De la solitude… et de l'écriture comme technique dans la psychanalyse d'enfants

Par Aline Mizrahi

Juin - septembre 2008

Mon ravissement devant la découverte de ce que les lettres forment des mots s’ inscrit dans ce souvenir d’enfance. Une nuit de départ en vacances, dans la voiture, mes parents sont devant, et je suis assise à l'arrière avec mon frère. Il fait bon et c'est doux. Partir tous les 4, vers de l'inconnu, fait partie de mon imaginaire de petite fille.

Par la fenêtre, l’enseigne lumineuse, TOTAL, distributeur d'essence, me ravit particulièrement. J'égrène les lettres :

T ; O ; T ; A ; L, je lis, TOTAL, je répète cette suite, ça devient une comptine que je fredonne.

TOTAL = TOTO/ALINE, le nom de mon frère et le mien, mêlés, en lettres lumineuses, s'affichent en grand, donnant au voyage la possibilité de se poursuivre. Rester, dans le mouvement de ce départ, ensemble....

« ... Ecrire ne prend rien du tout, écrire rêve de ne pas arrêter ce qui est en train de se perdre, rien de plus impuissant et désespéré, donc rien de plus fidèle aux infidélités de la vie, me dis-je, ... » Hélène Cixous, Si près, p.11, 12.

Plus tard, j'ai aimé transcrire, traduire, faire du lien et mettre du sens.

Embauchée dans une institution, j’ai rencontré des enfants en difficulté, parlé avec eux. Dans le tourbillon de leurs paroles légères, j'ai tenté de les aider à leur donner le poids du sens, travail d'ancrage.

Je me suis prêtée au jeu des faire comme si, et me suis faite secrétaire, gardien, consigne.

Dans une cure analytique, la liberté laissée à l'enfant, en la présence d'un analyste, provoque une régression. Travail de remise en jeu de l'archaïque ; le pulsionnel se déchaîne, et vient convoquer les figures tutélaires qui l'accompagnent. Dans l'ombre de quel autre imaginaire très puissant, terrifiant, l'enfant grandit-il ?

Au plus proche : l'enfant se colle à moi, me touche, me demande câlins et biberons. Mais aussi, il m'administre piqûres et nourritures, et tente de me faire mal.

Corps à corps.

Lorsque j'ai commencé à recevoir des enfants, l'un d'eux me plongeait dans la confusion et le désespoir de ne rien comprendre à ce qu'il me lançait, mots et répétitions. J'envisageais de recevoir ses parents pour qu'ils m'éclairent. Après réflexion, il m'est apparu que je devais tenir ma place et accepter de n'y rien comprendre.

Besoin de m'appuyer ? Je commençais à écrire ce que j'entendais. Strictement.

Des mots écrits à quoi se raccrocher quand la tempête fait rage autour.

« Maintenant que je suis sur le point de m'engager dans la relation d'une vie silencieuse, une vie peut-être inouïe dans le monde...»

« Il me vient en l'esprit que je perdrais la connaissance du temps, faute de livres, de plumes et d'encre... Pour éviter cette confusion, j'érigeais sur le rivage où j'avais pris terre pour la première fois, in gros poteau en forme de croix sur lequel je gravais avec mon couteau en lettres capitales cette inscription: j'abordai ici le 30 septembre... » Daniel De Foë, Robinson Crusoë, p.73 et 74.

Robinson Crusoë, dans la solitude de son île, pour éviter l'inouï et la confusion, écrit. Il commence un journal, dans lequel il relate la construction de ce poteau indicateur... indicateur du temps qu'il fait exister par sa présence même.

Car il s'agit aussi et dans le même temps, d'un travail de refoulement.

Moins de pulsions, et plus de processus secondaires. Travail de décollement, de décalage… C'est à dire, moins de corps, plus de parole.

Dés que possible, j'essaye de dégager mon corps, le sien, qu'ils soient remplacés par des poupées et autres nounours. Que l'affaire se passe entre petits personnages, qu'elle puisse être dessinée, racontée enfin.

Description évidemment schématique, pour ce que chaque enfant y parcourt son propre chemin.

A ce travail d'élaboration psychique, de « secondarisation », l'émergence d'un récit participe.

Quand rien ne va, Noura se terre dans un coin, et vit des colères/tristesses au cœur de la solitude : nul ne peut approcher.

On me l'amène, pour qu' « elle puisse parler ».

Noura est une petite fille sage et dessine des cœurs, des fleurs pour sa maman, des fillettes en rose... Je me désespère de la voir un jour quitter cet univers aseptisé, ripoliné en couleurs pastel. C'est par son corps qu'elle va commencer à sortir de la place silencieuse et immobile où elle s’était logée.

