d'emplois de fonctionnaires, d'une réduction des impôt sur les revenus du capital financier et industriel et, de manière générale, d'une diminution générale des droits sociaux dont les coûts sont peu à peu transférés sur les personnes privées.

Et à partir de 1983, cette transformation relance partiellement les profits du capital industriel et financier, et il y a effectivement une reprise de la croissance durant environ cinq années, mais pas suffisamment de la consommation, la surproduction ne pouvant être jugulée au niveau mondial, ne serait-ce que du fait de la pauvreté des travailleurs salariés des pays autrefois sous-développés et de la réduction nouvelle du pouvoir d'achat des salariés dans les grandes nations industrielles.

En 1987, une deuxième vague de crise se produit donc. Elle commence par un second crash boursier. Le revenu boursier chute de moins 33%. Une troisième récession va avoir lieu, l’informatisation des sociétés n’ayant pu compenser, en termes de développement, la chute et la destruction des industries lourdes et de l’agriculture. Une crise financière profonde se produit au Japon et le dollar chute, perdant massivement de sa valeur. Quand on sait que la plus grande masse des capitaux circulant dans le monde sont exprimés en dollars et que cette monnaie est celle principale dans laquelle se font les échanges internationaux, on peut imaginer les conséquences générale d’une telle déperdition de la valeur de la monnaie américaine. Les banques et l’économie japonaise mettront 10 ans à se remettre de cet effondrement. Aux Usa, la crise se prolonge avec la faillite en 1988 des caisses d’épargne et, en 1989, a lieu un autre crash boursier qui conduit à la suspension des cotations boursières. En 1990, les États Unis entrent en récession jusqu’en 1993. En 1992, le système monétaire européen, attaqué par d’importantes opérations spéculatives, entre à son tour en crise, la valeur et la stabilité des monnaies n’étant plus du tout garantie. Cela va précipiter les accords pour la création d’une monnaie européenne unique pouvant jouer un rôle alternatif à celui du dollar. De 1990 à 1993, la société américaine se trouve à son tour plongée dans un processus de restructuration industrielle massive qui voit disparaître des pans entiers de son industrie, donc autant d’emplois. Par ailleurs, partout la productivité est augmentée et les salaires bloqués, dégradant les conditions de travail. Le gouvernement des Usa abaisse les taux d’intérêts afin de favoriser l’endettement et le crédit.

En 1994, c’est le retour de la croissance. Le gouvernement américain rehausse donc les taux d’intérêts, afin de réguler la production, ce qui a pour conséquences de provoquer un crash du marché des obligations et donc de nombreuses faillites. La même année, l’État mexicain et sa monnaie sont à leur tour au bord de la faillite et seulement renfloués grâce à une aide monétaire américaine massive.

En 1996, un processus mondial de déflation, de chute des prix, se produit, entraînant une baisse générale des profits dans le monde. Il se trouve renforcé par la politique de monnaie forte, dite monétariste, qui a pour but d’empêcher une inflation trop forte et la surproduction. Mais ce faisant, elle empêche l’investissement par l’État, le crédit public aux banques et aux entreprises, l’augmentation des salaires et la consommation et détruit l’emploi. En 1997, une crise financière grave a lieu en Asie du sud-est. Elle est due à la surproduction commerciale, au surinvestissement, ainsi qu’à la spéculation financière qui s’est produite en Asie de 1990 à 1997. En 1998, la déperdition de la monnaie russe du fait de l’endettement de l’État et du sous-développement industriel et commercial de ce pays, fait entrer l’économie russe à son tour dans la crise, menaçant l’ensemble des investissements et capitaux internationaux qui s’y sont déployés. En 2001, on assiste à l’éclatement de la bulle financière de la nouvelle économie, liée à une cotation boursière spéculative excessive de l’ensemble des entreprises informatiques, donc à un crash boursier international partiel. De 1999 à 2003, les revenus boursiers chutent de 31% durant 35 mois.

De 2003 à 2007, on assiste à une nouvelle période de croissance légère de l’économie et de stabilisation apparente de la situation mondiale, alors qu’aucun des problèmes fondamentaux qui mettent en danger l’équilibre général n’a été résolu. Durant ces années, la Chine joue un rôle nodal moteur, du fait de son absorption à bas prix de l’activité industrielle et de son rachat massif de la dette américaine sous forme d’obligations et de bons du trésor. La spéculation et l’endettement repartent alors aussitôt de plus belle, touchant les États, les établissements financiers et, cette fois, massivement aussi les particuliers. Mais ni la Chine où la pauvreté est restée massive, ni les pays dits émergents à la fois pauvres et concurrents, ne laissent se développer de nouveaux marchés qui pourraient résoudre la crise de surproduction généralisée qui touche l’ensemble du monde industriel.

En 2008, se produit donc le cinquième crash boursier depuis 1973. Comme autrefois, il a été accompagné d’un renchérissement excessif du prix des matières premières et des ressources énergétiques, dus à la fois à la spéculation volontaire et à la raréfaction et d’une baisse de la demande de consommation des biens industriels. Dans le cas des denrées alimentaires de base, le renchérissement et la raréfaction sont dus au contrôle restrictif de la production et des bénéfices du marché agricole par les industries agroalimentaires et les États économiquement développés. Ils ont tous deux empêché le développement d’une agriculture populaire indépendante modernisée dans les pays du Tiers-monde, avec l’appui de la grande propriété terrienne quand elle y existait. Cette crise est d’abord celle de la spéculation financière mondiale qui s’est substituée, dans la recherche du profit, à la croissance des capacités réelles de l’économie industrielle et à la satisfaction des besoins réels, du fait de l’engorgement des marchés de la consommation.

Avant cette succession de crises économiques, les pays industrialisés ont vécu une période de croissance à peu près ininterrompue de 1945 à 1972, ayant donné lieu à une amélioration générale des conditions de vie du plus grand nombre, cela du fait de l'augmentation des salaires et de la promulgation de droits sociaux financés par l'impôt : retraites, allocations diverses, gratuité de la santé et de l'éducation, développement de l'emploi public et des services sociaux. La croissance ayant permis de financer ces politiques de redistribution de la richesse et d'amélioration des conditions de la vie sociale qui font le sens de ce qui s'appelle l'État-providence. Or l'affaiblissement des politiques de développement des droits sociaux, voire leur suppression, tend à défaire l'unité politique de la société, à délégitimer l'autorité de l'État et des institutions publiques dans leur ensemble, car il ne saurait y avoir de droits civiques et de libertés civiles sans préservation des droits sociaux ou sans l'existence de droits économiques. De sorte qu'on peut envisager au delà des processus économiques, comme l'a montré le philosophe J. Habermas, à la fois une crise de la rationalité générale comme capable de répondre aux problèmes culturels et économiques des sociétés dans leur ensemble et une crise de légitimité des formes politiques et de leurs dirigeants. De sorte que ce n 'est plus seulement la critique de la représentation politique qui est ici en jeu, de l'État parlementaire, mais aussi l'effondrement de l'espace public, c'est-à-dire d'un lieu rationnel d'expression, de discussion et de conciliation propre à la société civile et garant des libertés communes. L'absence de celui-ci est aujourd'hui recouverte par les média de communication de masse, la publicité commerciale et la gestion politicienne de l'opinion qui organisent ensemble un semblant de sens commun, d'espace démocratique et de débat public. L'apparition d'Internet et des réseaux sociaux qu'il occasionne ayant permis durant un temps très bref de rompre avec cette hégémonie, mais sans que cela ait eu de conséquences politiques majeures, si ce n'est une nouvelle extension du champ publicitaire et commercial ainsi que celui des techniques de surveillance politique et policière. Certes l'affaire n'est pas close, de nombreuses possibilités restent encore ouvertes sur ce terrain, mais les conditions de la maîtrise des moyens de communication informatique sont aujourd'hui telles qu'elles nécessitent de gros moyens techniques et financiers, voire juridique, que ne peuvent plus développer des particuliers, ce qui limite l'initiative. L'idéal d'une démocratie participative fondée sur l'usage d'Internet, sur des connections interactives en réseau, semble s'être dissipé.

