De l’organisme et du corps d’un point de vue psychanalytique…

À la question de définir qu’est-ce qu’un corps, l’humain ne saurait répondre par la seule évidence biologique et physiologique. Et si nous exigeons tous d’avoir un corps, c’est sans doute parce que rien n’est plus difficile, scandaleux et mortifère que de n’être qu’un corps. La philosophie, depuis Aristote, a insisté sur la dimension d’appropriation du corps par l’individu, en soulignant à quel point la reconnaissance de son identité et de son image était dépendante du regard de face, tenu pour propre à l’espèce humaine.

La psychanalyse revient sans cesse au corps, à sa construction et donc à l’incorporel, reste et effet de cette construction. Avoir un corps n’est pas une donnée élémentaire et première de la conscience, encore moins une condition naturelle. Aussi bien ce qu’est un corps, pour la psychanalyse, ne peut relever de la moindre science naturelle.

Ce présent numéro de Figures de la psychanalyse, consacré aux « Logiques du corps en psychanalyse » suit le fil du numéro précédent sur la structure, entendue selon les conceptions cardinales de Jacques Lacan. La structure du sujet parlant s’attrape à partir du point où le symbolique prend corps. C’était, du moins, une des propositions fortes de Lacan qu’on retrouve dans Radiophonie. Il y a là une réfutation des contemplations des fausses harmonies naturelles au profit d’une pensée de la logique de l’incorporation et de la sexuation.

Il convient ici de souligner que, dès la découverte de la psychanalyse, le thème du corps y est inscrit comme l’énigme que laissent les traces du message de l’hystérie. Voilà qui mène la découverte freudienne à formuler des propositions radicales concernant l’anatomie inconsciente. S’il est patent que c’est bien l’anatomie du corps hystérique qui se révélait rebelle à toute localisation dans une cartographie organique, il n’en reste pas moins exact que c’est aussi l’hypochondrie qui mettait en valeur un ressenti physique du corps, irréductible, lui aussi, à l’organique. Dès la fin du XIX° siècle donc, deux objets cliniques imposaient l’idée d’une organicité psychique distincte de l’objectivation anatomique : la conversion hystérique et l’hypochondrie, soit la question de la symbolisation inconsciente du symptôme et celle de la douleur. Questions que nous retrouverons posées par la disposition lacanienne entre corps supporté par le signifiant et réel de la dolence du corps.

Aussi, la psychopathologie clinique contemporaine de l’aube de la psychanalyse s’était-elle emparée déjà, avec Charcot ou Cotard, de la question de la construction symbolique du corps. Une telle question trouve son empan dans cette époque de la fin du XIX° siècle qui est un temps d’exploration accélérée des épaisseurs du corps et de ses substrats, avec le dégagement de la neurologie, la découverte des lois de l’hérédité et la mise au point de la technique de la radiographie.

Cela veut dire qu’au moment où la biologie s’affirmait comme une science expérimentale n’ayant pas à donner une définition de la vie et du vivant, parce que se limitant à l’analyse et à l’exploration d’objets que le sens commun lui indique comme étant du vivant organique, la clinique que la psychanalyse naissante a prise en compte, et, en bonne part, fondée, témoignait des effets des déterminations symboliques sur le rapport du sujet à son corps vivant. La définition du corps qui en découlera fera incise dans le discours médical et biologique en mettant au premier plan un irréductible reste de jouissance et d’énigme.

