Françoise Dolto / Jean-Jacques Moscovitz

Ma rencontre avec Françoise Dolto à propos de "Shoah"

Vingt ans après son interview de Françoise Dolto à propos du film "Shoah", Jean-Jacques Moscovitz revient pour Arte sur cet entretien.


Docteur Jean-Jacques Moscovitz : de formation psychiatrique, formé à la Société psychanalytique de Paris, puis membre de l’ex-Ecole freudienne de Paris, il est à ce jour membre d'Espace Analytique et membre fondateur de Psychanalyse Actuelle (1986). Il tient régulièrement un séminaire de psychanalyse depuis 1980, actuellement sur « Clinique freudienne et approche de la culture » à la lumière de l’œuvre de Freud et de l’enseignement de Lacan, pour questionner, à partir de la pratique analytique, le lien de l’intime au politique. Il organise depuis quatre ans des projections publiques de films (Le Regard Qui Bat) avec débats dont bon nombre portent sur la rupture de l’Histoire.

Après avoir vu dès avril 1985 lors de sa sortie le film Shoah de Claude Lanzmann, je me suis décidé, non seulement à aller voir un tel réalisateur, c’était plus fort que moi, mais aussi d’en parler avec des psychanalystes et notamment mes aînés, dont faisait partie Françoise Dolto.

J’étais tellement sous l’impact de ce film que j’ai mis trois mois pour téléphoner à Lanzmann, et encore plus pour enfin le rencontrer. A quelques psychanalystes nous nous sommes rendus chez lui sur son invitation en février 1986.

Le point important pour moi était, évidemment, que ce film me disait, me faisait entendre , me faisait voir comme spectateur de cinéma, et quel cinéma !, ce que mes proches n’avaient pu me dire, ils ne pouvaient pas, ils ne savaient pas répondre à mes questions sur ce qu’il s’était passé, comment ça avait eu lieu… Et je crois même que jusqu’à ce film je ne savais pas poser mes questions, au point que souvent je ne voulais rien en savoir, malgré l’antisémitisme que j’avais connu au lycée, de la part d’un prof’, qui me harcelait en proférant mon nom de façon insultante sur le fait que je devais écrire avec une « clarté bien française »…

C‘est tout cela que l’on se racontait entre quelques amis un jour où F. Dolto se trouvait là, quelque temps après la sortie du film. A son bon sens et son étonnement habituels s’ajoutait quelque naïveté, je dirais d’enfant d’éducation chrétienne, lorsqu’elle nous transmettait son souvenir de la période de la guerre où, disait-elle, certaines familles (très probablement juives) avaient été forcées d’envoyer leurs propres enfants en province. Franchise désarmante appelant chacun à mener plus loin sur de tels événements son propre travail d’élaboration personnel. Et indubitablement Shoah y contribuait-il comme il le fait encore aujourd’hui.

Ainsi par exemple dés lors qu’ elle affirme que c’est seule qu’elle est allée voir Shoah, était-ce peut-être parce que c’était seul que chaque juif avait subi la tourmente dans ce qui s’abattait sur lui dans l’Europe nazifiée, dont elle était elle-même témoin à plus de trente ans d’âge en 40-45 ? En tout cas j’ai estimé cette position si juste que je lui proposais un interview, ou plutôt un interview mutuel, un travail en commun.

L’interview, comme les extraits audio ici présents le montrent, a été fait avec un simple dictaphone, et du fait de son état de santé nécessitant une prise d’oxygène en permanence, je rapprochais d’elle le micro pour que sa voix soit bien enregistrée. Je lui avais déjà proposé cet entretien et elle y avait répondu par l’affirmative, et ce fut ce 30 décembre 1987 qu’elle accepta de le faire le jour même de mon appel téléphonique.

Du film de Lanzmann, j’avais déjà fait d’autres interviews tant il me fallait recevoir, témoigner pour moi-même ce que ce film produisait sur moi en en parlant à d’autres. Ainsi ai-je aussi rencontré l’auteur de « La Destruction des Juifs d’Europe », Raül Hilberg, dont le texte « Il n’y a qu’une Shoah » n’est toujours pas publié ; de même non paru également, celui de ma rencontre en Israël, avec Yeshaahou Leibowitz, grand exégète de Maimonide et auteur de nombreux ouvrages comme Judaïsme, peuple juif et État d'Israël.