Dans ce contexte, la crise financière de 2008 apparaît paradoxalement à la fois comme un effondrement spectaculaire partiel du capitalisme et/ou une phase nouvelle cynique de sa régulation, y compris par une sorte d'articulation dynamique de ses crises et désordres. On peut déceler dans les orientations politiques et économiques adoptées par les pouvoirs une logique de gestion du chaos comme principe organisateur systémique tel qu'elle fut théorisée par certains économistes dès les années soixante, comme le rappelait N. Klein dans son analyse historique des politiques néolibérales. Néanmoins, en 2008, l'économie mondiale a failli effectivement faire faillite du fait d'un effondrement des valeurs financières sur le marché des capitaux. Quand tous les acteurs du marché financier veulent simultanément récupérer fonds et valeurs en se débarrassant de leurs titres et actions, celui-ci s'effondre par une sorte de défaut de paiement. Crise désigne donc en ce sens, non pas une situation morale et affective collective, une "dépression collective", mais un déséquilibre ou dysfonctionnement de l'activité économique qui produit une raréfaction des ressources matérielles pour le plus grand nombre, une destruction d'activité et une déperdition du volume des capitaux et de leur valorisation. Cependant de telles crises réitérées ne conduisent pas les dirigeants et bénéficiaires du capitalisme à remettre en cause les structures juridiques et économiques de celui-ci. Rappelons qu'elles sont dans leurs traits principaux : la propriété privée des capitaux et des entreprises, la libre concurrence entre capitaux et entreprises, le financement de l'activité par le crédit, la rétribution du travail par le salariat, l'accumulation et la concentration des capitaux, la généralisation de l'extension ad libitum des marchés et de la consommation des biens comme principe universel de tout échange social. A quoi il faut ajouter l'instrumentalisation de l'État par le capital en tant que créateur d'infrastructures, source de financement des capitaux et organisateur des marchés nationaux, ce que les néolibéraux la plupart du temps dissimulent laissant croire que les marchés existeraient et fonctionneraient d'eux-mêmes. La spécificité actuelle de l'orientation néolibérale étant que les organes politiques de régulation de l'économie se sont institutionnellement dissociés des organes politiques représentatifs et décisionnels de l'État. D'où l'indépendance des banques centrales garantes de la monnaie sur le pouvoir exécutif et ses politiques budgétaires.

Par ailleurs, et sans voir là une taxonomie antagoniste définitive des groupes sociaux, on peut distinguer avec l'économiste libéral anglais Keynes en toute objectivité, une "classe des affaires", une "classe des investisseurs" et la "classe de ceux qui gagnent leur vie", c'est-à-dire la grande masse des salariés. Ces trois groupes n'ayant pas dans les rapports de production, d'échange et de consommation des biens produits et de bénéfice de la valeur dégagée par l'activité économique, la même position et donc les mêmes intérêts. Cette différence des intérêts sépare les groupes sociaux les uns des autres et les oppose. Pour ma part, j'ai l'habitude de distinguer, sans aucun jugement de valeur en cela, le salarié qui ne peut vivre que de son travail et n'a pas de pouvoir sur son revenu, ou prolétariat, les professions qui peuvent augmenter leur revenu par leur travail, ou petite bourgeoisie, et ceux qui peuvent créer de l'emploi et du revenu par leurs investissements, ou bourgeoisie. On peut aussi opposer la classe des propriétaires de capitaux, des entrepreneurs et des administrateurs, qu'on dira dominante, à celle dite fondamentale des travailleurs indépendants, des salariés du privé et des fonctionnaires, comme le fait J. Bidet. On remarquera pour cela que le bénéfice excessif de certains, du fait d'une concentration fortement exclusive et inégalitaire de l'allocation des richesses, n'entraine pas nécessairement la satisfaction matérielle de tous, ni la garantie du maintien de conditions décentes d'existence pour le plus grand nombre. Souvenez-vous du fait que la valeur des actions augmente quand les entreprises suppriment du travail salarié. C'est là contredire l'adage économique libéral qui affirme que les profits d'aujourd'hui sont les emplois de demain. Car il n'y a pas de corrélation nécessaire entre l'augmentation du revenu des capitaux et le développement du travail salarié. Ainsi actuellement, s'il y a mondialement un léger retour de croissance, il n'y a pas pour autant de création significative d'emploi salarié, souvent seulement des restructurations du marché de l'emploi. L'Europe étant par ailleurs dans une situation de privation de croissance ou de récession pour de multiples raisons qui sont, en se soumettant aux arcanes communs de la logique économique : le déficit budgétaire, l'endettement des États, l'absence d'investissement dans les entreprises, la précarité de l'emploi, la stagnation des salaires, la faible consommation, l'absence de politique économique commune de l'UE, le chômage structurel, la réduction de l'activité industrielle. Il faudrait d'ailleurs commenter chacune d'entre elles et montrer qu'elles appellent des interprétations souvent contradictoires selon le type de doctrine économique à laquelle on se réfère. Les faits économiques ne sont jamais indépendants des principes politiques qui en organisent l'analyse.

2/ Une modification des référents du champ politique.

Pour saisir les déterminants de l'actualité, il faut ajouter aux données économiques le constat d'une transformation significative du contexte des conceptions politiques. A une configuration philosophico-politique dominée depuis 1945 en Europe occidentale par l'opposition tranchée d'un marxisme et communisme radical à une visée social-démocrate keynésienne et réformiste ou républicaine sociale, s'est substituée l'hégémonie théorique et pratique du seul libéralisme dans ses différentes variantes. Cela depuis une trentaine d'années, c'est-à-dire depuis les années quatre-vingt du siècle précédent. Ce libéralisme, souvent hybride, peut être ainsi de type : néolibéral, néoconservateur, libéral-bonapartiste, libéral-social, libertarien. Le libéralisme a une triple nature, il est à la fois une conception de la réalité sociale et de son analyse, un ensemble d'orientations politiques et une visée économique. Épistémologiquement, toutes les conceptions libérales ont en commun de privilégier la réalité individuelle et le libre-jeu des volontés particulières dans leur pouvoir de choix comme source primordiale d'explication et de compréhension de la vie sociale. Elles le font en s'opposant à des explications fondées au contraire sur l'analyse des phénomènes et facteurs d'ordre structuraux, ou bien sur les logiques de conflit entre groupes sociaux d'intérêts divergents et inégaux matériellement entre eux sur le plan des ressources et des pouvoirs. Pour la pensée libérale, la réalité première est toujours l'existence individuelle comme liberté naturelle. Il en découle que la protection des libertés est le principe premier du politique, y compris contre l'État. Par ailleurs, les libéraux font de la réalité économique l'expression spontanée de la recherche individuelle de la satisfaction comme jouissance de son bien, des biens. En ce sens, il n'y a de légitime pour un libéral qu'un pouvoir politique réduit à ses fonctions régaliennes de défense de la sécurité, de la propriété, de maintien des lois, et n'ayant aucunement le droit d'agir à l'encontre des libertés individuelles, cela y compris quand des exigences de droit social ou économique imposeraient une intervention politique de l'État sur l'ensemble social. Ce en quoi l'intérêt général ne peut jamais apparaître autrement que comme la satisfaction de l'ensemble des intérêts privés, ce qui le plus souvent se réduit à agir pour les possédants et les dominants, puisque leur possession des instruments du pouvoir économique, sociopolitique et culturel, en fait le groupe social le plus influent. Par ailleurs, on appelle néolibéralisme, une conception de la politique et de la société qui réduit tout rapport social et toute décision politique à des normes économiques.

