Nous, la Mort, le Soin[1]

Par Robert William Higgins


Regarder ici, l'enregistrement du séminaire du 19 janvier 2022


Une question évitée

Les psychanalystes, sont encore et de longtemps, réticents à qualifier leur pratique comme relevant du Soin, voire à l’idée même d’examiner les rapports de l’Analyse avec le soin. Peut-être davantage en Europe continentale, notamment en France et plus particulièrement de la part d’analystes appartenant à la mouvance lacanienne[2]. Malgré leur présence croissante dans des services hospitaliers et leur participation quasi systématique, depuis les trente dernières années, dans les équipes de soins palliatifs, ils ne se sont guère laissés réinterroger, encore moins inquiéter, par ce que le philosophe Frédéric Worms a nommé « le soin ultime », soin au bout de la vie, mais, plus encore peut-être, paradigme, essence même du soin ? C’était l’occasion de remettre en cause leur position de se faire, pour défendre le sujet, les « avocats du seul désir », et de réexaminer ce que cette défense pouvait impliquer au-delà – ou plutôt en deçà, nous allons le voir - du désir. De questionner l’impensé de cette position ? Et réciproquement de contribuer avec médecins et soignants à approfondir ce qu’est le Soin ? La rencontre semble fréquemment avoir été manquée, la coexistence assez pacifique mais plutôt étanche, les analystes se contentant bien souvent de conforter, voire d’asséner, leurs certitudes, ou – plus grave ? – de garder pour eux, secrètes, les remises en question tant pratiques que théoriques auxquelles pouvaient les conduire leur fréquentation des mourants et de ceux qui en prenaient soin, de crainte d’être accusés de ne plus faire de la psychanalyse.

La pandémie du Covid 19 réactualise, de façon pressante, cette question du Soin et de la Psychanalyse. Elle a conduit de nombreux analystes à proposer à leurs patients des séances par téléphone. Certains l’ont refusé. La parole et l’écoute, préservées, privilégiées même, par le téléphone ne suffisaient plus. Là encore, avec l’interdiction de visite, aux effets tragiques, dans les EPHAD, manquait la présence, réelle, là à côté, à côté de moi patient, de celui qui m’écoute, comme de la mienne à côté de lui[3]. Et cela résonne avec ce que Freud dans un texte, répudié par lui, largement négligé aujourd’hui, l’Esquisse d’une psychologie scientifique, adressé en 1895 à son ami Wilhelm Fliess, un temps objet de sa passion, disait du Nebenmensch. Littéralement celui qui est « à côté », proche[4], indispensable pour que le nourrisson puisse supprimer (Freud allait plus loin que Fechner, qui lui s’en tenait à l’apaisement[5]) les tensions dues aux excitations, externes comme internes, qui l’assaillent - ce qu’il ne peut faire seul, de lui-même- qui le font s’agiter, émettre des cris, signes de sa détresse, de son Hilflosigkeit, traduite aujourd’hui par « dés-aide » – « dé-soin » serait peut-être plus juste. Indispensable, car « expérimenté », « secourable », mais de façon surprenante, non-genré, alors qu’il s’agit de soins essentiellement, à l’époque, « maternels » – neutralité mettant à distance le maternel, ou marquant qu’il s’agit là de transmission de l’humanité ?

Ce texte de 1895, dont Freud a interdit la publication (origine peut-être de nos difficultés avec l’idée même de soigner) n’en a pas moins gardé une postérité remarquable. Ce que Freud y dit de la relation entre le Nebenmensch et l’être en détresse pouvant légitimement être considéré comme une définition à la fois minimale mais essentielle de la situation analytique, en être le socle, en-deçà, mais condition même, de l’élaboration interprétative : un sujet humain et « à côté » de lui (non pas en face, importance du latéral, nous le verrons), un autre, qui l’écoute. La description minutieuse qu’en fait Freud reste pertinente aujourd’hui pour s’opposer à une conception réductrice de la relation de soin – comme du besoin auquel il répond - de bien des analystes !

« Nous et la mort »

Or un moment très important de cette répudiation est un texte de 1915, écrit en pleine guerre - ses trois fils sont mobilisés, et Martin sur le front - Considérations sur la guerre et sur la mort, et particulièrement la seconde partie, Notre relation à la mort – dont il existe trois versions, un brouillon, abondamment raturé, corrigé, qui aboutira à une première version (elle-même modifiée dans les Considérations) au titre plus impliquant, Wir und der Tod ? (Nous et la mort). Texte d’une conférence dans laquelle Freud s’adressait à ses « frères » du B’nai B’rith, Les Fils de l’Alliance. Freud n’y dit pas un mot du Nebenmensch et renie ce qui dans l’Esquisse, était le fondement de l’Éthique. Mais sans la moindre référence au texte de 1895, sans aucun argument ne serait-ce que pour réfuter sa position précédente ! Absence d’autant plus surprenante que cette association juive avait des buts humanitaires, outre la lutte contre l’antisémitisme : prendre soin des pauvres, des persécutés, de la veuve et de l’orphelin, et que dans la première partie de son texte, « La désillusion causée par la guerre » - par rapport au développement de la civilisation, des rapports moraux, il souligne explicitement, pour la déconstruire, « la rage aveugle » de la guerre qui, « ne reconnaît pas les « prérogatives du blessé et du médecin », n’épargne pas les non belligérants, les femmes comme les enfants.., bref, multiplie les exemples de violations de ce qui relève directement du soin. Comme si Freud avait littéralement refoulé ce texte écrit 20 ans avant ! Marque d’un très profond conflit psychique dont témoignent les variantes, comme le fait que Freud dans ce texte de 1915, s’il se montre très pessimiste, martelant que l’homme n’a cessé, dès ses origines de nier la mort, n’en maintient pas moins, de façon obstinée, tantôt hésitante, timide, un peu abstraite, tantôt plus convaincue, l’espoir d’un nouveau rapport à la mort. Formule étonnante ! Le reniement de ce texte de 1895 nous apparaît d’autant plus regrettable qu’avec le Care, nous pouvons apercevoir ce que ses premières intuitions auraient pu offrir à Freud, pour étayer, soutenir cet espoir, et aujourd’hui peut-être, nous permettre, de renouveler l’analyse ?

A première vue l’émergence du Care apparaît comme une réponse à notre crainte d’avoir « perdu la mort », effet de ce que j’ai pu appeler une « mise en science - et en management – de la mort » caractérisant notre « mode de subjectivation[6] » (Michel Foucault) de la mort - mais ne serait-il pas plus juste de parler plutôt de dé-subjectivation ? - tant nos difficultés de subjectivation de la mort aujourd’hui semblent grandes dans nos sociétés industrielles, scientifiques, et managériales…

Un exemple ? : Un médecin qui affirmait à des soignants émus que ce n’était pas le malade qui pleurait mais sa tumeur cérébrale, pourra le lendemain dire à ce même patient qui lui confiait en avoir marre : « Votre femme aussi en a marre » ! Clivage. Le patient tantôt réduit à une chose, tantôt « Mauvais sujet », qui use mal de l’information médicale, comme de son autonomie, et tarde à mourir.

Mais, en histoire longue, j’en ai la conviction, le Care, en-deçà d’une réaction violente, contre l’éthique kantienne du soin (John Rawls) de l’Amérique du Nord, faisant de la pratique du soin l’effet de l’application de Grands Principes, majuscules, comme l’Altruisme, mettant au contraire l’accent sur la situation, les relations entre soignant et soigné, est, plus profondément sans doute, une réponse à une désillusion bien plus radicale que celle de Freud, liée au tragique, inédit, inouï, des massacres du XXIème siècle, de la première guerre « industrielle » de 14-18 à la Shoah et aux Camps soviétiques, la question n’étant plus celle de la fragilité de la Civilisation, mais de la déshumanisation.

Pour dégager les implications et conséquences de cette Esquisse du premier Freud en écho avec la question actuelle du Soin, nous la relirons en prolongeant le travail remarquable que Monique Schneider lui a consacré[7], mais en le prolongeant en le mettant en rapport avec Notre relation à la mort, son brouillon et la conférence au B’nai B’rith, ainsi que la première partie des Considérations.

Dans cette partie des Freud écrit : « Le maintien de la civilisation, même sur une base aussi discutable (elle n’a pas opéré de véritable transformation des pulsions), permet d’espérer que chaque génération nouvelle fraiera la voie à un remaniement pulsionnel continu (nous soulignons), porteur d’une civilisation meilleure… ». Cette expression résonne avec ce que nous semble opérer le Care aujourd’hui, et de façon bien plus concrète, bien plus efficace, allant bien plus loin que les « développements ultérieurs » et l’« un peu plus de sincérité et de franchise » dont Freud, dans la conclusion de cette première partie, espérait qu’ils puissent modifier « (le) regrettable état de choses » que constituait le constat des « limites du pouvoir rassembleur d’Éros », et de « l’effacement des acquisitions morales ».