Qu’est alors la forme du corps, qu’est alors le statut métapsychologique de l’organicité ? Cette prise en compte ne se fit pas, comme cela a pu être le cas avec tout ce que l’anthropologie, depuis Mauss, a nommé « techniques du corps », en opposant une matière brute et naturelle à son marquage symbolique. Les théories anthropologiques du corps trouvent leur point de départ de ceci que le corps éprouve sa consistance d’être marqué, « mordu » et entamé par le discours et par la trace. En ce sens, la contrainte subjective à marquer la matière du corporel renvoie à la nécessité singulière et collective de connaître les limites du corps, là où le corps commence et prend fin. Cette limite est le fait de discours et d’usage. Or penser le rapport entre corps et jouissance revient à poser une « mine » dans cette représentation simple du corps comme matériel brut marqué par l’usage. La notion psychanalytique de jouissance déborde l'ensemble du corpus anthropologique traitant des usages et des techniques du corps. Pour la psychanalyse le signifiant ne se pense pas sans la jouissance. On pourrait donc déjà proposer que le signifiant ne fait pas que marquer le corps, il est déjà un corps en cela que c’est la jouissance de ce signifiant, portée par ce qui des premiers soins est amour, qui permet à l’organicité somatique d’accorder ses faveurs à la découpe de la pulsion. L’observation clinique montre bien comment si l’autre primordial n’a pas pu s’offrir comme objet, alors il en advient des sujets sans support de corps et égarés dans un matériel organique sensoriel et moteur vécu comme sans limite et compact tout autant. C’est bien ce que les plus sévères expressions de la mélancolie délirante, sans relâche, rappellent à notre écoute et notre soin. Au-delà du fonctionnement physiologique, le corps fragmenté en zones érogènes s’écrit comme une succession de traces remaniées à chaque rencontre déterminante avec le réel de l’incidence de l’autre sur le sujet, traces dont l’original est perdu, à jamais. Le corps apparaît et vaut donc comme un concept qui implique l’autre non seulement comme partenaire, mais comme épreuve de la limite. Privée de cette compréhension du rôle de l’autre, la psychanalyse ne se réduirait qu’à être le nom savant et peu utile d’une nouvelle psychologie du développement.

Avec Freud, et son invention du dualisme pulsionnel, le corps ne se pense pas, ou ne se pense plus, comme matière première qui se ferait substance et forme. Le concept métapsychologique fondamental de pulsion désigne ce qui vise à sa propre satisfaction mais sans entretenir de rapport naturel, spécifié et programmé avec son objet. Il s’ensuit une amorce de rupture avec la longue tradition aristotélicienne qui oppose la matière première à l’union substantielle qu’elle réalise avec une forme. Une telle tradition reste présente dès qu’il est question de « techniques du corps ».

Allant de l’imagerie hystérique à la jouissance dolente de l’organicité inconsciente hypochondriaque, cette nouvelle texture théorique du corps rend compte d’un corps se construisant entre réel et érogène par l’ensemble des traces de l’Autre qui inscrivent la préforme de l’histoire du sujet. La pulsion donne forme au corps et à ses orifices, le corps se fait une cartographie mouvante dépendante des théâtres de la pulsion Et l’organisme inconscient est la niche d’une vie pulsionnelle habitant à l’intérieur de l’organique vivant qui, en tant qu’expression de l’inertie, peut fonctionner comme la domiciliation de la pulsion de mort.

Si le corps est donc effet d’altérisation et de limites, sa cartographie est donc dépendante d’un certain nombre de nouages entre érogène, traces et altérités. C’est à compter de ce nouage que peut revenir et la notion du vivant et celle de la substance, prise cette fois-ci non comme « bonne forme enserrant le flux matériel », mais entendue au sens de substance jouissante.

C’est sans nul doute le développement de la notion de corps chez Lacan qui indique bien ce saut conceptuel, avec et après Freud. Il ne peut ici être question de dégager une théorie du corps chez Lacan qui n’existe pas à proprement parler, mais bien d’indiquer comment les successifs remaniements théoriques influent sur la notion de corps dans l’enseignement oral et écrit du psychanalyste. Cette épopée du corps chez Lacan sera présentée ici, au risque d’une périodisation un peu simplificatrice, par la mention des « passages » conceptuels les plus remarquables. Soit les trois temps suivants :

    • Passage du corps comme image au corps comme corps du signifiant.