Ainsi, à la critique plus ou moins radicale de l'État démocratique-libéral fondé sur les libertés individuelles de droit, ou État constitutionnel parlementaire, s'est substituée une sorte de consensus, qu'on dira plutôt pauvre, autour de la forme dite désormais "démocratique" ou "républicaine" de la société. Mais peu interrogée se montre aujourd'hui la différence qui existe pourtant entre un usage idéal-typique de ces termes et l'analyse des régimes politiques qui s'en revendiquent ou prétendent l'incarner. Par exemple, il y a en France une sorte d'incantation commune en la défense de la forme républicaine de l'État qui fait le plus souvent silence sur le caractère assez peu démocratique de sa réalité fonctionnelle et institutionnelle : régime présidentiel, concentration excessive des pouvoirs, absence de séparation entre ceux-ci, faiblesse du rôle du parlement, insuffisance de représentation de la société civile, absence de contre-pouvoirs, cumul des mandats, lois liberticides, partis dominants, etc. En réalité, cette forme démocratique revendiquée dans le discours, apparaît le plus souvent dépourvue de tout contenu politique sérieux autre que celui de la perpétuation et de la gestion de l'ordre social en l'état, de sa régulation et homogénéisation selon les lois d'une économie capitaliste devenue le seul et unique modèle sociétal. De sorte qu'il s'agit bien plus, dans les politiques menées par les partis institutionnels, d'équilibrer de façon fonctionnelle par le moyen de l'État les contradictions sociales d'une économie capitaliste reposant sur la croissance du capital privé, la concurrence, le crédit et le salariat, la consommation de masse, que de proposer des politiques alternatives à celle-ci. On parlera ainsi de "compétitivité économique à rétablir", du "coût excessif du travail", de "déficit budgétaire à résorber", comme si tout cela ne relevait pas de conceptions normatives imposées par des mécanismes plus généraux de l'économie capitaliste dans lesquels opèrent des contradictions et des rapports de force liés à des différence d'intérêts et de pouvoir. Par exemple, vouloir diminuer le "coût du travail" signifie toujours augmenter la rente des capitaux et abaisser le niveau de vie des employés en les rétribuant moins. L'opinion la plus partagée, dans les classes dirigeantes et possédantes, étant que le capitalisme, désigné comme une économie de marché, bien qu'il ne le soit plus, est la forme la plus adéquate d'organisation de l'économie en tant que source des normes sociales. Rappelons, en se référant ici à F. Braudel, que l'économie de marché en son sens propre, fut celle des foires urbaines de la fin du Moyen-âge et nullement celle du capitalisme industriel et bancaire du XIXe siècle dont H. de Balzac fut le premier écrivain à décrire l'émergence. Aujourd'hui, le libéralisme politique se confond désormais avec le néolibéralisme ou libéralisme économique, effaçant leurs différences. Ce qui, de facto, contribue à une perte de sens des institutions sociales et politiques en tant que représentantes d'un intérêt général public qui serait situé au delà des particuliers et des intérêts privés, de l'existence d'un espace public d'ordre politique et non réductible à l'économie, autrement dit à la jouissance de la personne privée comme propriétaire-consommateur. Par ailleurs, par bien des aspects, la société française se montre pour des raisons historiques spécifiques, inadaptée à la fois par rapport aux évolutions actuelles du capitalisme mondialisé qu'elle subit et également sans grande autonomie politique que ce soit pour le contrecarrer ou s'ajuster à ses conséquences. La France a été depuis les années cinquante une sorte de capitalisme d'État, ou bureaucratique, s'appuyant sur un consensus politique obtenu par l'extension des droits sociaux. La remise en cause de ce "modèle français" à la fois du fait de la crise économique générale et par le néolibéralisme dominant déstabilise toute la société, y compris les élites sociales.

Il en découle une relative instabilité du sens politique sur le plan des idées et des orientations qui fait resurgir de façon accusée une scène historique politique précédente. Il s'agit de celle des années trente du XXe siècle qui avait précédé les Trente glorieuses, de la période temporelle qui sépare la guerre de 1914 de celle de 1939. Sa résurgence est due au caractère en partie similaire de notre situation économique avec celle de ces années également de crise économique et sociale qui succèdent au crash financier non endigué de 1929, à la différence de celui de 2008, et qui déboucheront sur la montée en puissance des régimes fascistes, sur le nazisme et le second conflit mondial. Cette scène précède et détermine négativement le fond historique et politique commun qui est né lors de la destruction du nazisme, puis de la fin du colonialisme, et favorable à l'extension des libertés civiles, des droits sociaux et des droits politiques, mais aussi de la liberté de marché. Dans une formulation hégélienne du temps historique, si la paix relative des Trente glorieuses, dans laquelle se sera forgée l'unité européenne, a été la négation des formes politiques destructrices et criminelles, totalitaires, donc la négation d'une négation, la fin de celles-ci, leur relatif épuisement actuel apparaît comme un retour de ce qui avait été refoulé ou endigué sur le plan politique et qu'elles avaient nié pour se constituer. Dans son noyau philosophique et politique, le fond politique commun des Trente glorieuses ou consensus de la Libération, reposait, depuis 1948, sur la reconnaissance universelle de la notion juridique de crime contre l'humanité, sur la généralisation des droits fondamentaux de la personne humaine, sur l'institutionnalisation des droits sociaux et sur une conception démocratique et pluraliste de l'ordre social dépendant de la séparation des pouvoirs et de la représentation parlementaire. Un tel fond de référence, admis par la plupart des nations industrielles, opérait de façon normative dans les représentations politiques communes indépendamment des clivages entre marxistes et libéraux, entre révolutionnaires et réformistes, entre droite conservatrice et gauche progressiste, et par delà également l'opposition du capitalisme occidental et de l'Union soviétique. Il n'impliquait pas la disparition de tout antisémitisme et racisme dans l'opinion, ceux-ci étant inscrits de façon ancienne dans la culture européenne, mais leur condamnation nécessaire comme condition du renouveau démocratique en Occident, cela au nom de la préservation des droits fondamentaux de la personne humaine et de la dénonciation des camps d'extermination. Or les années de crise économique et sociale, ainsi que la mondialisation, ont provoqué une rupture de cette disposition, reliée par ailleurs intrinsèquement aux formes historiques de l'hégémonie des États occidentaux et aux catastrophes qu'elle avait provoquées depuis 1914. Et bien qu'il soit difficile et déplaisant de le soutenir, il semblerait que ce fond de référence, relativement consensuel en Europe dans tous les courants politiques et groupes sociaux, à l'exclusion des différentes extrêmes-droites, ne soit plus assuré, voire qu'il soit rompu. La rhétorique politicienne de la dénonciation des "extrêmes" ne me paraissant pas indicative d'une conservation éthique et politique de ce fond, puisqu'elle n'interdit nullement les déclarations ambivalentes chez les hommes politiques.

On assiste ainsi à une résurgence diversifiée de formes idéologiques de nature xénophobe, raciste, antisémite, nationaliste, néofasciste, croisées avec une dénonciation du libéralisme économique et du capitalisme, voire à l'affirmation de valeurs antidémocratiques et à des affirmations communautaires et ethniques de nature plus identitaires que politiques, qui viennent rompre avec le fond juridique universaliste ou le fragmente en particularismes. On observera que depuis maintenant trente ans, ces résurgences traversent l'ensemble de la société et des milieux, quelle qu'en soit l'expression. Dès 1973, le psychanalyste J. Lacan avait annoncé le retour prochain du racisme et de la religion. Mais une telle résurgence se produit dans un contexte historique sans précédent, marqué par des transformations profondes en gestation de la condition humaine et sociale toute entière et qui nous déterritorialisent et configurent comme une révolution technologique et culturelle : accroissement du rôle du travail intellectuel dans la productivité, informatisation du travail et de la communication, génie génétique, développement de la robotique, technologies d'intelligence artificielle et biotechnologies, généralisation des processus de surveillance et de contrôle informatisés, financiarisation de l'économie, internationalisation inclusive des processus économiques, menaces pour l'environnement, augmentation massive de la population mondiale, migrations massives, interpénétration des événements, des peuples et des cultures, omniprésence des média et de la culture de masse qu'ils diffusent. Un tel ensemble de phénomènes, nous en mesurons encore assez peu les conséquences à venir dans leur actuelle conjonction. Ils s'accompagnent par ailleurs de processus sociaux complexes et paradoxaux qui sont à la fois, d'une part, ceux d'un appauvrissement et d'une insécurité sociale croissants et, d'autre part, d'enrichissement et de progrès massifs, mais très inégalement distribués entre les peuples et dans les différentes formations sociales. Ils donnent lieu de plus à des évolutions autoritaires des États de droit, remettant en cause droits civils et politiques pour leur substituer politiques sécuritaires et gestion des populations, désormais sans prise en compte du réel des personnes, sans véritable reconnaissance de la subjectivation individuelle comme singularité irréductible à des dispositifs de gestion de l'activité. Car si le sujet humain individuel possède une reconnaissance effective en droit, sa singularité ne lui est reconnue que comme une réalité contingente et arbitraire qui n'a pas en tant que telle à relever d'un sens commun, si ce n'est à s'intégrer à une catégorie sociale particulière : handicapé mental, minorité sexuelle, profession, victime spécifique, clientèle, usager type, etc. Elle est donc indifférente à l'état social, ce qui revient à la nier.

On assiste donc à des mutations générales importantes des conditions d'existence des êtres humains. Les interprétations générales de ces évolutions ne sont pas du tout identiques. Un philosophe italien comme G. Agamben a pu parler à ce propos d'une extension de l'état d'exception. Il s'agit selon lui d'un usage, étendu à la forme politique toute entière et situé hors du droit, de l'arbitraire des fonctions et pouvoirs de police détenus par l'autorité, cela dans l'affirmation imposée d'un souci de sécurité générale ou de contrôle des populations. D'un tout autre point de vue, selon cette fois les hypothèses du sociologue français A. Touraine, très éloignées de celles de G. Agamben, la rupture est d'une autre nature. Il affirme que si les sociétés traditionnelles ont été des civilisations fondées sur la religion et que, seules les sociétés modernes sécularisées ont été des sociétés, au sens d'une organisation collective objective des rapports sociaux interindividuels et collectifs détachée dans sa forme des croyances et de l'ordre culturel, nous serions désormais dans une situation historique de rupture de l'ordre social, de la forme sociétale. Dans celle-ci émergerait la question du sujet individuel, celle d'une indépendance radicale de la personne humaine singulière, qui serait contemporaine d'une rupture dans cette identité sociale commune organique qui avait succédé durant la modernité à l'ordre traditionnel.