Là, dans cette première partie, Freud semble avoir vaincu quelque chose. Il est plus confiant que dans la seconde, version remaniée de la conférence au B’nai B’irth, et de son brouillon, écrits quelques jours plus tôt, beaucoup plus pessimistes. Les trois variantes publiées et commentées par Martine Lussier[8], témoignent de l’intensité du conflit qui assaillent Freud et que traduisent hésitations, ou alternance de phrases quasi contradictoires. Plus crues, sombres, elles font sentir davantage les mouvements pulsionnels, les résistances qui travaillent Freud. Martine Lussier note son implication personnelle, le dit « désemparé » - lui-même se dit « troublé » - veut entendre ce Nous, de Nous et la mort, comme un, « Moi Freud et la mort ». Mais, en tenant compte d’une certaine difficulté que la psychanalyse semble avoir avec le « Nous », ne peut-on donner à cette remarque une portée plus grande ? Y voir, un « Moi Freud, certes, mais comme être humain », bien au-delà du « Nous du B’naï Brith », ou du « Nous les juifs », ou même du « Nous Occidentaux » (qui se veulent supérieurs), la question du lien du « Nous » avec la mort, la mort comme « fabrique » du Nous, entre nous les hommes ? Pas le « nous » communautaire, mais celui de la solidarité des origines (P. Quignard). La mort comme « ce que nous avons le plus en commun » ainsi que l’écrit le philosophe Jean-Luc Nancy, faisant entendre à « Nous lecteurs » que c’est la mort qui nous pousse à faire société humaine ? Pensons à Pierre Legendre qui voit les grands monuments religieux ou politiques et le Vide qu’ils enserrent, comme un retournement de l’Abîme, de la Mort - pour signifier la majesté de la Loi ! – et en fait une Voûte, un immense abri.

C’est bien de ce Nous-là dont Freud dit que la guerre, les « dizaines de mille en un seul jour », bouleversent, « balaient » notre relation (de négation, d’ignorance, de refus) à la mort et qui fait qu’ « On est forcé de croire à la mort », alors que « personne ne (croyait) au fond à sa propre mort », que « seuls les enfants » parl(ai)ent « sans crainte » de leur désir de la mort de l’autre, et qu’effondrés par la mort d’un proche, nous l’admirions comme quelqu’un « qui a réussi quelque chose de très difficile ». Mais c’était, une vie « appauvrie », ne trouvant plus que dans la fiction « des hommes qui savent mourir… réussissent à en tuer un autre ». Occasion, de se demander si rien d’autre ne peut nous faire croire à notre mort ?

D’autant que Freud oppose les combattants pour qui « La vie… est redevenue intéressante… » ! – à « ceux qui sont restés à la maison et n’ont qu’à attendre de perdre un être cher », et sont « perturbés », « paralysés » de ne plus pouvoir maintenir l’ancienne relation à la mort (refus, négation, hypocrisie…) « sans en avoir encore de nouvelle ». Mais que pourrait être cette relation nouvelle à la mort sur laquelle Freud revient là encore ? Vraie question ! Freud nous dit que « nous y serons peut-être aidé[9]» en explorant le rapport à la mort « de l’homme des origines » et celui qui, « encore maintenu en chacun de nous, se cache dans notre inconscient ». « Se cache » - soulignons le terme - car cette question du soin a un lien étroit, nous allons le voir, avec celle de la place de la mort dans l’inconscient.

La façon dont Freud va se servir de ce rapprochement entre l’homme des origines, ou le primitif, et l’homme contemporain est tout à fait remarquable dans son caractère paradoxal même. Freud martelant une quasi-identité entre l’homme des origines et nous, mais comme pour n’en marquer que davantage certaines différences, que soulignent les variantes.

Nous ne sommes pas différents (« presque pas » dans la dernière version) de l’homme primitif qui « prend au sérieux » la mort s’il s’agit de la mort de l’autre, qu’il n’avait « aucun scrupule à provoquer », plus cruel que l’animal qui ne tue pas ceux de sa propre espèce », « mais d’autre part … (nie sa propre) mort ». Notre inconscient d’hommes civilisés, ne connaissant « absolument rien de négatif … se conduit comme s’il était immortel ». « Rien de pulsionnel[10] en nous, ne favorise la croyance en la mort ». La formule invite à se demander si quelque chose d’un autre ordre que pulsionnel pourrait permettre de « croire en la mort », et si à l’inverse la théorie même des pulsions nous en empêcherait ?

Freud le répète : « L’Histoire est pour l’essentiel une suite de meurtres ». « Nous sommes nous-mêmes (selon nos motions de désir inconscientes) comme – mais « peut-être » nuance la dernière version - les hommes des origines une bande d’assassins ». « Notre inconscient… inaccessible à la représentation de notre propre mort, est plein de désirs meurtriers sanguinaires à l’égard de l’étranger ». Il insiste sur la culpabilité qui « écrase l’humanité depuis les origines », sur l’« ambivalence » des sentiments, pour voir dans « Tu ne tueras point », la preuve même de la primauté du désir meurtrier. « Un interdit si puissant ne peut se dresser que contre une impulsion d’égale puissance », il n’est pas l’effet de « la force de motions morales nécessairement implantées en nous ». Si ce n’est que de l’homme primitif qu’il précise qu’ : « il lui fallait dans sa douleur faire l’expérience que soi-même on peut mourir, et tout son être se révoltait contre la reconnaissance de ce fait », il rappelle pour lui comme pour nous, que la personne chère « était une part de son propre moi bien aimé », un « bien intérieur » mais, d’un autre côté « recelait une part étrangère voire ennemie » (source d’hostilité et de culpabilité). Soulignons ici que Freud, à propos de la mort évoque bien davantage les désirs meurtriers, mis en acte ou d’une « réalité » seulement psychique, que la mortalité en tant que telle. Et c’est sur cette ambivalence des sentiments qu’il va s’appuyer pour affirmer l’origine « réactionnelle » de l’éthique. Et écrire, à propos de l’homme primitif, la célèbre phrase : « Auprès du cadavre de la personne aimée prirent naissance non seulement la doctrine de l’âme, la croyance en l’immortalité, et l’une des puissantes racines de la conscience de culpabilité chez l’homme, mais aussi les premiers commandements moraux ». À partir de ce Notre relation à la mort de 1915, nouvelle version de Wir und der Tod, Freud ne cessera de marteler cette conception « réactionnelle » de l’éthique dont la source n’est que dans la culpabilité due aux vœux de mort inconscients à l’égard de la personne chère qui renvoient ultimement à ce que Freud dit du meurtre du père de la horde dans Totem et Tabou. Mais, encore une fois, sans la moindre citation, et encore moins sans aucune réfutation argumentée d’une phrase du texte de 1895, d’une facture pourtant si proche de celle, écrite 20 ans plus tard que nous venons de citer, où Freud attribuait une origine radicalement différente à l’éthique, concluant à propos de l’incapacité de l’organisme humain à ses stades précoces de provoquer l’« action spécifique » pouvant supprimer l’excitation, sans une aide extérieure » (celle-là même du Nebenmensch) : « L’impuissance originelle de l’être humain devient ainsi la source première de tous les motifs moraux[11] ».

Et ce, alors même que dans ce texte de 1915, il historicisait la relation à la mort, insistait sur les changements qui avaient pu se produire depuis l’époque de l’homme des origines, les différences avec lui, comme avec le sauvage, nous permettant d’espérer, malgré l’identité profonde, d’autres changements, voire des « transformations en profondeur ». Laissant s’exprimer sa préférence pour l’homme primitif, il dit que « l’Homme actuel civilisé, en proie à la même ambivalence « n’invente, (lui), ni doctrine de l’âme, ni théories religieuses, ni philosophie, n’engendre que la névrose[12] ». Regrettant chez l’homme actuel que l’interdit soit affaibli chez l’homme civilisé qui retrouvera « joyeux » femme et enfants, « sans être troublé par la pensée des ennemis… tués dans le corps à corps ou par une arme à longue portée », moins « délicat » que le sauvage, qui ne pourra pénétrer dans son village, ni toucher sa femme avant d’avoir expié ses meurtres guerriers par des pénitences souvent longues et pénibles ». Souligner chez l’homme des origines une place plus grande faite à l’autre, une considération de, et pour l’autre, plus marquée, n’aurait-il pas pu - ou dû - évoquer résonner avec le secours que le Nebenmensch apporte au nourrisson en détresse ? La déception de Freud pouvant nous apparaître aujourd’hui comme proche de Lévinas éclairant l’inhumanité de l’Occident par l’ontologie de la puissance, l’impersonnalité de l’universel, la virilité, le refus du maternel, du féminin, appellant à un autre régime de la pensée, une autre éthique dont Freud, avait été, pourtant là, en 1895, tout près. Prenant naissance non plus devant le cadavre, mais devant le nourrisson, paradigme de notre vulnérabilité.