En un premier temps de l’élaboration lacanienne, est corps ce qui est un organisme unifié par l’image dans un jeu d’identification. Lacan développe les rapports du corps d’avec l’imaginaire. L’image du corps n’est pas un objet mais une production imaginaire. Mais si l’objet est toujours structuré comme image du corps du sujet, cela ne se fait pas sans incomplétude et sans déchirure. Un mouvement se dessine du Séminaire VII (L’Éthique…) au X (L’angoisse)… qui cherche à cerner de façon claire et logique ce que serait un objet non-narcissique. Ce mouvement part du commentaire sur la Chose freudienne, pour cerner l’objet a, avec ses caractéristiques de partiel, de pulsionnel et de non-spéculaire. C’est aussi que le langage est corps qui introduit les dimensions du manque. Nous connaissons bien ce temps de la pensée de Lacan, auquel on la cantonne trop souvent, qui est marqué par le primat du signifiant ordonnant l’organisme. En retour, beaucoup d’éléments de la matérialité corporelle sont utilisés par sacrifice ou retranchement pour nourrir le symbolique, entendu ici dans les matrices fondamentales du refus, du don, de l’échange et du contre-don. Les diverses parties du corps et les objets pulsionnels, encore posés comme partiels, dans une forme de tardive fidélité à Mélanie Klein, peuvent jouer un rôle de signifiants, au-delà de ce que le sens commun définit comme leur fonction propre (ou vitale).

    • Passage du corps du signifiant à la jouissance de l’Autre corps.

Il est important de situer ici l’aporie psychologique d’allure anthropologique par rapport à la logique à l’œuvre dans la psychanalyse dès qu’il s’agit de penser le rapport entre corps et logique de la sexuation. La différence sexuelle, entendue selon une perspective différentielle, serait présentée par un opérateur faisant jouer l’absence ou la présence d’un trait distinctif pertinent. Soit le masculin et le féminin, en tant que régions distinctes, en tant que deux totalités disjointes. Avec les usuels revêtements dont peut se remparder ou se chamarrer cette opposition : l’activité et la passivité, l’avoir et le non-avoir, etc. Alors que la logique des corps impliqués dans la logique de la sexuation ne donne pas naissance à la construction de deux essences raccordables : le masculin et le féminin mais fait naître une dissymétrie qui jamais ne se laisse logiquement commenter comme organisée autour d’un trait distinctif différentiel donné par le trésor des mythologies identificatoires.

Au cours du Séminaire XIV, La logique du fantasme (1977-1967), et uniquement lors des mois de mai et de juin, Lacan propose une articulation nouvelle sur ce qu’est un corps. Ni effet d’une image ou produit d’un signifiant, ni appréhendable préférentiellement par sa sublimation signifiante et sa participation dans les rets des dettes, des dons et des échanges, le corps devient le matériel de construction du fantasme, par quoi le sujet trouve son seul appui pour atteindre le partenaire.

L’énoncé si souvent retenu de ce Séminaire : « Le grand A comme lieu du corps » fait de A le lieu du corps marqué par la lettre. Ce moment de l’enseignement de Lacan aborde le sexuel par le biais d’une jouissance dont le fantasme permet l’interprétation. Lacan introduit les deux notions couplées de jouissance et d’acte, affirmant la séparation entre le corps de l’autre et sa jouissance.

    • Passage vers la topologie des surfaces et des nœuds

Dès les années 1973, Lacan affranchit encore plus sa notion de corps de ce qu’en connaît l’anatomo-biologie. Le rapport du corps à la jouissance, et non seulement à la vie ou au vivant, se comprend à partir d’un autre imaginaire que l’imaginaire spéculaire et qui se met en place à partir de l’objet a. Le corps est alors appréhendé comme substance jouissante « la seule chose qui en dehors d’un mythe qui soit accessible à l’expérience » (25/05/1974). Quelle en est alors sa consistance ? Loin d’être un sac qui contient des organes, loin d’être réductible à la piètre imagination d’un moi faisant enveloppe ou d’une machine désirante, il est effet de nouage entre les trois dimensions du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire. L’objet a se coince d’un nœud. À ce point de l’enseignement de Lacan, une difficulté surgit dès que nous regardons d’un peu près les représentations dessinées de ce nouage.