En rejoignant les deux analyses, on pourrait soutenir que les pouvoirs politiques et les groupes sociaux dominants, en réponse aux différentes crises et mutations que nous traversons, évolueraient, simultanément et contradictoirement, soit vers des formes néo-autoritaires de conservation de l'ordre social, mêlant une organisation bureaucratique et oligarchique de l'État à une vision très fonctionnaliste des rapports sociaux appuyée par les technologies de la communication, soit vers l'invention inévitable de formes sociales de plus en plus libérales et diversifiées, voire très locales, mais incompatibles avec le maintien d'un état social homogène et centralisé. D'où d'importantes contradictions dans le vécu des personnes et des sociétés, cela quelles que soient les idéologies politiques de référence et la condition des acteurs.

3/ Les axes d'opposition ou les analyseurs du champ politique.

Dans cette situation réapparaissent, se déploient, s'actualisent et se transforment, des conceptions à la fois anciennes et nouvelles du politique et de la politique. On peut identifier en elles des composantes idéologiques presque constantes, voire des invariants de la politique des sociétés industrielles du monde occidental, cela depuis la Révolution française jusqu'à nos jours. Au XIXe siècle, elles furent structurées par l'opposition des conservateurs, des libéraux et des socialistes, puis, au XXe siècle, par celle des libéraux, des républicains et des communistes. Si on récapitule tous ces courants dans leur diversité historique en tenant compte de ce qui les distingue, en allant du plus à droite au plus à gauche, on obtient la liste suivante : fascistes, nationalistes, chrétiens-traditionnalistes, monarchistes (ou légitimistes), conservateurs, populistes, bonapartistes, républicains-souverainistes, libéraux (ou orléanistes), chrétiens-démocrates, républicains-libéraux, socio-libéraux, chrétiens-sociaux, socio-démocrates, républicains-socialistes, socialistes, marxistes, communistes, anarchistes. Néanmoins, toutes ces composantes présentent à la fois des caractères constants et des évolutions significatives qui empêchent de les figer. On peut les distribuer sur le dispositif parlementaire qui oppose extrême-droite, droite, centre-droit, centre-gauche, gauche, extrême-gauche, comme l'habitude en a été prise depuis le commencement du XIXe siècle. Mais en soi, il n'est pas suffisant à les caractériser.

Ce qui distingue foncièrement ces courants idéologiques, ce sont aussi des partis ou des fractions de la société, ce sont à mon avis plusieurs axes d'opposition et de divergence sur le plan des valeurs ou idéaux de référence qui, ici encore, vont du plus au moins. Ces axes peuvent se formaliser hypothétiquement selon un rapport entre des couples de deux termes contraires entre lesquels se situe un terme médian, donc par des triplets. Chacun de ces triplets se rapporte à un aspect significatif des conceptions politiques dans la modernité et au positionnement idéologique des acteurs du politique : théoriciens, militants, gouvernants, citoyens, activistes, selon ce qu'ils valorisent ou dénoncent dans l'analyse du réel social et préconisent sur le plan des normes communes. Ce sont ces positionnements idéologiques qui permettent de distinguer et de lister de tels triplets. Indiquons que le principe de cette taxonomie hypothétique n'est pas de refléter des postures réactives, des "formations réactionnelles" au sens de Freud ni des structures subjectives individuelles, mais des sensibilités idéologiques, des idéaux et des valeurs, qui donnent lieu à des orientations pratiques et législatives de nature sociale. Néanmoins, on peut aussi les désigner comme des pôles de tendances attractives reliées à des affects qui porteraient les acteurs vers tel ou tel positionnement, que ce soit de manière irrésistible ou par choix rationnel, de façon identitaire ou par adhésion. L'adhésion des acteurs, des sujets, à l'une de ces orientations pouvant s'expliquer, si l'on veut, sur le plan d'une configuration inconsciente ou pulsionnelle, d'un habitus social acquis par l'éducation, d'une imago parentale, d'une appartenance sociale à un groupe donné, d'un intérêt particulier, d'une ambition sociale ou encore, sur un plan rationnel, au sens ici d'une adhésion motivée et réfléchie de nature philosophique à des conceptions de ce qui fait ou doit faire loi. Mais le fait qu'il s'agisse d'un choix raisonné, voire rationnel, ie justifiable, n'indique nullement a priori laquelle. Car, malheureusement pour la philosophie politique et pour l'éthique, comme le remarquait déjà le sociologue M. Weber, il est possible d'adhérer plus ou moins rationnellement à un grand nombre de ces conceptions, sans que les raisons que l'on donne subjectivement de croire en sa validité puissent se voir réfuter universellement et de façon objective, si ce n'est à avoir choisi ou à être convaincu d'une orientation contraire. Car s'il n'existe pas de principes politiques de valeur absolue, hormis l'égalité de droit et le respect des libertés fondamentales, et certains continuent d'en contester la valeur universelle, une conception politique relève toujours d'un positionnement particulier, d'un engagement individuel ou collectif, voire de circonstances historiques arbitraires. Une conception peut se voir justifiée et admise par ses partisans, mais il est difficile de s'entendre politiquement sur une norme universelle de justice ou de loi, ou d'intérêt général. De sorte que ce qui peut valoir comme fondements anthropologiques et auxquels se réfère la psychanalyse depuis Freud : interdit de l'inceste, du meurtre et de l'anthropophagie, lien de la culture au langage et à l'inscription générationnelle, voire existence d'un ordre symbolique et sexuel, ne peut pas s'appliquer directement aux institutions et aux convictions politiques. Il est très difficile de passer de l'individuel au collectif et inversement. Il faut donc penser la norme ou la loi en politique à partir d'autres concepts que ceux d'une clinique individuelle, à moins de pouvoir identifier au sein même du politique ce qui relèverait de la différence entre névrose, psychose et perversion. Je doute que cela soit possible, les conceptions politiques n'étant pas en soi des actes ou des dispositions subjectives d'ordre individuel, mais des dispositions collectives. Par ailleurs, on ne peut directement déduire d'une modalité psychique individuelle un jugement de valeur sur le sens des engagements et croyances politiques d'une personne singulière.

Pour ma part, en-deçà de tout scepticisme et relativisme, je soutiendrai qu'on peut et doit opposer des politiques criminelles à des politiques démocratiques, c'est-à-dire à celles fondées sur des valeurs de justice, de liberté et de respect de la dignité et de la vie de la personne humaine. Cependant une telle distinction peut devenir problématique du fait de la capacité d'États possédant des structures politiques démocratiques à avoir parfois recours à des violences contre les populations ou à les laisser se produire. Cependant, la dénonciation du nazisme et du crime contre l'humanité semble rester le critère le plus universellement commun d'une telle opposition. Néanmoins, si elle est condition nécessaire, elle n'est pas condition suffisante. Il est difficile de déterminer ou commence exactement le recours au crime en politique ou l'appel implicite à sa possibilité de façon déclarative. Et si certaines opinions politiques sont criminelles, comme le négationnisme, le racisme, la condamnation du nazisme ne suffit pas à dénoncer toute criminalité politique dans la mesure où la portée criminelle des actes commis par l'Allemagne nazie a été d'une telle amplitude monstrueuse qu'on ne peut pas en faire le critère principal de ce qui est criminel en matière politique. L'horreur du nazisme est de manière indissociable d'avoir prétendu pouvoir légitimer la pratique du meurtre de masse d'État et organisé et mis en œuvre en toute atrocité cette politique contre des populations civiles en fonction de critères raciaux, ethniques et religieux. De sorte que si la notion de crime contre l'humanité est devenue pour nous la barrière du droit contre tout crime politique, paradoxalement, nous avons du mal à déterminer ce qui est criminel en politique quand la violence meurtrière du politique ne peut pas se caractériser comme un crime contre l'humanité du type de celui des nazis. Il faudrait pour cela, comme dans le cadre du droit pénal, pouvoir établir une typologie des crimes politiques et de leur degré de gravité, mais cela est assez peu possible à constituer sous la forme d'une échelle raisonnée du fait du caractère monstrueux et impensable des crimes nazis. Ce en quoi la caractérisation pénale des crimes du nazisme ne saurait être la seule frontière de dénonciation de la différence entre politique criminelle et recours au crime en politique. Or si une telle législation de la criminalité politique existe désormais avec l'extension du droit de la guerre et de la définition internationale des droits civils face à l'arbitraire des États, elle a aussi pour effet de banaliser le crime contre l'humanité en le mêlant à d'autres exactions contre les populations et crimes politiques. De tels axes d'opposition qui structurent le champ des opinions ou croyances politiques, ou bien des convictions, seraient à mon avis les suivants, sans qu'une telle liste prétende à une exhaustivité intégrale. Nous les présentons ici sous la forme d'un ensemble de singletons : [inégalité-équité-égalité]; [hiérarchie-élitisme-démocratie]; [autoritarisme-dirigisme-participation]; [racisme-ethnocentrisme-humanisme]; [xénophobie-nationalisme-cosmopolitisme]; [ordre-devoir-droit]; [privauté-propriété-redistribution]; [exclusion-assimilation-intégration]; [supériorité-excellence-mérite]; [domination-prédominance-équivalence]; [hérédité-héritage-institution]; [tradition-contrat-législation]; [nation-individu-société]; [dirigeant-parlement-conseil]; [pouvoir-gouvernement-peuple]; [force-autorité-décision]; [violence-commerce-don]; [peur-répression-prévention]; [soumission-obéissance-émancipation]; [compétition-concurrence-protection]; [égoïste-intérêt-solidarité]; [collusion-patronage-exploitation]; [puissance-équilibre-justice]; [ordonnance-contrat-délibération]; [essentialité-utilité-répartition]; [imposition-commandement-autogestion]; [unicité-pluralité-multiplicité]; et, pour les nostalgiques, dit de façon plus classique dans les catégories de la politique antique aujourd'hui datées et obsolètes : [dictature-oligarchie-république].