Freud se met concrètement, et longuement à la place de l’homme des origines devant le cadavre de « la personne chère » qu’il vient de perdre, mais n’évoque presque rien de ses sentiments devant ce que pourrait lui annoncer la boîte aux lettres concernant la vie de ses fils. Comme si les désirs de mort, la culpabilité qui en résulte, absorbaient, recouvraient, effaçaient la crainte pour le proche vivant.

Le Nebenmensch au secours de l’Hilflosigkeit de l’enfant

La façon dont Freud, parti d’une hypothèse extrêmement scientiste, pour tenter de trouver une solution au problème de l’enfant face à l’excitation externe et interne et qui se manifeste par des mouvements, une agitation, des cris, introduit l’« aide extérieure » du Nebenmensch laisse deviner le soubassement phantasmatique et pulsionnel de l’asepsie théorique radicale, « inhumaine » qui sous-tend le point de départ de sa démarche (réduire l’enfant au neurone, l’excitation à l’état zéro). Défense contre la découverte du sexuel, l’excitation interne, son énigme et ce qui dans sa nature, comme il le dira plus tard, n’est pas favorable à la pleine satisfaction (envers même du retour au zéro) ?, qui hante Freud comme le trahit sa célèbre phrase : « De quoi rêve l’oie ? De maïs »…bien plus évocatrice d’une conception, assez réductrice du besoin, que du désir censé inspirer les rêves ? Mais peut-être plus encore, défense contre la peur de la contagion du malaise « inqualifiable », manifesté par l’enfant, et que ces « solutions » extrêmes pourraient conjurer ? Monique Schneider, le confirme, éclairant le texte par la situation affective dans laquelle se trouve Freud au moment où il écrit, « dans celle de l’enfant, écrit-elle qui n’a à sa disposition que la réaction de fuite... l’expulsion et le retour à l’état zéro de l’excitation ». Ses lettres en témoignent, il se situe par rapport à son ami Fliess dans une position d’extrême humilité. Se représentant comme une « figure du rien », face à l’ami, « incarnation d’un Autre avec un grand A, dont il attend un don de vie, d’existence » (Repräsentant des « Anderen », « premier public », « juge suprême » comme le souligne Lacan), qui conduira Freud à préférer le couple, un binôme au groupe, de la communauté scientifique notamment, et à des suites tout à fait positives, cet « espace privilégié, par exemple, permettant une « attention » plus aiguisée aux phénomènes psychiques « nouveaux », pressentiment de l’« attention flottante ».

L’introduction du Nebenmensch, est préparée par une série de changements de vocabulaire, marquant une distance par rapport au scientisme, rendant possible son entrée en scène en même temps que celle de l’humain.

La considération des « grands besoins vitaux », Not des Lebens, introduit une connotation fort peu scientiste, ni même scientifique – Not pouvant être traduit par « urgence », « malheur », « péril », ou « détresse » - prise en compte d’une nécessité interne qui oblige à passer de la pure expulsion à un début d’orientation (trachten, chercher à) qui ouvre la voie à une satisfaction Befriedigung, sortie de l’orbite funèbre, mortifère, du pur « retour à un état zéro ». Des termes évoquant l’accouchement sont de plus en plus présents.

Monique Schneider souligne bien une certaine pertinence clinique que garde cette fiction mécanique de départ permettant en effet de penser la réaction thérapeutique négative, le retrait devant l’imprévisible, le menaçant, où peut rester prisonnier, l’être totalement « sans aide », Hilfloss. Cela n’en fait que mieux apparaître que les cris et mouvements de l’enfant ne sont pas d’emblée un appel, un secours qu’il attend. L’enfant est bien « perdu » - terme peu scientifique - comme le neurone, « dans la masse et les parties tissulaires étrangères », désorienté comme Freud.

Autre concession : grâce à la trouvaille des neurones sécréteurs et d’une possibilité d’évacuation vers l’intérieur, et des « barrières » ayant la double fonction de contact et de capacité à tenir à l’écart, le modèle radical de la décharge laisse place à une possibilité d’« emmagasinement » et ouvre la voie à la distinction entre neurones liés à la mémoire et neurones liés à la perception. Ces derniers peuvent « trahir » la mémoire. Mais, à l’inverse, la perception peut être source de nouvelles proies pour la mémoire ! Retour à l’impasse de l’expulsion et au funèbre. Songeons à Bartleby, nous dit Monique Schneider.

Agitation et cris ne sont pas, pas d’emblée, pas encore un appel, la souffrance de l’enfant est « non-vécue ». Elle n’est que l’échec de l’expulsion, que Freud nomme « refus », Versagung. Elle n’est pas encore à situer du côté de la réceptivité, mais du côté de la réaction et de l’échec du retour au zéro.

Ceci n’en souligne que davantage l’entrée en scène de l’autre, « neben », « à côté », proche, son importance comme celle de la relation qui s’engage avec lui – bien loin du seul « combat de géants » entre pulsions opposées que retiendra essentiellement Freud - ce n’est que pour lui, témoin, que le malaise de l’enfant, ses cris, son agitation peuvent être perçus comme une souffrance. En ce sens on pourrait dire que Freud à cette époque anticipait Winnicott, qui écrira : « le bébé n’existe pas », à entendre comme : « pas sans la mère » ! Ce n’est, dans l’Esquisse, que pour l’autre secourable que l’enfant est perdu, que pour lui que ses cris peuvent représenter un appel. Lui seul peut permettre à l’enfant de ne pas s’enfermer dans un « Je n’éprouve rien », la tentation de l’annihilation. Lui seul permettra à l’enfant d’en faire une expérience véritable, une Erlebnis, et de commencer à « se faire comprendre », non sans tâtonnements, à peu près, ni pertes… dans le meilleur des cas. Grâce à quoi ? Grâce à l’expérience de satisfaction et de sa perception qu’aura pu permettre l’intervention de l’« aide extérieure », perception qui pourra être mémorisée, réinvestie, hallucinée. L’impasse de l’expulsion, de la pure décharge[13] devient « frayage ». Et la souffrance peut enfin être habitée.

Tout n’est pas gagné pour autant. L’autre pourra servir l’objectif premier d’évacuation, objet de projection, comme en témoigne Freud lui-même dans le rêve de l’injection faite à Irma. « Ce n’est pas moi qui souffre mais elle ! ».

Freud nous fait saisir là qu’il y a dans la souffrance une part sans doute inéliminable de dé-subjectivation, qui conduit à convoquer plusieurs personnes psychiques pour tenter de la conjurer, comme en témoignent les multiples autres rêves où Freud renvoie, projette, sa souffrance vers d’autres personnes, ce qui lui permet de se maintenir dans le mirage d’une inaltérabilité qui ne le quittera jamais comme on le verra. Au contraire, pour que la scène soit vraiment « habitée par la souffrance », … (vraiment subjectivée, pourrait-on ajouter), qu’il soit vraiment pris acte d’une souffrance, exige, écrit, Monique Schneider, une vraie présence d’ un, d’autres, la création d’un tissu qui entoure l’être en détresse, où se croisent les chemins de divers opérateurs », où il s’agit de quelque chose est comme l’inverse même de la projection, relève de l’ordre d’un « nous » que comporte le soin - d’une sorte de Nebenmensch collectif. Ivan Illich le suggère très bien, quand il écrit : « Je » est le singulier d’un « nous ».