Non seulement je me situais en tant que spectateur actif du film, mais aussi très concerné par l’apport que les psychanalystes pouvaient en recevoir, autant pour l’expérience comme telle que pour les ouvertures et modifications dans l’élaboration de nouvelles formes du refoulement, du rapport à l’inconscient freudien relu par Lacan, etc. De cela il en résulte la création de ‘Psychanalyse Actuelle’, association de psychanalystes centrée en grande partie sur de tels enjeux. Nous sommes en 1985, et Il y a vingt ans, bon nombre de psychanalystes en effet ne voulaient pas considérer l’impact du film sur leur pratique, leur théorie, leur éthique. D’où toutes sortes de qualificatifs attribués à notre position, comme celui de ‘salubrité’ qui évoque le nettoyage, l’hygiène, etc , point que nous réfutions car, bien que ce ne soit que maladresse verbale, c’était précisément dans le droit fil du langage ennemi du genre humain ; aussi bien que ce qualificatif parmi d’autres, celui de n’être qu’un « travail particulier », dévolu à ‘quelques uns’, point tout aussi difficile à admettre sur un thème aussi exigent quant à la formulation.

C’est pour toutes ces raisons que la rencontre a lieu : tenter de dire l’entame de l’humain par les crimes commis par les nazis, attaque signée par l’advenue du mot Shoah, de ce signifiant nouveau dans le champ des savoirs amené par ce film. Et dés lors c’est de l’entame de la psychanalyse elle-même dont il s’agit, car elle ne peut répondre ni interpréter ce qu’il s’est passé. D’où la nécessité de revoir ses concepts, le mode de relecture actuelle des démons éternels dans l’homme indicés désormais à un tel anéantissement de populations juives entières, tant à lEst qu’à l’Ouest de l’Europe, mais aussi de Tziganes, de malades mentaux, d’homosexuels. Voilà pourquoi le mot inconscient est évoqué.

Dans le genre de fulgurance qui lui était si singulière, voilà le titre qu’elle lance : « La psychanalyse nous enseigne qu'il n'y a ni bien ni mal pour l'inconscient ». Ce fut très précisément après lui avoir dit en quelques mots hors enregistrement mon souhait très vif de l’entendre sur ce qu’elle peut dire de l’effet du film sur elle-même, sur la pratique de la psychanalyse, sur l’inconscient. Comment notre discipline peut-elle ou non inscrire cela dans son corpus. Me voilà à lui citer des passages du film : l’assassinat des Juifs à peine descendus des trains et envoyés à la chambre à gaz, l’effacement des crimes en réduisant en fumée leurs corps dans les crématoires, le rôle des ‘Juifs du travail’ (les membres des Sonderkommandos), le tressage très structuré filmé dans Shoah entre les propos des ‘Juifs du travail’, ceux des Polonais témoins de ce qu’il se passait, et les dires de tueurs nazis…

Et nous commençons l’enregistrement. Là Dolto se met à parler, elle me fait ce don, ce signe qu’elle entend ma question, qu’elle se situe comme aînée pour moi. Certes elle l’avait déjà été une dizaine d’années auparavant dans le jury de ma passe, ce dispositif de témoignage du passage à l’analyste, que Lacan, même pour des praticiens déjà formés, avait promu dans son Ecole freudienne de Paris. Elle le fut aussi ce jour là par son attention dans l’échange entre elle et moi pour accueillir ce mot terrible entre nous. Terrible pour quiconque dés lors qu’il le dit, qu’il l’entend : Shoah, lancé dans le monde où nous vivons ensemble aujourd’hui. Par ce film.

La fin de l’entretien est le constat de la nécessité de protéger la parole contre les risques actuels de des-humanisation.

Amicalement nous buvons un « petit vin blanc», et je l’invite à un déjeuner avec Lanzmann qu’elle voulait rencontrer, tout comme lui-même le souhaitait. Ce fut là un moment de paix, de tranquillité pour elle avec cette présence qu’elle savait instaurer, chacun qui a eu cette chance de la rencontrer sera sensible à ce que je veux dire ici.

F. Dolto avait cette spontanéité bien féminine de sa part, dont j’ai voulu tenir compte dans notre échange, car elle se pliait volontiers au dire d’un homme pour qu’il ne soit pas en position d’avoir tort. Je ne voulais pas que cela fausse son propos. Car si ce titre a été une fulgurance de sa part, je souhaitais que ce fut pour saisir le bout du réel qui donne de la vie dans la parole, malgré le terrible de la chose à laquelle nous nous soumettions. … Du coup je me méfiais de moi-même à certains moments de l’entretien, car je craignais que ce qui se disait ne soit plus tel que ça devait l’être pour que ce soit vraiment elle qui le dise.