Bien évidemment, de tels axes ne suffisent pas à définir l'actualité politique qui évolue vers des configurations nouvelles de croyance et d'opinion qu'il est souvent difficile de saisir. Ils permettent seulement de caractériser des tendances et des positionnements quant au politique, de façon disons structurale ou structurante. On ne peut concevoir le champ politique sans modéliser ses dispositions disposantes. On sait qu'une structure, ou plutôt un système de propriétés structurelles, est ce qui, dans une forme sociale et culturelle de nature institutionnelle et langagière, apparaît dans l'analyse des variations comme constant, c'est-à-dire comme un ensemble préfixé conventionnel de relations déterminées que ne peuvent abolir les variations. Les déformations de la structure et ses modulations conservent son organisation générale au sein du réseau distributif et spatial des relations qu'elle génère entre ses éléments. Si un dispositif structural n'est plus vérifié et vérifiable, il faut alors admettre sa transformation ou déperdition.

4/ Extrême-droite, populisme et xénophobie en France.

Cependant, la situation politique actuelle en France fait apparaître dans sa configuration depuis quelque temps de nouvelles configurations de l'opinion politique. Elle se montre marquée par une influence croissante du parti dénommé "Front National". Sans l'assimiler à un parti qu'on pourrait dire à proprement parler fasciste, il appartient tout de même historiquement nettement à l'extrême-droite, à une droite originairement antiparlementaire, autoritaire, antilibérale, anticommuniste, xénophobe et fort peu républicaine. Parmi ses fondateurs, en 1972, au début des années de crise économique, il y avait plusieurs obédiences connues de l'extrême-droite française : des nationalistes, des catholiques traditionalistes, d'anciens pétainistes, des partisans de l'Algérie française, des fascistes doctrinaires, quelques partisans français du nazisme et aussi des antisémites notoires. Ce que la situation actuelle a de plus spécifique, c'est qu'on peut y distinguer des processus de radicalisation et d'extension de l'opinion politique du côté de discours apparentés à ceux de la droite et de l'extrême-droite, mais tenus par des acteurs nouveaux de la vie politique publique qui paraissent atypiques : minorités sociales, groupes ethniques, déclassés et marginaux. De sorte que le Front national apparaît désormais pour beaucoup comme une sorte de parti protestataire, plutôt anti-institutionnel, antieuropéen, exprimant la voix des exclus et réclamant des mesures sociales et économiques protectrices pour les victimes nationales de la crise et de la mondialisation, sans se voir identifié nécessairement dans sa filiation aux fascistes français et à leur antisémitisme structurel. Par ailleurs, la rhétorique et propagande anti-immigration de ce parti, et qui vise d'abord les immigrés musulmans, partagée au delà des limites de l'extrême-droite, fait oublier que xénophobie, nationalisme, racisme culturel ou racial et antisémitisme ont partie liée. La non mention de l'une de ces composantes dans un discours partisan ne signifie donc pas du tout sa disparition. Ce en quoi la propagation de l'une isolément est toujours implicitement ou confusément aussi celle des autres.

L'un des traits spécifiques de notre situation politique est que la croissance de l'opinion et de la faveur donnée à l'extrême droite se fait aujourd'hui bien au delà de son public et électorat habituel qui était formé de : catholiques traditionalistes, professions libérales, entrepreneurs, cadres moyens, militaires, policiers, agriculteurs, expatriés d'Algérie, l'extrême droite touchant désormais aussi un électorat populaire d'ouvriers et d'employés qui se reconnaissait autrefois dans les partis de gauche. Certes ce phénomène n'est que partiel, puisque la conséquence la plus répandue de la crise est plutôt une désaffection du politique et des échéances électorales dans les classes populaires. D'autre part, et sans les amalgamer au Front National, s'est développée hors de la sphère militante d'extrême droite deux phénomènes d'opinion de masse qui viennent pour ainsi dire tendanciellement à sa rencontre. C'est là une nouveauté qui mérite l'attention. L'un d'entre eux est la formation d'une opinion publique indifférenciée, très réactive et que certains analystes du politique ont caractérisé comme un populisme, s'exprimant relativement sans référents politiques explicites si ce n'est éclectiques, qui se reconnaît dans un rejet du "système" et la dénonciation de la classe politique indistinctement et qui brasse des milieux sociaux très différents à la fois marginaux et intégrés, issus de l'immigration ou pas, jeunes et moins jeunes, populaires et issus des classes moyennes, des professions salariés du commerce, des média et de la publicité. Ce mouvement n'a pas de théorie politique particulière, si ce n'est le rejet de la société, des élites et il peut se trouver en coïncidence avec des thématiques politiques issues des discours de l'extrême-droite. Le second, qui parfois se confond avec le précédent, est la formation de façon implicite et explicite d'une nouvelle opinion antisémite, potentiellement de masse, autour d'une dénonciation de l'influence juive dans la société et d'une dénégation des crimes du nazisme. Cristallisé dans la personne et les spectacles d'un amuseur, du nom de Dieudonné, il est d'abord apparu comme un phénomène qui se cantonnerait au public d'un théâtre. Son extension dans les media et dans l'opinion de la jeunesse a montré que ce n'était pas le cas et qu'il existait en France une nouvelle opinion politique antisémite de masse fonctionnant virtuellement sur des poncifs assimilant de nouveau judaïté, privilèges et pouvoirs. Il se trouve de plus associé désormais à une rhétorique dont la référence au national-socialisme est avouée par son auteur, un certain Soral, et qui mêle cette fois à l'antisémitisme et à l'antisionisme, une dénonciation des élites libérales-libertaires, du cosmopolitisme, du capitalisme financier international, tous opposés aux valeurs de la nation et du travail. Une telle propagande a malheureusement reçu un écho apparemment assez important dans la jeunesse française issue de l'immigration qui y voit très probablement une revanche sur l'oppression raciale et coloniale subie et sur l'ostracisme de la société française à son égard. On assiste ainsi très curieusement, mais est-ce nouveau, à un retournement de l'opinion de victimes du racisme occidental et d'extrême-droite du côté de ce même racisme dans sa dimension d'antisémitisme, en lien au rejet du capitalisme comme facteur d'exclusion. C'est donc bien à une certaine similitude de notre époque avec les années de crise et de montée du fascisme de la période des années trente du vingtième siècle que l'on assiste, comme à un effet structurel.