Au commencement… le geste

Tout cela résonne doublement, et de façon très forte, avec ce qui est au cœur du mouvement du Care. Avec la réhabilitation même de la dépendance, qui récuse notre célébration ultramoderne de l’idéal d’autonomie, l’exaltation du sujet souverain, et refuse de voir dans le soin et le prendre soin l’effet de l’application de Grands Principes moraux, majuscules, des bonnes intentions, toujours menacés d’abstraction. Le soin nous ramène au ras de l’expérience de la relation à l’autre, aux cris d’autrui, de l’enfant, à l’affect corporel qu’ils produisent en nous, et qui suscitent la réponse du geste de soin. Parler de pulsion a l’inconvénient d’obliger à la concevoir comme précédant la relation, ce pourquoi Philippe Refabert préférera en faire une résultante. « Au commencement ? le geste ! », la rencontre, le « un par un », impliquant invention, création. « En ce sens, écrit le philosophe F. Worms[14], on ne doit présupposer aucun sentiment, ni « soin », ni « souci », ni care, mais bien plutôt considérer que ce sont les gestes effectifs à l’œuvre dans ces relations qui engendrent ces sentiments, c’est-à-dire au fond les subjectivités mêmes… »[15]. Belle confirmation du soin comme réponse à ce qu’a de dé-subjectivant la détresse. Le silence de Freud sur ce qui peut motiver, pousser le Nebenmensch prend ici un sens éminemment positif. Le secours que le proche apporte surgit, « sourd » littéralement de la situation, de la rencontre. Pas d’un altruisme (c’est plutôt l’altruisme qui y trouverait sa source !), pas d’une intention, motivée par un impératif moral, encore moins par de grands principes. Freud avait raison en ce sens de récuser la force et la présence de « motions morales (qui seraient) nécessairement implantées en nous », mais, soucieux de voir dans l’Éthique une formation réactionnelle, comme si Thanatos était premier, l’Amour, Éros, n’étant « guère moins ancien que le plaisir de tuer [16]», prisonnier de sa représentation d’un combat – de géants - entre les deux grandes pulsions[17],bien davantage fable scientiste que véritable mythologie dont les couches, les strates multiples empêchent un effet réducteur, Freud néglige quelque chose de plus profond, de plus énigmatique, pressenti dans l’Esquisse[18]. Quelque chose qui vient de plus loin que moi, bouscule notre fascination pour le sujet souverain, son autonomie que l’on nous martèle, au profit d’un « sous-moi », d’un « sous-sujet », et invite à revisiter notre conception du sujet comme du symbolique, à voir dans le geste de soin, où s’inaugure l’alliance du besoin vital et du signifiant[19], « un signifiant primordial » comme le disait Merleau-Ponty à propos du Toucher que redécouvre justement le Soin. Certes, je peux refuser mon secours, de moi-même ou par idéologie, pensons au nazisme, mais c’est refuser quelque chose que l’autre, son agitation, ses cris ont produit en moi, et qui est là en moi, indéniablement ! Moins réductrice, moins scientiste que celle de l’époque où Freud écrivait L’Esquisse, la neurologie d’aujourd’hui se rapproche de ce point de vue avec les neurones miroirs, découverts par Giacomo Rizzolati et son équipe, à Parme en 1990. Le geste de prendre soin d’un autre être trouve son humble origine, en deçà même de toute compassion, de toute intention ou désir, dans ces « neurones miroirs » qui nous font « toucher la souffrance d’un autre être ». S’activant aussi bien lorsqu'un individu exécute une action, imagine une telle action, que lorsqu'il observe un autre individu exécuter la même action, en simulant en quelque sorte ce que je perçois de l’autre, ils suscitent en moi les gestes pour le secourir, me le commandent, que je les fasse, ou que je le refuse. Darwin, nous rappelle J.C. Ameisen, attribuait à l’attention pour la souffrance de l’autre, au partage émotionnel, à l’entraide, un rôle plus essentiel encore que celui des capacités intellectuelles dans l’émergence de l’espèce humaine.

« Un élément purement féminin, n’ayant rien à voir avec la pulsion »

Il ne faut pas entendre ce terme de proche, au sens chrétien de prochain. La définition minimale que donne Freud du Nebenmensch, « à côté », « expérimenté[20] », « prêtant son attention », invite plutôt à ne pas trop vite mettre un désir comme étant à la source primordiale du secours qu’il peut apporter à la détresse de l’être qui est en totale « dés-aide » (Hilflosigkeit). Un texte de Winnicott traitant du destin de l’objet – ou mieux de l’espace - transitionnel - la culture en étant le stade ultime – nous y encourage. Il relie l’objet transitionnel à un « élément purement féminin », « n’ayant rien à voir avec la pulsion ». Comment l’entendre ? Avec ce latéral, ce « à côté », mais au sens de l’« entour », du féminin comme demeure, comme en parle Monique Schneider, sans oublier de nous rappeler que « les hommes aussi ont des bras ! ». « L’accès à soi, écrit-elle, ne correspond pas à une image de soi, mais d’abord à un habitacle premier[21] ». Dimension féminine de ce qui peut accueillir la détresse, la vulnérabilité qui se refuse à la maîtrise, raison pour laquelle Freud s’y refuse, recherchant sans cesse davantage à se montrer inaltérable comme dans le rêve d’Irma. Vulnérabilité du Nebemensch capable lui-même, de souffrir, au point d’émettre lui-même un cri comme l’évoquera Freud. L’enfant se nourrit, non par le seul fait du besoin, il a fallu que la résonnance de sa détresse avec la vulnérabilité de l’être proche, conduise celui-ci à lui répondre par une « offre », une « promesse[22] », qui le fasse naître à lui-même. Amorce du processus où l’enfant, comme l’écrit Freud « apprend à se faire comprendre ». Force de la fragilité du vivant, qui me relie à l’autre. « Seul un être vulnérable peut soigner, prendre soin d’une autre vulnérabilité » écrit encore Monique Schneider[23].

Nous sommes là loin de l’arc stimulus-réponse, de la recherche d’un retour à zéro de l’excitation dont Freud était parti, plus près d’un processus de l’ordre de l’accouchement. Car ce qu’il nous décrit est un enchevêtrement inextricable, netzartige Verstrickung entre l’enfant et l’adulte. Il faut relire plusieurs fois les passages de L’Esquisse pour savoir de qui l’on parle, de l’enfant ou de l’adulte secourable. Ce qu’il évoque entre l’enfant et le Nebenmensch est un rapport « un par un », où l’attention perplexe du Nebenmensch, attention devinante, angoissée, constamment dans le vague, l’incertitude, attention supposante, et non sachante a priori[24] - ce qui pourrait être ravageant - répondra aux cris, aux manifestations de l’enfant, amodiant ce qui le pousse à l’évacuation totale de son excitation. Son intervention permettant à cette détresse d’exister comme telle, lui « donnant vie »[25], répond à l’enfant, lui-même angoissé, en particulier parce qu’elle est forcément intrusive, comme en témoigne l’enfant qui explore dans une promenade inquiète et méfiante - Wanderung dit Freud dans sa description extrêmement vivante, suggestive - les mouvements du visage de l’adulte secourable, avant de se ruer, le regard fixe, mais pas toujours, sur le sein, moment souvent « miraculeux » de coïncidence, mais non sans illusion et sans reste. Processus mutuel qui va pouvoir permettre, si les choses ne se passent pas trop mal, à l’enfant d’éprouver, de penser, et d’étendre la surface de sa Psyché. Mais forcément intrusif, car Freud souligne que l’intervention du Nebenmensch, son Eingriff, est un empiètement. Apport de nourriture certes, mais aussi « proximité de l’objet sexuel », procurant un plaisir oral qui pourra être à l’origine pour l’enfant d’une réaction masochiste (nous y reviendrons). Rien d’idyllique, ni de mièvre, comme on a pu le reprocher à Martine Aubry, tentant d’introduire le Care en politique. Ce « côte à côte » entre un adulte dont la subjectivité est ébranlée, mise à mal et une subjectivité « à naître » n’est pas indemne de tragique. « La détresse de l’autre, nous arrache le pain de la bouche », écrit Lévinas. Freud décrit les effets de véritable déflagration sur l’enfant du cri du Nebenmensch lui-même, dont l’intervention peut tomber « à côté », et l’enfant de son côté aussi interprète.

Partage inaugural très éprouvant pour le proche secourable, que Freud s’efforcera d’annuler[26] dans la suite de son œuvre, en cherchant toujours davantage[27], comme le montre M. Schneider, à cadastrer frontalement le sujet et l’autre, à définir du « propre », du « en propre », à établir des barrières étanches, en chargeant le jugement d’annuler ces moments d’indistinction. En 1915, Freud semble, pour passer de sa désillusion, de l’impuissance et de la passivité à l’activité, ne plus se confier qu’au mythe du père de la horde, au face à face meurtrier, et non plus au « latéral » d’Eros, s’imaginant dans la dernière phrase du brouillon comme le père victime face aux désirs de meurtre de son auditoire juif choqué, mais dont il triomphe[28] ! Il privilégiera la vision (Fédida : « On voit pour ne pas être ce qu’on voit ») au détriment du « être touché », en rejetant la souffrance sur l’autre, l’enfant, le patient, la femme, en se campant dans une figure inaltérable, n’ayant plus besoin d’amis, ne plus s’adresser qu’à un universel exclusif de l’amour[29]. Fuyant l’angoisse, le désarroi, oubliant jeu et création, permettant de les surmonter, et ce processus mutuel où l’enfant « apprend à se faire comprendre ». Ne cessant de privilégier la logique phallique, de s’éloigner de la rencontre de celui qui est « sans aide » avec celui « riche en aide », et en même temps démuni, pouvant aider par cela même. « Logique » plus profonde, primordiale.