Maladroitement, elle essaye des roulades, des sauts à la corde... Puis elle commence à construire des cabanes, sous lesquelles elle peut se glisser. Elle me demande de l'aider et j'invente pour elle, dans mon bureau, des tentes, des constructions éphémères dont elle explore l'espace, d'abord par le bas, ensuite par le haut, elle grimpe, saute, va et vient. A sa demande, je la guide de la voix dans ses périlleux exercices d'équilibriste. Elle s'enhardit et monte, de plus en plus haut, et après avoir touché le plafond avec un bâton, elle va le toucher avec ses mains, puis sauter par terre.

Rien de très construit dans ce qu'elle dit. Prénoms d'enfants, petites comptines, « j'ai peur », « au secours »... Ce qu'elle amène, elle me le montre avec son corps. Elle le met en jeu dans de l'être et du faire, plutôt que dans un faire comme.

Et je suis là, présence, je l'aide, l'encourage ; je la soutiens dans ses explorations de l'espace, et des capacités / limites de son corps. Fonction d'étayage. J'attends...

C'est l'apparition d'un crocodile qui me fait imaginer le passage à autre chose. Ce crocodile, qu'elle a posé par terre, elle va l'utiliser pour dire sa peur.

La possibilité d'un autre univers apparaît. De la peur de tomber, où elle était fixée, d'autres peurs vont émerger. Mon bureau le lieu où elle va les affronter, s'y confronter.

Un récit se déroule. Maintenant, ça se joue : il ne s'agit plus de tables, de chaises sur lesquelles monter, et d'une couverture qu'on déploie, mais bien d'hôpital, et de fantômes, d'accidents.....

Avec la possibilité d'encore plus de métaphore, le monde extérieur s'éclaircit. La peur initiale et tragique, transmise peut-être, inscrite dans les premiers temps de son histoire, qui l'envahissait se dit autrement. C'est une histoire, dés lors, qui se construit, passage à un autre moment de la cure.

Je me dégage de la scène et lui propose le dispositif suivant : elle me raconte l'histoire que j'écris...

Il ne s'agit pas d'écrire pour raconter ce qui s'est passé dans la séance, ce que j'ai compris, ou pour ne pas oublier. Ma main écrit ce que il/elle me dit d'écrire. Ce qu'il est en train de jouer, j'en fais une histoire, je fais exister un nouvel objet, intermédiaire entre lui et moi, espace transitionnel, qui nous appartient, que nous construisons. Du reste, pas besoin de traces. C'est d'une histoire qu'il s'agit, que je note sous sa dictée, que nous écrivons ensemble.

1er temps : Joël arrive d'une activité peinture, il se lave les mains dans le lavabo de mon bureau ;

2ème temps : Avec la dînette, Joël me prépare à manger en utilisant l'eau pour faire la soupe, etc. Nous jouons une scène où il me vouvoie : il est Joël, et je suis Aline. Ca baigne dans la gentillesse.

3ème temps : C'est la même scène, mais Joël est le papa, et je suis la maman. Et toujours la gentillesse.

4ème temps : Joël me demande les playmobils avec lesquels il joue depuis plusieurs séances. Dans le bureau, nous nous déplaçons ; changement aussi de lieu psychique. Celui des playmobils est celui où Joël vient jouer les peurs qui l'inhibent, lieu d'accidents terrifiants, où ça ne cesse de mourir... C'est le moment où il me dit : « tu écris ».

On voit bien dans cette suite de courtes séquences, les déplacements, et comment le transfert évolue. Dans le dernier temps, les personnages de l'histoire ne sont plus incarnés par nos corps.

En retrait de la scène, à coté de l'enfant, j'entends avec lui, et avec lui dans la surprise, ce qu'il énonce. Ce sont les personnages playmobils qui jouent et parlent. Ce sont leurs paroles qu’il me demande d’écrire.

Un autre jour, Joël va passer de ses peurs d'un accident, dans la réalité de la pratique d'un sport, à un accident qu'il fait subir à une voiture de police en utilisant le même signifiant. C’est au moment du passage à l'histoire avec les petits personnages, quand il s'agit, non plus de l'accident qui pourrait lui arriver, mais de celui qui arrive à la voiture de police, qu’il me dit : « allez, on fait l'histoire » .

Du texte s'écrit, celui de leurs paroles. Le regard s'est décalé. Ensemble, nous les regardons, et nous écoutons ce qui se dit, nous en prenons note, en prenons soin. Nous sommes sortis du face à face.

« ... Je tiens à ce que le malade s'étende sur un divan et que le médecin soit assis derrière lui de façon à ne pouvoir être regardé. ..... Comme je me laisse aller, au cours des séances, à mes pensées inconscientes, je ne veux pas que l'expression de mon visage puisse fournir aux patients certaines indications qu'il pourrait interpréter ou qui influeraient sur ses dires.

.... je maintiens cette mesure qui a pour but et pour résultat d'empêcher toute immixtion, même imperceptible, du transfert dans les associations du patient et d'isoler le transfert, de telle sorte qu'on le voit apparaître à l'état de résistance, à un moment donné. », Sigmund Freud, La technique psychanalytique, p. 93.

D'abord ils sont deux, le malade et Freud, puis, une fois que l'analysant est sur le divan, et l'analyste derrière, c'est d'un « on » qu'il s'agit. Nouvelle modalité du transfert .