En ce sens, il n'est pas certain que l'émergence de ces nouveaux traits dans l'opinion signale une abolition des formes antérieures de la politique dans ses oppositions nodales. On verra là plutôt d'importants déplacements dans l'expression de ces oppositions, mais nullement leur annulation. Ils indiquent un changement d'époque politique et sociale que l'on peut juger inquiétant, parce ces déplacements contribuent à remettre en cause les libertés démocratiques et autorisent désormais comme légitimes la xénophobie, le racisme et l'antisémitisme, voire des adhésions déclarées à des éléments idéologiques issus des fascismes et du nazisme. Comparativement, on peut donc y voir de nombreuses analogies avec la situation des années trente du XXe siècle, années marquées par la montée du fascisme, du racisme et de l'antisémitisme politique dans son expression à la fois culturelle et raciale, ainsi que par des valeurs autoritaires et anti-démocratiques. Cela a souvent été remarqué, mais sans engendrer pour autant d'inquiétudes particulières quant au risque dans lequel nous serions placés de voir se produire des violences politiques et sociales massives contre les personnes et un effondrement prononcé des aspects encore démocratiques des États. Pourtant un tel risque existe, bien que ce ne soit pas exactement celui d'une répétition à venir du nazisme à laquelle il est difficile de croire. Cependant, l'évolution des États parlementaires vers des lois sécuritaires et l'accentuation en leur sein des pouvoirs d'exception ne fait nullement obstacle à de tels risques. On soutiendra que toute restriction des droits démocratiques contribue à la croissance des opinions haineuses, non pas l'inverse. Or, il est permis de constater que le développement apparent depuis trente ans de la liberté des mœurs, donc d'une certaine libéralisation, ne s'est pas accompagné d'une extension significative des droits politiques, économiques et sociaux, des peuples et des citoyens des États nations européens et plus particulièrement en France. Au contraire, on a pu observer de nombreux orientations anti-démocratiques comme : une concentration renforcée des pouvoirs, un cumul des fonctions électives, des consultations électorales annulées, des décisions imposées sans débat parlementaire, une opacité excessive des pouvoirs, la multiplication des lois sécuritaires, une insuffisance de décentralisation, une absence de toute possibilité de contrôle par les citoyens de décisions majeures, un manque criant de séparation des pouvoirs, des processus de corruption, des conflits d'intérêts, un élitisme excessif, l'augmentation des discriminations, la stagnation des revenus, la publication de programmes politiques illusoires, la dissimulation des difficultés sociales, une remise en cause de la liberté de la presse. Tout cela entraîne dépolitisation, indifférence aux consultations électorales et un défaut de participation des citoyens à la vie publique, ce qui aggrave le déficit démocratique général et contribue à la dégradation de tout consensus institutionnel.

Par ailleurs, on peut observer un ensemble de phénomènes sociaux induits par la crise économique et la déficience des politiques institutionnelles qui viennent renforcer et alimenter l'affirmation d'une opinion protestataire, "antisystème", largement structurée désormais par l'extrême-droite. Ils sont d'autant plus virulents qu'aucune alternative politique à la crise du capitalisme n'est proposée par les représentants traditionnels de la gauche historique, si ce n'est des orientations socio-libérales qui se présentent comme une gestion raisonnée de la crise, mais qui ne résolvent pas véritablement les problèmes sociaux. Ils sont les suivants. Du fait de la crise économique et du poids des politiques néolibérales, puis de l'endettement des États qui en découle, on a pu assister à une remise en cause de ce pacte social que permettaient depuis la Libération l'existence de droits sociaux et économiques étendus qui garantissaient : protection de l'emploi, augmentation progressive des salaires, prix fixées, retraites précoces, gratuité de la santé, indemnisation du chômage, pensions et allocations d'aide sociale, gratuité de la scolarité, subventions culturelles, aides aux associations, caractère dégressif de l'impôt sur le revenu. Certes tous ces droits n'ont pas disparu, mais ils se sont vus peu à peu remis en cause par des mesures successives et partielles provoquant une baisse importante du niveau de vie, ce qui a été aggravé par un blocage général des salaires qui dure depuis maintenant plus de vingt ans conduisant à la baisse du pouvoir d'achat. Il faut savoir qu'en France, à peu près 80 % de la population active vit avec des salaires de moins de deux mille euros mensuels, le revenu médian étant d'environ mille sept cent euros, et seulement 10 % de la population ayant des revenus au dessus de trois mille cinq cent euros. L'insécurité sociale générale a donc été croissante du fait d'un chômage structurel de masse, de l'apparition de poches d'exclus importantes, de l'apparition d'une économie délinquante, de l'augmentation toute relative des aides aux plus démunis aux dépens des salariés intégrés modestes, d'une marginalisation partielle des classes moyennes, de l'apparition de formes de déclassement social et de paupérisation, de l'augmentation du revenu des détenteurs de capitaux, d'une croissante des délits portant atteinte aux biens et aux personnes, faisant apparaître la disparité des conditions sociales et des revenus. De plus, quand on sait que la restructuration actuelle du capitalisme par les moyens de la mécanisation de la production, de l'informatisation, de l'internationalisation des activités, par le financement spéculatif boursier et par la pression mondiale exercée sur les salaires et l'impôt du côté de la baisse, ne permet nullement de redévelopper l'emploi dans les nations industrielles, on peut penser que les phénomènes critiques que la crise économique et sociale ont produit sont loin d'être résorbés. Quant à l'allocation des ressources, elle est aujourd'hui largement ordonnée par l'augmentation de la rente du capital, pas par celle des salaires. On assiste à des phénomènes de concentration extrême du capital, c'est-à-dire de possession et de contrôle de la richesse produite par un petit nombre de possédants. En un an, de 2012 à 2013, l'augmentation des revenus des capitaux a été de 20 %. A cela, il faut ajouter un problème et un paradoxe français qui font que, parmi les nations industrielles développées, celle-ci est relativement en difficulté du point de vue de la logique du capitalisme. Le problème est que la France ne possède pas de tissu industriel intermédiaire entre la grande entreprise multinationale et la petite entreprise locale, ce qui plombe son initiative économique et donc aussi l'emploi. Elle souffre par ailleurs de coûts immobiliers excessifs et d'une absence chronique d'investissement dans l'activité industrielle et l'entreprise. Le paradoxe étant, et c'est politiquement affreux, que le maintien encore en partie préservé de droits sociaux, par exemple la gratuité des études universitaires et l'indemnisation du chômage, empêche également une restructuration plus compétitive du capitalisme français. Pour le capitalisme français, le coût du travail et la flexibilité de l'emploi sont en France encore insuffisants, l'impôt sur le capital trop élevé, le déficit budgétaire trop important, ce qui signifie que l'on a pas été encore assez loin dans la remise en cause des droits sociaux depuis vingt ans, alors que celle-ci n'a pas cessé de se déployer.

Un tel contexte social et économique se montre de plus propice à l'émergence de conceptions réactives/réactionnaires en matière politique, ainsi qu'à l'adhésion à des discours de haine et de rejet. Or elles se trouvent cette fois mêlées à une demande de protection sociale du travail contre le capital qui n'est pas sans faire écho aux années de la montée du fascisme en Europe. On y trouve ainsi le rejet de l'Europe, l'appel au protectionnisme et à la défense de la Nation, l'exaltation des "valeurs françaises" et de la famille, la dénonciation de la corruption des élites et des nantis, le rejet de l'État et de tous ses personnels confondus, la défense incantatoire des petits: ouvriers, retraités, employés, et des indépendants : commerçants, agriculteurs, entrepreneurs, artisans, professions libérales, le rejet de l'impôt, mais aussi une rhétorique de défense des droits sociaux et des salariés victimes de la mondialisation et du renoncement de l'État à ses prérogatives politiques nationales, cela du fait d'une prétendue trahison des élites. Parmi ces opinions réactives, il y a le racisme et la xénophobie, plus précisément la dénonciation de l'immigration étrangère comme "invasion" et "détournement" des ressources dues aux droits sociaux, ainsi que, ne l'oublions pas, du poids des élites "cosmopolites" qui affaibliraient la France. L'actuel contexte social et économique n'est certes pas la seule cause de ces opinions haineuses, mais il contribue par les formes d'exclusion et de dérégulation des conduites qu'il génère à la formation des opinions en ce sens, on ne peut le nier. Par exemple, on sait que le sentiment de rejet de l'étranger est toujours plus ou moins présent dans les sociétés humaines, y compris prospères, mais il tend à devenir une xénophobie active dans les situations d'appauvrissement ou de malaise général des populations, cela d'autant plus quand il est exploité et entretenu par des formations politiques et les autorités.