Besoin, Hétéro-conservation, Interdit. Le Masochisme primaire comme « gardien de l’être »

Répudiant, refoulant sa victoire de 1895 contre la tentation réductrice, scientiste, d’un idéal du retour au zéro des excitations internes comme externes, Freud rejetait du même mouvement une approche du besoin, qui, pourtant, garderait une valeur critique par rapport à bien des conceptions que peuvent en avoir aujourd’hui de nombreux psychanalystes. Approche qui annonce ce qu’en (re)trouve le mouvement du Care, ou ce qu’en disait Winnicott, qui préfère parler de « réponse » au besoin que de sa « satisfaction ». S’opposant au rejet, à cette véritable négligence du besoin au profit d’une exaltation du désir présents chez de nombreux analystes. Ainsi Lacan ironisant sur la parabole du Bon Samaritain et ce qu’il appelait « le service des biens » : « Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ! Qu’est-ce qu’il voulait, ne voulait pas (l’homme blessé par des bandits en descendant de Jéricho) ? « Il voulait peut-être qu’on le tue ou qu’on le baise » ? (Et non que l’on bande ses plaies, qu’on y verse de l’huile et du vin…). La salle avait ri. Bien entendu, moi aussi un petit peu – j’étais à l’époque assez dévot sans doute. Qu’est-ce que ce mépris, cette non prise en compte de quelque chose de l’ordre du besoin qui existe quand même, aussitôt gommé par l’invocation d’un désir ; il n’y a pas que le désir ! Certes le besoin comme la réponse qui y sera apportée sont toujours modulés, voire subvertis par un désir… C’est indissociable, on est d’accord. Mais jusqu’à quel point a-t-on le droit de récuser le besoin ?

Lacan encore, lors d’un colloque à Royaumont, dont l’intitulé, était je crois « Marxisme et psychanalyse « À un moment, lassé d’entendre parler de désir, un syndicaliste se lève et dit « Enfin, écoutez, moi je veux bien, le désir, tout ce que vous voulez, mais quand le mineur rentre à la maison, sa femme le frictionne ! ». Lacan lance : « Les bras m’en tombent » ! Et tout le monde rigole.

Il ne faut pas se précipiter à traduire besoin par demande. Pour ne pas oublier que c’est l’autre secourable qui va traduire les cris, l’agitation de l’enfant, en détresse, en besoin de ceci, de cela, les faire exister, ni ce que sa réponse doit à l’écho que ces manifestations de l’enfant ont pu faire résonner en lui, toute l’épaisseur de l’enchevêtrement inextricable, « entre », lui et l’enfant, où il ne s’agit pas d’un pur face à face, car il est sous-tendu par ce fonds de la rencontre de deux vulnérabilités. Ne pas oublier cette dimension de non pulsionnel, et qu’efface l’expression même de « pulsion d’autoconservation », alors que ce que nous venons de voir invite au contraire à souligner combien l’être inachevé doit sa survie à ce qu’il faut appeler une hétéro-conservation pour bien marquer ce que sa conservation doit à l’aide du Nebenmensch.

Comment entendre cet « élément non pulsionnel » ? Je m’aventure un peu ici. Winnicott l’évoquait dans un contexte où il fait un parallèle entre le jeu et le rite. C’est vrai que le jeu a toujours un caractère ritualisé. On peut en tirer l’idée - j’interprète, Winnicott ne le dit pas comme ça – que c’est le jeu, ou le rite, qui suspend, qui contient, la cadrant, en l’« entourant », qui – si j’ose le terme – « interdit » la pulsion. Je me demande si ce parallèle, ainsi compris, entre le jeu et le rite comme ce qui leur attribue une « fonction de suspension de la pulsion », en en façonnant, amendant toujours davantage les expressions, si ce parallèle ne pourrait pas être étendu au soin[30], si on pense au caractère profondément ritualisé du soin, comme à son intrication permanente dans l’enfance avec du Jeu[31]… ? Modalité première, féminine, maternelle, de ce qui deviendra l’interdit, au travers du holding, de la scansion, de toute une rythmique, l’instauration d’un avant-pendant-après ; (pré)interdit au féminin, plus profond peut-être que ce que représente le glaive phallique, qui tranche – le sous-tendant - ? Autre modalité, première, différente, permettant de ne pas voir l’interdit uniquement, exclusivement, comme quelque chose qui descendrait du ciel ou du langage …mais de le voir vraiment à l’œuvre au travers de son entrée concrète en action… Prolongeant le mouvement de Monique Schneider voyant dans la détresse – et les soins qui y répondent - les sources de l’Éthique. Nous demandant avec Lévinas, si ce que me signifie le visage de l’autre, son regard qui « m’interdit », avec toutes les harmoniques de ce mot, me dit : « Fais en sorte que je vive ! » ne précède pas le « Ne tues pas ». La formule n’est-elle pas davantage cliniquement parlante que « l’interdit de tuer ». Plus proche du soin et du prendre soin.

Faudrait-il dire, alors que l’interdit trouverait sa source dans le soin, le prendre soin, les soins répondant aux besoins, ou bien, au contraire, que l’interdit aurait comme première fonction d’être au service des besoins, d’en préserver la nécessité d’y répondre, sous peine de mort, de s’opposer à la dérive presque infinie que peut connaître le désir – pensons à l’Empire des sens, au point d’en oublier toute conservation - auto ou hétéro – venant le freiner, le suspendre et l’interdire, pour défendre le besoin ?

Ce que Freud dira du Masochisme primaire, n’irait-il pas dans le même sens ? L’autre secourable, le proche, est aussi intrusion, indissociablement proximité de l’objet sexuel pour l’enfant, par le plaisir qu’il lui procure, lié à l’érogènisation de sa bouche, à l’entrée en scène de la pulsion orale qui pourra entraîner une réponse masochiste. Mais de ce masochisme primaire Freud dira une chose remarquable, qu’il est : « le gardien de l’être ». Cette première entrée en scène du pulsionnel, du libidinal, va du côté d’une certaine reconnaissance des exigences du besoin, du refus de la mort, du « persévérer dans l’être » pour le dire avec Spinoza, comme au service du besoin !

Les rapports entre désirs et besoins ne peuvent se réduire à cette hiérarchie réservant la part belle au désir, la singularité, comme la subjectivité ne relevant que de son monopole. Celles-ci sont bien présentes dans la relation de soin, et sa technicité même. « Technique donc subjectif » ! pouvait écrire le philosophe et médecin, Georges Canguilhem. J’ai vraiment compris la portée de cette phrase en entendant un orthophoniste exposer comment il aidait les laryngectomisés à retrouver une voix humaine. On voyait à quel point il fallait une très grande ingéniosité technique, de la part du praticien comme du patient, une attention de tous les instants à de multiples aspects éminemment techniques pour pouvoir vraiment répondre, à ce patient, parce que l’atteinte de la cavité buccale, la place où mettre sa langue, la façon d’envoyer l’air ne sont pas les mêmes chez lui que pour un autre… pour lui répondre à lui, d’une façon unique, propre, afin qu’il puisse retrouver une voix plus satisfaisante.

Il s’agit bien de manger, de boire, de fournir des calories…Mais il y a les gestes, le holding, les bras, les paroles, les sons… qui s’adressent effectivement à ce qu’il faut bien appeler un sujet. Notre collègue Philippe Réfabert dit que : « ce que la mère donne à l’enfant, c’est du négatif ». Ne l’entendons pas trop vite avec le manque » lacanien. La mère lui donne de quoi commencer à mettre à distance, à mettre un peu de « jeu » dans sa détresse, à renoncer progressivement au mouvement éminemment plus que négatif, mortifère, qu’est celui de l’évacuation totale de l’excitation. De quoi pouvoir se représenter que son cri, qui n’était pas encore un appel, peut en devenir un et peut la faire venir. Pouvoir imaginer que c’est lui qui fait venir le sein, qui, en quelque sorte, le crée et se l’approprie, et commencer à penser que l’absence du sein peut être l’annonce de son retour, et le manque la promesse d’un apaisement. Winnicott disait le besoin « plus social, que le désir », qui, lui, est objectal.