Très vite après notre inter-interview, elle m’adresse bon nombre de modifications faites de sa main afin que ce quelle voulait dire soit bien ce qu’elle avait à dire.

Et cela sans aucun rajout notable ; avec l‘éditeur pour le texte fini, nous avons décidé de n’enlever que certaines passages inaudibles, et notamment les miens car, parfois trop loin du micro, le son de ma voix reste trop flou.

Je n’ai pas voulu les insérer ; mais, aujourd’hui je voudrais simplement préciser quelques points, comme me le suggère l’éditeur. C’est le passage que je lui soumets que sur « la mort de la mort », soit de l’attaque de la vie des gens mais aussi de leur mort, la leur enlever, la nier, l’effacer, la soumettre au négationnisme. Voici le passage que je reprends maintenant.

J’évoque ainsi la question de la transmission possible de l'existence hallucinée de cette mort-là dans la Shoah, inimaginable pour chacun d’entre nous. Et cela en l’énonçant ainsi : « La mort de la mort... »

F. Dolto répond « c'était un cheminement vers la mort, et pas seulement vers la mort du corps. C'est ça qui est très important. C'est la mort de la dignité humaine... Non... la mort du... la mort du narcissisme, qui nous permet de vivre. Dans Shoah, il y a ceux qui arrivent à Treblinka, je crois, dans un pullman jusqu’à la fin, ceux-là je trouve que ce n’est pas la même chose que ceux qui ont été affamés, battus, soumis au travail forcé et finalement... dans la chambre à gaz. »

En en parlant aujourd’hui avec Micheline Weinstein, psychanalyste, voilà ce qu’elle avance : l'écueil d'une conversation à bâtons rompus, nous le remarquerons ici, est d'évacuer l'inconscient, ce que, dans son style, relève à plusieurs reprises Françoise Dolto. Car dans ce passage, elle s'exprime comme si elle oubliait que les bourgeois aisés hollandais, dans ce “pullman” qui filait direct vers la chambre à gaz, d'abord internés dans le camps de Westerbork, l'équivalent de Drancy en France, n'avaient pas été, ce qui est impensable, frappés d'angoisse. Cette angoisse qui paralyse aussi bien les humains que les animaux en partance pour l'abattoir, dès qu'on les regroupe pour les charger dans des camions ».

Oui, je le répète, F. Dolto comme chacun d’entre nous à ce moment là dans les années juste après la sortie du film, ne pouvait pas s’identifier à une position au point de dire une telle attaque de la mort des gens. Tout le monde meurt un jour, mais comme cela, comme ceux disparus en fumée, non…et non. Peut-être que sa foi chrétienne, l’état de sa santé, une certaine équivalence de ces morts juifs au martyr du Christ sur la Croix l’en empêchaient.

Et surtout sans doute parce que vers les années 1985-90, la prise de conscience psychanalytique de la magnitude des crimes n’était pas celle de nos jours. Parce que la psychanalyse ne l’avait pas encore inscrit. Il a fallu les élaborations à Psychanalyse Actuelle, des séminaires que j’y ai menés avec d’autres. Et aussi des ouvrages, notamment celui d’Anne-Lise Stern « Le Savoir-Déporté ; Camps, Histoire, Psychanalyse» Le seuil 2004 ; « L’écriture de Shoah » d’Anne-Marie Houdebine (2007) Ed. Lambert-Lucas (février 2008). Ouvrage aussi comme celui du Père Patrick Desbois « Porteurs de mémoire » sur les tueries de Juifs par balles en ex-URSS Ed. M. Lafont (2007)

Je voudrais terminer cette présentation par un hommage à mon père dont je parle dans l’entretien, lui qui, par son esprit de résistance et de savoir guerrier avait réussi à nous sauver tous, sans jamais porter l’étoile jaune par exemple, il nous avait emmenés du Sud de la France, quand ses parents ont été raflés à Nice, vers l’Est de la France, en « pleine gueule du loup ».

Effet de tout cela au moins en partie, j’adresse à mon fils aîné toute ma gratitude, mon affection et mes remerciements renouvelés d’avoir su faire œuvre de transmission en réalisant son 1er film « Belzec », sur ce camp d’extermination dont personne n’est revenu des 800 000 mille juifs assassinés par les nazis.

Le soutien éditorial de la revue Psy le Temps du Non dirigée par Micheline Weinstein a été exemplaire, le préambule en est la preuve la plus claire, aussi bien pour le texte publié une première fois en 1995 que pour le décryptage de l’enregistrement lui-même. Qu’elle en soit ici remerciée.


Jean-Jacques Moscovitz

Novembre 2008