S’il est décisif que ce soit l’objet a qui est au centre de ce nouage, alors ce n’est plus le phallus qui est organisateur décisif et achevant de cette construction du rapport du sujet au corps. Si le phallus donne consistance ce n’est pas en tant qu’opérateur de centralité et de coinçage, mais en cela qu’il peut venir faire consistance quatrième au titre d’une existence phalliquement entretenue, ce qui va donc varier en fonction des situations et des destins du désir, de l’amour et de la jouissance et en raison de l’impossible que ces destins rencontrent. C’est aussi cela une des mises en fonction de l’objet a : « Séparer la jouissance du corps de la jouissance phallique » (Lettres de l’École freudienne, N° 16, p. 19). La jouissance alors se répartit entre jouissance du corps, soit jouissance du vivant, qui est du côté du Réel, et la jouissance phallique qui est, au contraire, subordonnée au symbolique. Ce qui s’illustre, à défaut de s’imaginer, d’une autre caractéristique du nouage borroméen, soit une différence spécifique entre le trou du Réel qui se trouve indexé comme relevant du sens de la vie, et le trou du symbolique, qui lui serait du côté de la mort. La vie ne se comprendra alors plus comme l’ensemble des forces et des mouvements qui résistent, temporairement, à la mort, mais comme une recherche de ce régime du vivant dont nous avons été coupés du fait d’être parlant et sexué. Le dualisme pulsionnel ainsi reconsidéré, fait valoir la fonction de deux supports : l’autre du signifiant localisé comme soutenant la fonction phallique et l’autre du corps qui supporte le rapport du parlêtre au Réel. Le langage devient situé comme un appareillage de jouissance du corps, ce qui donne à la parole sa saveur sexuelle et implique que toute écriture est, irréductiblement une écriture de corps. Cette avancée de la théorie lacanienne n’est pas sans conséquence. Il n’y a corps de l’être parlant que s’il y a sensorialités et découpes des zones dites érogènes. Interviennent alors des remarques sur les orifices du corps, sis entre trous réels et trous abstraits (ce que n’importe quelle observation d’hypochondrie délirante suffit à nous faire entendre), affranchissent davantage la présentation de ce qu’est un corps de toute imagerie de l’enveloppe ou de la sphère, où l’enclot d’ordinaire le bon sens psychologique. Les dernières élaborations lacaniennes sur le corps conduisent à éprouver et à situer un nouvel espace qui est celui, torique, du renversement et du retournement. « Le vivant se considère lui-même comme une boule, mais avec le temps, il s’est quand même aperçu qu’il n’était pas une boule, une bulle. Pourquoi ne pas s’apercevoir qu’il est organisé, je veux dire ce qu’on voit du corps vivant, comme ce que j’ai appelé trique l’autre jour… Il est évident que c’est bien à ça que ça aboutit, ce que nous connaissons du corps comme consistant » (Séminaire XXIV 14/12/1076)

En conclusion, il peut être proposé que si la psychanalyse, de Freud à Lacan, a subverti le dualisme du corps et de l’âme, elle a dépassé l’opposition où la biologie a longtemps séjourné qui se joue entre une nature mécanique et une animation vitaliste des corps. Elle l’a fait en dégageant progressivement la notion de corps d’un « Tout Imaginaire », puis d’un « Tout signifiant ».

Un point de cassure fissure alors les ponts entre le signifiant et le réel ; le corps est soutenu par le signifiant et il y a un réel du corps. Le corps fait signe. Et fait reste.

Ce qui insiste du corps peut-il être repris par un imaginaire qui tente de concevoir ce qui brise la continuité entre Réel et Symbolique ? Cela pourrait être un des fils rouges des diverses contributions qui jalonnent ce numéro de Figures de la Psychanalyse, qui, nous l’avons vu, fait logiquement suite au précédent regroupement centré sur la pertinence de la notion de structure.

Olivier Douville