Un film nous le montre très bien : A. I., Artificial intelligence de Steven Spielberg. Dans cette société qui manque de tout, il ne faut plus d’enfants. Des robots satisferont le désir d’enfant des gens. L’arrivée du gosse-robot chez l’un des ingénieurs de l’usine, l’un des premiers à pouvoir en acheter un car il a un enfant en train de mourir, est géniale. Parfaitement programmé pour le désir de la mère, il descend les trois marches qui mènent au salon et lui dit : « J’aime bien votre parquet », allusion à l’enfant qui « marche » sur le ventre de la mère dans les premières heures, mais en même temps, sa remarque terriblement adulte, trop adaptée, témoigne bien qu’on l’a dispensé de toutes les relations précoces (ie. de soins !). Il est programmé up to date ! On lui a sauté toutes les étapes qui lui permettraient – ce va être le drame de ce nouveau Pinocchio – de devenir un vrai petit garçon, c’est-à-dire un enfant qui a été, d’abord, un enfant du besoin, à qui on aurait répondu par cette série indéfinie de gestes de soin… Occasion de remarquer ici combien le cinéma américain, comme le montre la philosophe Sandra Laugier, met - signe des temps - depuis quelques années l’accent sur le soin. Un exemple remarquable en est Million dollars baby, où Clint Eastwood, prototype même de la virilité américaine apporte tous ses soins à la jeune boxeuse. Dans un tout autre registre médiatique, soulignons comment les apparitions abondamment critiquées du Pape Jean XXIII au balcon du Vatican, ne pouvant plus parler, se crispant à son pupitre, étaient, ainsi qu’il l’avait confié à un journaliste du Monde, l’expression même de la volonté du Pontife de « montrer que l’homme souffrant fait corps avec un monde malade et violent ». Au cœur de la communication démente, une proximité avec malades, handicapés, agonisants. Renversement symbolique d’un monde où ne règnent que jeunesse et people.

Présence de la mort dans l’inconscient. Une crainte viscérale

Mais le désir de Freud de se montrer inaltérable le conduira à s’éloigner sans cesse davantage de son approche première du besoin et du soin, et alors même, note Martine Lussier dans sa lecture des variantes[32]qu’il semblait au bord de remettre en question son affirmation qu’il n’y a rien dans l’inconscient qui représente la mort. La question du besoin, du soin qui y répond, et celle d’une présence de la mort dans l’inconscient, sont en effet liées.

Contre quoi Freud se bat-il ? Je risquerai ici une hypothèse : Contre ce qui – et dans notre inconscient même - pourrait être à l’origine de la crainte pour la mort de l’autre, l’autre vivant, et serait mobilisé par la détresse de l’autre, le danger où il se trouve, entrainant, inséparablement, mon angoisse de mort, mouvement viscéral à la source même de la réponse du Nebenmensch ?

Freud ne cessera de s’éloigner de cette première inspiration éthique, de cette source – entrevue en 95 - des commandements éthiques – plus originelle que celle de la culpabilité et de l’ambivalence - liée à la fragilité de l’autre –aimé ou non, mais vivant[33] - de la personne chère ou du simple semblable, à cette Hilflösigkeit qui n’est pas que celle de l’autre, mais que nous avons en commun, et est peut-être à l’origine même du Nous, et à laquelle répondent le Soin, le Prendre soin. Il avait pensé pourtant pour l’exergue de sa Traumdeutung, à la phrase de Goethe, « Was hat man dir, du armes Kind, getan ? », « Que t’as-t-on fait, toi, pauvre enfant[34] ? », il n’y reviendra jamais vraiment dans son élaboration théorique. Un semblant de souvenir de cette première inspiration éthique, est, outre la situation analytique elle-même, où l’analyste, « à côté » du patient et non « en face », lui offre son « attention flottante », dimension aquatique multidirectionnelle qui peut évoquer le maternel, cette phrase de Freud, non moins célèbre, où, alors que dans une lettre au pasteur Pfister, les trois tâches impossibles étaient : « gouverner, éduquer, soigner », ce dernier terme est remplacé par « psychanalyser ».

Les variantes des références aux enfants, témoignent d’un embarras, dans ce texte de 1915 où il évoque à peine sa crainte pour la vie de ses enfants, dont le brouillon s’achevait sur Freud en Père triomphant de son auditoire, semblent permettre de préciser notre hypothèse. « Proches » est en premier pour l’homme primitif, « parents » pour le civilisé, l’enfant en dernier dans le brouillon. Freud ne se défend-il pas contre sa crainte de voir mourir ses enfants, ce que ces sentiments pourraient entraîner d’altération, de bouleversement, d’ébranlement ? Se réfugiant dans la maitrise, le renvoi à l’autre de sa souffrance comme dans le rêve d’Irma.

Le soin nous oblige à croire à la mort ?

Michel Serres[35], parlant à propos des soins palliatifs, d’un renversement de civilisation nous ramène aux espoirs de Freud. Il les oppose notamment à la mort que l’on voudrait conjurée par son exhibition telle qu’elle nous hante aujourd’hui accidents, catastrophes, visions de cadavres, assénés jusqu’à l’étourdissement, à chaque repas, à la TV, par les médias, millions de spectateurs pour le film Titanic, comme si nous en avions besoin pour nous sentir vivants, de cette dose quotidienne de sacrifices humains, tout en nous les présentant comme des évènements qui auraient pu être évités, Si…, si l’ingénieur avait été plus vigilant, si l’on avait gardé le fou à l’hôpital, le délinquant en prison, si le DRH avait prévenu « les risques psycho-sociaux », bel euphémisme pour ce qui dans notre société pousse à se tuer ! Les soins palliatifs recouvrent la mort d’un manteau, d’un pallium. Ils sont la pointe avancée du mouvement du Care, du Soin - même s’ils hésitent à s’y reconnaître - qui depuis 30 ans prend en compte notre vulnérabilité, redonne sa place à la dépendance[36] de l’enfant, du malade, de la personne âgée, de la personne qui va mourir, mais plus profondément, s’adresse à notre fragilité commune. Michel Serres nous montre que la portée du soin palliatif dépasse largement les mourants, et celle du Soin en général plus qu’une meilleure prise en compte des besoins de chacun. Que nous sommes peut-être, là, en train d’inventer « une nouvelle relation à la mort », et une réponse à Freud d’autant plus « sincère et franche » qu’elle n’est pas frontale ?

Le soin semble répondre à son souci en faisant mieux que de « (re)donner à la mort la place qui lui revient », en opérant un « pas de côté ». Ce vœu nostalgique, trop frontal, des soins palliatifs pouvant être assez illusoire, lui donnant bien une place, mais… d’exclue, mettant la mort en « apartheid » ? Les soins palliatifs se prêtant, à leur corps défendant, à une gestion de la mort. Non, nous n’av(i)ons-pas vraiment perdu la mort. Nous n’emmenons plus les enfants au cimetière, les banques nous proposent de ne plus y penser grâce au « contrat obsèques », mais plus que de « resocialiser la mort », ou de lui « redonner une place », les soins palliatifs nous invitent plutôt la (re)trouver là où elle est pour nous concrètement présente aujourd’hui. Là, « à côté » : Dans cette contre-culture du Soin du Care[37], qui répond à notre vulnérabilité fondamentale de vivants. C’est là que la mort, à laquelle répondent ultimement les soins au travers de toutes nos vulnérabilités, nous invite à refaire société ? Qu’avec le soin, dans le soin, par le soin, nous nous signifions et partageons aujourd’hui notre finitude, bien plus véritablement qu’avec des discours thématiques, ou l’invocation de grands principes ? Le soin, est bien ce qui, aujourd’hui, « nous oblige à croire en la mort », sans avoir besoin d’une guerre, et peut rendre nos vies « plus intéressantes » que « la lutte de tous contre tous[38] » de notre ultramodernité. Si l’on admet avec Pierre Legendre[39] que toute culture s’élabore autour d’« un point central, autour duquel gravitent les représentations abritant le vide qui soutient l’ultime Pourquoi ? de l’homme, qui est la métaphorisation de la mort », ne nous faut-il pas reconnaître que le soin – tout soin – constitue la source même de notre actuelle possibilité de symboliser la mort, comme d’élaborer une politique de solidarité nouvelle ? Le care, les soins palliatifs répondent aux conséquences de ce que j’ai pu appeler, la mise en science de la mort[40], forme principale depuis l’âge classique de notre moderne déni de la mort, s’achevant dans la mort industrielle, de 14-18 et les atrocités de la seconde guerre mondiale et des Camps, et plus récemment avec l’invention du mourant, tentative d’expulser la mort sur le mourant, de mettre la mort, toute la mort, dans le mourant, pour qu’il l’emporte avec lui, nous en délivre. Comme s’il était le seul à mourir, mourait « pour nous ». Place sacrificielle ? Le mourant devenant une victime d’une situation que les progrès de la science rendront « bientôt » évitable, et la mort n’étant plus notre condition, « ce qui nous arrive », arrivera, inéluctablement à chacun et à tous, est mise au rang de « toutes ces choses appréhendées comme produites » (résultat d’un acte, d’une décision), comme les biens matériels dans le mode capitaliste, dont l’accumulation infinie voudrait abolir la mort. Si la mort ne peut être pensée que comme produite, alors il n’y a plus que le meurtre, le suicide ou l’euthanasie, qui devient la conséquence « logique » de notre montage contemporain de la mort. Comme il est logique également que sa mise en science l’ait décollectivisée, privatisée, psychologisée - la rendant conforme à l’idéal ultramoderne d’autonomie, du refus de toute dépendance[41], et non partageable. Le Soin vient répondre également, mais de côté, à la question de la « déritualisation » de la mort, et du deuil, si souvent invoqués aujourd’hui. Question mal posée, mais elle avait le mérite de mettre l’accent à la fois sur l’engagement corporel (présent dans le rite, comme dans le jeu, et… le soin) et sur la référence à un « Nous », la scène palliative de la mort au-delà des présents, incluant les morts et ceux à venir, est transmission de l’humanité.