Néanmoins, les formes actuelles de rejet de l'étranger ne relèvent pas de la simple xénophobie, ne serait-ce que du fait qu'elles appartiennent aussi à l'organisation des États-nations, cela depuis les débuts du colonialisme jusqu'au nazisme. Ainsi, il est attesté que les premiers théoriciens libéraux du monde occidental, par exemple le philosophe anglais Locke au début du XVIIIe siècle, pourtant partisan des libertés civiles et des droits constitutionnels, fut aussi un défenseur de l'esclavage. Quant à l'antisémitisme, il fut une des formes structurelles de l'idéologie occidentale et de la religion chrétienne avant de devenir un élément du racisme biologique à la fin du XIXe siècle. Le philosophe français M. Foucault soutient, dans ses analyses de ce qu'il appelle la biopolitique contemporaine du XXe siècle, ou gestion des sociétés au registre de la masse productive et du vivant, par opposition à celles de souveraineté, d'avant la Révolution de 1789, puis de surveillance et d'enfermement généralisés au XIXe siècle, que sa dimension meurtrière est structurée non pas par une violence légitime qui s'exprimerait dans la peine de mort et le droit à la guerre, mais désormais dans le meurtre raciste de masse. Ce en quoi le racisme comme violence de mort collective est, pour lui, non pas un effet imprévu de débordement du droit, mais la forme même de la violence politique dans des sociétés qui se conçoivent comme des organisations qu'il faut réguler et homogénéiser de façon fonctionnelle, ou qui relèvent de la gouvernance. Le racisme est donc pour Foucault l'expression de la violence politique à l'âge du libéralisme en tant que celui-ci est la source des visions organicistes et fonctionnalistes de la vie humaine. L'individu libre et rationnel n'étant finalement que la réduction du sujet humain à un agent ou opérateur social de fonctionnalité mu par des croyances. Autrement dit, le racisme est la catégorie nodale sous-jacente du discours de la science en tant que science humaine. Il est donc directement producteur et législateur de violence entre êtres humains.

5/ Une transformation de la définition du champ politique.

On peut soutenir à titre d'hypothèse qu'il découle de la situation sociale et politique actuelle, comme envisagée précédemment, une certaine transformation transitive de la définition du champ politique et des ses formes institutionnelles. Transitive parce qu'elle indique l'émergence d'un processus de reconfiguration du politique, de déplacements dont la résultante est encore indéterminée, car elle touche à la fois à la structuration idéologique de ce champ, aux conceptions ou croyances politiques, et à sa cohésion dans ses formes instituées admises. Néanmoins la disposition structurante de ce champ, sa puissance configurante, ne disparaît nullement dans sa nécessité substantielle propre bien qu'il traverse une crise de légitimité et de légitimation. Disons que ni les formes instituées du gouvernement ni l'organisation fonctionnelle de leur représentativité, ni non plus la reconnaissance de l'exercice des pouvoirs ne sont actuellement supprimés dans l'opinion par une telle transformation. Cependant, ceux-ci se trouvent placés dans une situation suspensive qui s'exprime par un relatif discrédit du personnel politique, des partis et du politique lui-même. A l'ancienne dénonciation marxiste du pouvoir arbitraire et peu démocratique de l'État, d'un droit formel qui ne supprime pas les inégalités sociales et d'une propriété privée qui dépossède le travail, se substitue la dénonciation de l'autorité politique, de la "classe politique" et du politique lui-même comme d'ordre abusif et arbitraire. C'est ce que certains politologues ont désigné très récemment comme un populisme. En réalité, il y a là l'expression d'une double crise de l'institution sociale dont les causes sont en partie anciennes puisqu'elles procèdent des grandes crises du XXe siècle, des situations de guerre et de violence qui ont ruiné la promesse d'un progrès rationnel de la société dont la culture occidentale aurait été le vecteur universel, d'un "malaise dans la civilisation". Cette dénonciation du politique provient donc plus profondément de la crise de la rationalité occidentale comme expression nécessaire et réfléchie de la liberté humaine, comme facteur de progrès pour tous, et d'une crise de légitimité globale des formes de gouvernement et de représentation publique. Dans la dénonciation réitérée des élites politiques, il y a la présence inexprimée de cette double dimension d'effritement ou d'effondrement qui se voit accentuée par les effets délétères de la crise économique. Elle se mêle de nouveau à ces passions politiques haineuses, d'ordre structurel dans les nations occidentales, que sont la xénophobie, le racisme et l'antisémitisme. Celles-ci sont à la fois paradoxalement le produit de la rationalité et le symptôme récurent de son échec, d'un impossible accomplissement universel de la liberté. Disons que l'expression réitérée de la jouissance de la haine politique causée par un défaut de l'un social, est le symptôme d'une impossibilité dans le réel que la rationalité politique ne parvient pas à résorber, à résoudre et qui la précipite dans l'univers pulsionnel des formes politiques totalitaires potentiellement criminelles.

Signes de cette crise, deux traits significatifs dans la représentation commune du sens du politique seraient devenus prédominants et donc partagés explicitement et implicitement dans l'opinion générale en son état actuel. Ils déplaceraient tous deux l'ensemble du champ politique dans des sociétés fondées sur l'État de droit, les libertés individuelles, la démocratie parlementaire et la propriété privée, mais ayant été exposées aux catastrophes historiques du XXe siècle sans en avoir suffisamment éprouvé la portée.

Il sont les suivants :

1/ L'affaiblissement dans sa valeur structurante des conceptions et des pratiques politiques de la disposition institutionnelle qui oppose et différencie une droite d'une gauche, celle-ci se traduisant par la formation de partis politiques distincts et nettement opposés entre eux. La forme admise des partis politiques et de leur représentation parlementaire en découlait. Un tel affaiblissement ne signifie pas sa disparition, mais l'apparition d'une difficulté de discernement et de positionnement dans le réel social pour tous ceux qui se reconnaissaient implicitement dans ce qui leur paraissait être de gauche et qui pouvait les rassembler Une telle opposition qui a ouvert le cycle des révolutions, se sera forgée lors de celle qui s'est produite en France en 1789, puis renforcée après les événements de 1948 en Europe. Elle aura duré, comme structuration du politique, au moins jusqu'à l'effondrement du système soviétique et à la conversion de la Chine dirigée par un parti communiste au capitalisme. Elle supposait de façon sous-jacente d'admettre l'existence d'un conflit entre des classes sociales antagonistes séparées par leur différence de condition et de place dans les rapports de production et d'échange des biens et de la valeur, ou dans la division sociale du travail. Elle reposait sur un idéal d'émancipation collective et individuelle qui pouvait être atteint à quatre conditions, c'est-à-dire si les personnes accédaient : à la rationalité des actes par l'instruction, à la souveraineté politique par la démocratisation de l'exercice du pouvoir, à la liberté par l'existence et la préservation de leurs droits dans la législation et à une condition d'indépendance par la disparition de toute aliénation ou exploitation économique. Si un tel programme pouvait donner lieu à la critique du droit formel, des libertés juridiques, il en découlait, exigeant qu'un tel droit s'accomplisse pleinement dans les faits, c'est-à-dire aussi dans les rapports économiques de travail, d'échange et de production.

2/ L'absence de position alternative à celle d'un consensus autour du capitalisme. Il donne lieu à l'exigence d'une régulation de ses lois, fonctionnements, excès sans proposition ou croyance en sa suppression à venir. Cela tend également à déplacer l'ensemble des questions politiques parce qu'elles se voient dissociées et détachées de toute théorie économique unifiée. De sorte que le réel économique devient le seul capitalisme et la politique un exercice détaché de toute théorie politique générale de l'organisation économique. Il y a là un paradoxe peu observé qui fait que, à la fois, le capitalisme devient la forme économique de la société qui s'impose à nous objectivement, comme seul réel, et, tout autant, qu'il n'y a plus de théorie politique d'ensemble de la nature de l'économie ou de la forme du capitalisme comme dispositif historique.

Que faut-il déduire d'une telle configuration et de ses conséquences ? Deux orientations distinctes semblent possibles. Elles sont les suivantes :

A/ On conserve malgré tout comme réelle la double hypothèse marxiste de l'aliénation à la marchandise et de l'exploitation du travail salarié comme les composantes structurelles de la réalité des rapports sociaux dans la forme du capitalisme. L'emploi du travail salarié par le capital sous la forme de l'entreprise repose sur une extraction de la valeur produite par ce travail au bénéfice du capital. Marx l'a appelée la plus-value ou survaleur. Le travail salarié n'est rétribué qu'à minima afin que sa force de travail soit conservée, mais la valeur réelle que produit son activité ne lui est pas allouée. Il y a donc une appropriation inégalitaire de la richesse produite par le travail humain qui se produit du fait même du salariat. La valeur moyenne horaire attribuée au travail du salarié le rend dépendant de son employeur pour subsister. En ce cas, toute régulation politique du capitalisme en faveur du maintien de ses équilibres, qu'elle se fasse du côté des producteurs salariés ou des bénéficiaires du profit des capitaux, est un consentement à son maintien. En ce cas encore, un tel consentement apparaît comme un renoncement à une théorie de la justice sociale et des droits de la personne humaine qui serait hétérogène au capitalisme, en contradiction avec le maintien de sa forme économique. Il n'y aurait aucune raison majeure de vouloir abolir le couplage de l'emploi du travail salarié et de l'accumulation de capital comme loi commune de la vie sociale. Conséquence : Penser ne pas devoir consentir au capitalisme, envisager un horizon alternatif d'ensemble, permet de maintenir un sens à une théorie de la justice qui soit de gauche. Est alors de droite, toute opinion qui consent à son maintien pour le justifier, le réguler ou l'améliorer.