« Ici nous devons rappeler que le travail analytique consiste en deux pièces entièrement distinctes, qui se jouent sur deux scènes séparées et concerne deux personnages dont chacun est chargé d'un rôle différent... l'analysé doit être amené à se remémorer quelque chose qu'il a vécu et refoulé..... L'analyste... devine... construit ce qui a été oublié... » Sigmund Freud, Constructions dans l'analyse, p.270.

Les deux « pièces » du travail s'enrichissent mutuellement. Aujourd'hui, les analysants s'aventurent eux-mêmes dans cette construction, reconstruction de leur histoire, interprétation. Donner du sens.

La construction d'une histoire, avec l'enfant, n'assume-t-elle pas la même fonction ? C'est-à-dire l'introduction de la signification, de lien entre éléments différents, temporalité et sens.

Comment faire avec les fautes de prononciation, les mots qui manquent, les répétitions, ce que je ne comprends pas.

Contraintes du passage. Faire de l'écrit avec ce que j'entends m'oblige à un choix, et opère un resserrement au niveau de la signification. Découpages en mots et mise en ordre par l'orthographe, transformations nécessitées par le fait même d'écrire. Avec le temps que ça prend, le temps de l'écrire, le défilé du un par un, le corps mis au pas. Le sens sur la feuille indique une direction, j'écris de gauche à droite, du temps s'inscrit.

Quand il me demande que je relise, une forme a fait son apparition.

La psychanalyse est un travail psychique qui aide l'enfant à trouver une place, pour se dégager du centre même de la scène où il reste parfois tourbillonnant. Pour pouvoir tenir parole, il lui faudra se positionner.

Considérons le moment où Jonathan peut s'inscrire dans la scène qu'il met au travail. Il m'a mis dans les mains une poupée, et me fait jouer une maman avec son bébé. Selon ses consignes, je lui donne à manger, le soigne, lui fait faire caca, nettoie le caca, et le couche. Et je répète, après lui, ce que l'un et l'autre disent. Il reste tout contre moi, debout, et me dicte ses indications, en tachant de contenir son excitation. Il tourne ici et là dans mon bureau; sautille et s'agite à coté de moi....

Mais quand le bébé dort, il fait un cauchemar, que Jonathan me raconte : « y'a un monstre qui est arrivé ; il envoie une fusée ; le bébé explose ».

C'est au moment où Jonathan passe dans le registre du récit qu'il peut entrer dans la scène : il incarne alors un nouveau personnage, le papa : « le papa, c'est moi », et peut désormais tenir parole : « il (le bébé) va dormir avec nous ». Ensuite il va dormir avec la maman, pendant que le bébé reste seul, de son coté.

Faire exploser le bébé jouisseur de la mère permet à Jonathan de se dégager du centre de la scène où toutes les places sont confondues. Lieu des pulsions, trop vivantes en lui, et dont il est toujours à la limite de les laisser l'envahir.

La mise en récit ouvre au jeu et au défilé des identifications. En s'imaginant à une place, celle du père, c'est lui qui dit l'ordre et l'organisation familiale, et rappelle l'interdit de l'inceste.

« Ecrire, c'est à dire être seul » écrit Henri Raczymow, Dix jours « polonais ».

J'écris avec lui, pour lui, contre quelle solitude ? Comment penser la solitude d'un enfant ?

« ... Aujourd'hui nous marchons au hasard et nos pieds fraient dans les cendres. Nous n'avons pas connu l'histoire. Nous ignorons tout du sens de la marche. L'époque ne nous concerne pas et la société est une fiction trop immense pour seulement se la figurer. Nous allons et venons au gré du courant et tout nous glisse entre les doigts. Nous nous accrochons à ce qui nous rassure et nous retient, nous relie et ainsi, frottés les uns contre les autres sans jamais nous toucher, nous avons moins peur et quelque chose semble se dessiner. Mais rien de précis ne s'affiche jamais nulle part, le vent souffle et le givre est partout. Noyés dans la masse nous dérivons, tremblants de froid nous avançons, comme des têtards aveugles. » Olivier Adam, Falaises, p.206

A la proposition que je fais à Luna, dont la parole errante n'arrive pas à échapper aux ritournelles qui l'envahissent, d’ancrer ses mots au travers de mon corps / appareil psychique en les écrivant, et de leur donner visibilité et présence, par leur inscription sur papier, elle me répond : « on écrit… c’est une blague… c’est un secret… ».

Ce que j’entends : dans ces conditions, le possible d’une parole vivante peut s’envisager. Effrayés par l'énormité de ce qu'ils ont à affronter, les adultes se taisent. L'enfant non plus ne peut pas dire.

Par le silence entendu, il a été rendu muet.

Un espoir : que le dépôt sur papier que constitue l'écrire puisse donner la possibilité, à une parole, de se soutenir de sa trace même.

Aline Mizrahi

juin - septembre 2008