Besoin, Honte, et appartenance à l’Humanité. La leçon d’Hiroshima, de la Shoah et des Camps

En ce qui concerne la civilisation, l’émergence de la contreculture du Soin, ne vient-elle pas répondre au « remaniement pulsionnel continu, porteur d’une civilisation nouvelle », aux « développements ultérieurs » espérés par Freud ? Et ce d’autant plus que le Soin doit essentiellement son émergence au travail, au Kulturarbeit que la guerre ultramoderne, les massacres industriels, et scientifiquement organisés, depuis 1914 jusqu’à la Shoah et aux Camps, ont contraint l’humanité à élaborer. Réponse à ce passé, qui ne passe toujours pas[42]et à la Honte que nous en éprouvons. Pareille à celle que Kenzaburo Ôé – ou de Gunther Anders – ont éprouvée face à Hiroshima[43]. Honte devant la mort de tous ces vivants que l’on n’a pu éviter. « Un sentiment identique, chez nous tous… (la) honte d’être des hommes ». Le regard et la parole des victimes valent comme une injonction éthique : « le refus… de nous compter parmi ceux qui avaient été capables de faire cela à l’un d’entre nous ». Mais cette dé-solidarisation, fait advenir deux formes inouïes de solidarité qui rétablissent l’humanité, en une sorte de Nebenmensch culturel : « Celle qui lie, dans la désolidarisation, ceux qui la partagent », et « celle qui tient au lien en quoi consiste l’attention, le soin et le secours », formule qui ne cesse de revenir, dans le livre de Marc Crépon.

La honte comme le sentiment même, aujourd’hui, de l’humanité, du « Nous les mortels » ? Honte que « des hommes puissent conduire d’autres hommes à cette déshumanisation où il ne leur est plus possible d’agir de manière humaine ». Comme dans les Camps. Et invitant à y opposer politiquement, un être-contre-la-mort commun. Le soin est éminemment « mondialisable » ! S’adressant à tous, mais « un par un », il constitue un véritable « universel concret ».

L’argument principal qui permet de voir dans le Soin un véritable remaniement pulsionnel, et une réponse aux espoirs de Freud, se trouvant effectivement dans les travaux de Nathalie Zaltzman et de son équipe[44], , tentant de répondre à cette question : Comment les prisonniers ont-ils pu se maintenir en vie, pas seulement au sens biologique, mais du maintien dans un lien à l’humanité, dans ces Camps que Myriam David théoricienne du Care a pu définir comme le lieu du « non-soin absolu », et où la volonté des régimes totalitaires était de les dés-humaniser » ?

La réponse est remarquable et va beaucoup plus loin que Winnicott. C’est autour du besoin, du maintien en vie, d’un « prendre soin de soi », mais dans sa profondeur symbolique, généalogique, anthropologique, et même (en reprenant une référence à Freud) phylogénétique[45] que les prisonniers des Camps ont pu survivre, se reconnaître dans l’humanité et la transmettre. Le prisonnier s’identifie à l’espèce, en « prenant soin de lui, mais comme d’un autre », comme le fait le Nebenmensch, quand l’appel à ses souvenirs de sa vie d’avant, à ses désirs et à leur satisfaction, ou à sa culture pourrait le condamner à mort[46]. Ce qui le maintient et en vie et dans l’humanité, c’est « l’identification survivante ». L’attention extrême à ses besoins le met en lien avec une mémoire de l’histoire humaine avec ce que doit chacun, à cette « chaîne de soins », de prise en compte de génération en génération de toutes ces vulnérabilités qui ont précédé la mienne et m’ont permis d’être là aujourd’hui[47]. Le pire monstre qui récuse tout souci d’autrui ne peut nier qu’il doit d’être en vie, à ce que peu ou prou on a pris soin de lui, qu’il le doit à cette chaine généalogique, de soins, de prendre soin. Dans le documentaire de James Moll, Mon père, cet assassin[48], la femme que le chef du camp torturait quand elle était enfant demande à la fille de ce bourreau : « Votre père ne doit-il pas d’être devenu un monstre à ce que l’on ait très mal pris soin de lui » ? Si nous sommes une « lignée infiniment longue de meurtriers », le soin est le plus vieux métier du monde, et « antérieur à la cruauté » ! pourrait-on répondre à Freud, sinon l’humanité se serait éteinte. C’est essentiellement par le besoin – et non le désir – que l’on reste dans l’humanité. Le surinvestissement de la nourriture, écrit G. Cerf de Dudzeele, étant comme un équivalent - « saut du psychique dans le corporel »[49] - de la relation mère-enfant, mais plus profondément comme relation à l’espèce. Et elle précise : « La mère prend soin de l’enfant en tant que petit d’homme (nous soulignons)…, l’enfant est représentant de l’humanité ». Identification de survie permettant, contre l’image déshumanisante renvoyée par le regard du miroir nazi, de retrouver, écrit N. Zaltzman, « les racines fondatrices de chacun, le lien viscéral à l’ensemble humain, à l’histoire collective[50] » ? Mais Nathalie Zaltzman va encore plus loin, si, incontestablement le désir nous spécifie comme humains, le besoin signe notre appartenance à l’humanité, en tant qu’il nous signifie notre mortalité, en étant à la racine, présente dans l’inconscient, de la conscience possible de notre finitude. Que, par lui, nous nous nous relions viscéralement à l’humanité, du besoin dépendant notre vie même, notre existence. Freud l’indiquait déjà en 1895 avec le Not des Lebens. C’est sa grande différence avec le désir, le corps de désir sexualisé ainsi que le conçoit Freud, est ou reste toujours un corps morcelé. C’est Le corps des zones érogènes, le corps qui se concurrence entre ses différentes zones, si j’ose dire, et me divise entre elles, fait de moi un être toujours découpé. Alors que le besoin, avec le risque d’anéantissement mortel dont il est toujours en quelque sorte la preuve permanente, dont il procède, unifie notre corps d’une tout autre façon que l’image au miroir ou l’image de l’autre, aliénante. Unification dont on ne parle guère ! Cela pourrait être rapproché de la célèbre position dépressive de Mélanie Klein, comme ce qui vient offrir une limite à la dévoration illimitée, à la toute-puissance pulsionnelle qui viendrait, sinon, détruire la mère environnement, nourricière, « la mère du ventre, » et déjà « totale » de fait (contrairement à la mère purement orale, qui n’est que partielle) et ce bien avant que la mère puisse être perçue comme telle, totale, et bien plus originairement que l’image qu’offrira le miroir ou le semblable. L’angoisse de détruire la mère peut-elle être un enjeu si l’on ne la relie pas à son nourrissage, à ses soins ses prendre soin, nécessaires à la vie ?