B/ On admet, y compris à défaut d'alternative, que la forme économique du capitalisme n'est ni homogène ni condamnable en soi dans ses principes politiques et économiques qui sont comme vous le savez : la dimension contractuelle et juridique des liens sociaux, la propriété privée des moyens de production et l'attribution massive du profit réalisé par la vente des biens produits ou des services, ou sur le commerce des fonds financiers prêtés ou échangés, aux détenteurs des capitaux, puisqu'ils sont toujours les commanditaires du travail réalisé ou les investisseurs. De sorte que si le capitalisme comme forme économique de la société n'est guère transformable, la différence substantielle sur le plan politique entre une gauche et une droite disparaît.

Néanmoins, les trois termes ici employés d'homogénéité, de condamnable et de transformable, nécessitent une analyse.

Homogénéité. Il n'y aurait pas de théorie universelle de la réalité du capitalisme parce qu'il n'existerait pas une seule et unique forme sociale et économique comme le capitalisme. En ce cas, il y aurait des rapports de travail, d'échange, d'appropriation et d'allocation de la valeur produite, c'est-à-dire un ensemble d'activités humaines très diversifiées dans leurs dispositions, mais elles ne pourraient se voir amalgamées et analysées en une théorie unique de l'exploitation. Par exemple : un entrepreneur réunit du capital et du travail, occasionnant un revenu pour les salariés. Il est légitime de ce fait que la valeur produite par l'activité revienne surtout à ceux qui par leurs investissements ont rendu possible l'emploi de ce travail. On ne peut pas voir là une exploitation.

Condamnation. L'émergence historique depuis la Renaissance d'une société régie par la contractualisation des relations sociales, le commerce international, le crédit avec intérêt, le retour sur investissement, la rente foncière, l'emploi du travail salarié, la production extensive et l'accumulation de richesse monétaire sous forme de capitaux, n'est pas susceptible d'être évaluée en bien ou en mal. Si elle a pu s'imposer comme modèle dominant, c'est parce qu'elle apparaît comme le dispositif général le plus fonctionnel quant à l'activité humaine, indépendamment d'un jugement sur son caractère juste ou injuste, conforme à l'intérêt général ou non. Par exemple : si la spéculation sur le prix des matières premières agricoles et le monopole de leur marché ont pu maintenir longtemps des peuples entiers dans la dépendance et la pauvreté, les ressources dégagées par celle-ci ont contribué au développement d'une agriculture industrielle seule capable de nourrir les populations de façon massive.

Transformable. On ne peut transformer des formes sociales qui résultent d'une complexité historique et culturelle de façon radicale et définitive à partir d'un idéal philosophique, même s'il y a dans celles-ci des rapports de violence et d'injustice, d'exploitation, de domination et d'oppression. Le devoir être de la liberté et la reconnaissance des droits universels de la personne humaine configurent tous deux un idéal régulateur qui peut s'exprimer dans la définition de droits politiques, civils, juridiques et économiques, mais ils ne peuvent se décréter comme un absolu immédiat intégralement réalisable, supprimant tout rapport de force arbitraire entre les personnes, les groupes, les États, les peuples. Les sociétés et leurs modes de vie, leurs croyances, leurs conflits, leurs crimes, leurs progrès, sont le résultat complexe d'une histoire elle-même complexe qui fait intervenir une multiplicité de processus et de plans de réalité : biologiques, linguistiques, psychiques, culturels, politiques, économiques, etc. Il n'y a donc pas de philosophie idéale qui sous la forme d'une politique universelle permettrait de maîtriser, de diriger l'ensemble de leurs effets.

Les conséquences de ce qui précède sont qu'il n'est plus absolument nécessaire de distinguer de façon substantielle une gauche d'une droite sur le plan des politiques menées, si l'on n'en reste pas à l'opposition absolue du capital et du travail comme clef herméneutique du politique. Néanmoins, on devra admettre et reconnaître que certaines orientations et décisions politiques et économiques sont favorables aux privilégiés, à ceux qui possèdent propriétés et capitaux, qui bénéficient d'une abondance de biens, contrôlant souvent également les pouvoirs, et d'autres, au contraire, s'adressent aux défavorisés, à ceux qui se sentent dépossédés, privés d'accès aux biens, ou sont victimes de discriminations, de spoliations, de ségrégations, d'exclusion, ou encore vivent des situations d'oppression. En ce cas, ce seront des différences graduelles plus ou moins qualitativement tranchées qui signaleront le sens des orientations adoptées, selon les axes d'opposition présentés plus haut. Toute la difficulté étant qu'il n'y aura jamais d'accord absolu et général sur l'ensemble des oppositions et positions que permettent d'établir ces axes structuraux, ni en terme de choix de valeurs ni non plus du fait des circonstances.

Conclusion : sept questions quant au champ politique.

A partir des analyses précédentes et en matière de conclusion, sept questions apparaissent comme pouvant et devant être posées, si l'on se soucie toujours d'une définition commune du champ politique. Elles sont de valeur axiologique.

1/ L'effondrement des projets socialistes et des utopies politiques de la libération laisse place à une absence de visée politique émancipatrice collective fondée sur une critique radicale de l'injustice et de l'inégalité latente ou réelle de la société. Quelle doctrine politique commune de justice et de liberté est-elle encore possible, au delà des droits fondamentaux de la personne humaine, qui ne soit pas seulement celle du libre-jeu des intérêts égoïstes et des marchés ? Sommes-nous désormais tous des républicains ?

2/ La dimension gestionnaire et fonctionnaliste de la politique des États, de nature bureaucratique, fait apparaître un vide politique, l'absence d'horizons communs porteurs d'un sens politique autre, d'une alternative. Il serait celui d'une nouvelle socialisation de la société, d'une resocialisation ou d'un partage réellement universel du pouvoir, du vécu commun et des biens. Quelle conception politique est-elle encore possible qui poserait l'existence d'un commun distinct des logiques de l'intérêt privé et des rapports de force entre acteurs sociaux ? Y-a-t-il encore quelque chose comme un espace public du politique ?

3/ La crise économique et l'abandon des politiques d'extension des droits sociaux plongent un grand nombre de salariés dans des situations de précarité, de pauvreté et de dénuement, voire d'asocialité et d'anomie qui annulent l'existence politique commune. Quelle serait la nature d'un projet politique autre que celui qui prône la nécessité ou le caractère inévitable d'une adaptation impitoyable du travail et de l'allocation des ressources à la compétition économique et à la productivité ?

4/ La disposition parlementaire de l'État démocratique-libéral couplée à celle des oligarchies technocratiques et bureaucratiques est-elle la forme ultime du politique, ou bien faut-il concevoir des formes alternatives bien plus démocratiques d'organisation des pouvoirs et de décision politique ?

5/ Le processus de production des biens et de distribution des richesses est-il fondé sur des principes d'égalité, de profit pour tous, ou reste-t-il dépendant à la fois d'une appropriation inégalitaire de la valeur et d'une aliénation des populations à la consommation ?

6/ La résurgence d'une opinion politique d'extrême droite postfasciste, autoritaire, inégalitaire, élitiste, xénophobe et raciste, dissimulée derrière une protestation très formelle à l'encontre des maux du capitalisme, n'est-elle pas le symptôme d'un abandon par la gauche démocratique, qu'elle soit socialiste ou républicaine, d'une conception active de la justice et de la liberté, ou de sa relative impuissance à empêcher l'arbitraire social ?

7/ Peut-on empêcher le retour ou la montée de politiques néo-autoritaires ou de contrôle social ayant recours à des lois d'exception et à des technologies de surveillance sous prétexte de sécurité et tendant à une réduction significative des libertés publiques ?

Emmanuel Brassat

Professeur de philosophie à l'Université de Cergy-Pontoise

Le 10 mars 2014