Et ceci a une implication capitale. L’existence même du soin, comme réponse au besoin, implique une présence de la mort dans l’inconscient. Que ce risque, cette menace d’anéantissement soit présente dans notre inconscient, première condition de notre émergence comme sujet humain, grâce à l’intervention de l’autre secourable. Là encore la réponse de Nathalie Zaltzman et de ses collaborateurs est tout à fait originale et convaincante. Si elle ne récuse pas le caractère pulsionnel de la réponse au besoin, elle s’écarte du combat entre les deux pulsions en marquant le caractère profondément relationnel de ce qui s’y joue, n’insiste guère sur le besoin comme manifestation d’une pulsion d’autoconservation, mais bien plutôt sur ce qu’il signifie de notre mortalité, de la mort, du danger de mort réelle. Elle insiste tout spécialement sur la nécessité de ne pas libidinaliser, de ne pas se précipiter à mettre au compte d’un désir ce qui appelle plutôt en certains moments de la cure, de la part de l’analyste une véritable reconnaissance d’une présence et d’une possibilité réelle de la mort, biologique et/ou psychique. Pour elle, les pulsions de mort ne sont pas que destructrices. Ce qui peut faire penser à F. Roustang, qui ne se déclarait déjà plus psychanalyste, répondant à Emmanuel Carrère, lui disant son envie de se tuer : « C’est une solution mais vous pouvez aussi continuer à vivre ». Quand on lit cela chez Emmanuel Carrère, on comprend que ce qu’il a entendu, c’est que Roustang acceptait l’idée qu’il puisse mourir. Toute une série de montages sociaux peut nous assigner à recouvrir un peu cette chose-là. Notre oreille ne peut se limiter à une bonne volonté qui empêche la mort de s’exprimer, voire en fait implicitement taire la voix. Nathalie Zaltzman le dit fortement : « Il ne faut pas (l’) étouffer derrière l’édredon libidinal » ! Traduire trop vite en termes de libido la détresse, liée à la présence ultra concrète de la mort. Elle rappelle la leçon des Camps d’une phrase terrible : « La survie commande la solitude, répudie les nostalgies, ferme la mémoire des tendresses ». Ce qui confirme ce que disait notre collègue ancienne déportée Anne-Lise Stern. Ce n’est pas aller contre la nécessité par exemple de susciter dans la relation avec le traumatisé des ombilics d’humanité. Le besoin, est de l’ordre de Thanatos, il nous nous relie directement à notre mortalité, raison de « Ne pas recouvrir l’ossature décharnée, l’aridité du besoin ». Nathalie Zaltzman cite une phrase de Blanchot, à propos du témoignage de Robert Antelme sur sa vie dans les camps. « Le besoin est sans jouissance, sans contenu, rapport à la vie nue et le pain que l’on mange répond immédiatement à l’exigence du besoin, de même que le besoin est immédiatement le besoin de vivre ».

C’est en tant que nous sommes des êtres de besoin que la mort est présente dans notre inconscient, mais comment ? Nathalie Zaltzman emploie une formule tout à fait intéressante, qui fait droit à la non-représentation dont parle Freud, tout en résonnant avec ce qui se laisse deviner dans les variantes entre les trois versions d’une présence en nous de notre mortalité. Ce n’est pas simplement une façon élégante de tourner la difficulté, mais elle m’a d’abord choqué un peu ; elle reconnaît que la mort est présente dans l’inconscient comme concept inconscient – expression surprenante, alors qu’elle vient de parler de viscéral – qu’elle circule dans l’inconscient mais, précise-t-elle, comme concept non figurable. Le mot de concept n’est pas si choquant, il vient bien marquer qu’il s’agit de non représentable et qu’on peut y voir un écho à l’anéantissement psychique rencontré dans la prise en charge des personnes ayant subi un trauma. Ou même quelque chose de bien antérieur à tout trauma, qui en serait le pressentiment, au sens où Winnicott a pu parler de la crainte de l’effondrement comme d’un évènement qui a déjà eu lieu mais n’a pu être éprouvé.

Pour ne pas conclure, une question : Ne peut-on voir dans le soin quelque chose qui pourrait faire écho à l’espoir de Freud d’« une civilisation nouvelle[51] », effet d’une véritable conversion des pulsions ? Julia Kristeva voit dans la relation de soin, entre une mère et son enfant, cette trajectoire qui va de l’accueil primordial à la sublimation, (mais pouvant passer par la plus sombre passion, ajoute-t-elle) comme le modèle même d’un renouveau du lien social, où la liberté ne s’identifierait plus exclusivement à la conquête, au dépassement, à la transgression, mais est liberté de commencer, d’initier, d’inaugurer quelque chose (Arendt l’identifie à la naissance)[52]. Si l’on s’y refuse, ne voyant là qu’utopie, resterait, pour le dire dans le langage de la théorie des pulsions du Freud d’après 1915, et en citant Derrida qui écrit que pour lui « si la cruauté est peut-être sans terme, elle n’est pas sans terme opposable », que c’est le Soin qui pour nous aujourd’hui incarne ce terme opposable.

Robert William Higgins

Octobre 2018 - Décembre 2021

[1] Reprise, modifiée d’un texte paru dans le recueil 2020-2021 de l’École Belge de Psychanalyse.

[2] Cf. notamment, S. Aoullié, P. Bruno, F. Chaumon, M. Plon, E. Porge, Manifeste pour la psychanalyse, La Fabrique, 2010, cité par Valérie Marange, Chimères N° 78, Soigne qui peut (La Vie). Le regretté Jean-Pierre Lehman, n’avait pas hésité, lui, seul, à parler de l’analyse comme d’« un soin symbolique ».

[3] La teneur des séances téléphoniques, marquée par le quotidien, n’est peut-être pas à mettre trop vite au seul compte d’une résistance, et pourrait au contraire marquer cette exigence de présence.

[4] Notons la résonnance de ce terme avec le mot d’accompagnement caractérisant les soins palliatifs.

[5] Monique Schneider dans son bel essai La détresse aux sources de l’éthique, Éditions du Seuil, Paris 2011, souligne la radicalité scientiste de ce texte, l’enfant étant au début réduit au neurone, et la suppression de la tension trahissant l’attente d’une solution définitive, pouvant se débarasser une fois pour toutes de l’insupportable d’avoir à répondre à l’agitation, aux cris, à la détresse de l’autre. Avant de progressivement renoncer au retour à zéro, et d’introduire l’autre secourable, le Nebenmensch.

[6] Cela peut inviter à reconsidérer nos conceptions du sujet comme de la subjectivation, car c’est nous tous qui sommes en déficit, pour subjectiver la mort. Cf. R. W. Higgins, L’invention du mourant, violence de la mort pacifiée, Esprit, janvier 2003, Fins de vie, un temps pour quoi ? Mourir pour la science, Prévenir, N° 38, mars 2000, La mort mise en science, Pratiques N° 11 octobre 2000.

[7] La détresse aux sources de l’Éthique, op. cit.

[8] Martine Lussier, Revue française de psychanalyse, tome LXIV N° 3, 2000.

[9] Au singulier !

[10] Ce qui invite, nous allons le voir, à se demander si quelque chose d’un autre ordre que pulsionnel pourrait favoriser, permettre, de « croire en la mort » ?

[11] P. 336 éd. fr. Freud ne parle là que de ce qui sera à la source du sentiment moral de l’enfant, mais cela n’en pose que de façon plus aigüe la question de ce qui pousse l’adulte à venir au secours de l’enfant, et qui implique une origine tout autre que la culpabilité devant le mort, et dont Freud ne dit rien, silence qui pourra prendre un sens tout à fait positif. Notons aussi que l’impuissance au-delà d’un sens purement biologique, peut caractériser notre condition « originelle ».

[12] Avec la mise en science de la mort, n’est-ce pas plutôt la perversion qui est en jeu ?

[13] Qui, à la limite ne pourrait aboutir qu’à la destruction des appareils enregistreurs.

[14] Esprit, revue, 2006/1, Les nouvelles figures du soin.

[15] C’est un enjeu très concret. Les soins palliatifs se présentent trop souvent en spécialistes de la considération de l’Autre, de sa singularité, comme de la Mort. Cela peut se révéler contreproductif. Mettre l’accent, concrètement, sur les soins et les gestes qu’ils effectuent est bien davantage susceptible de sensibiliser leurs partenaires d’autres services.

[16] Dans ce même texte Freud écrira : « La nature en travaillant avec ce couple d’opposés (amour-haine) réussit à maintenir l’amour toujours en éveil et dans sa fraîcheur pour l’assurer contre la haine toujours aux aguets derrière lui ». Mais ajoutant aussitôt que « nous devons les plus beaux épanouissements de notre vie amoureuse à la réaction contre l’impulsion hostile que nous sentons dans notre poitrine ». il semble par cette notation très incarnée donner à la haine une antériorité et plus de force qu’à l’amour ?

[17] C’est « notre mythologie » disait Freud de sa théorie des pulsions de Mais ce n’en était nullement une, mais plutôt une fable scientifique « radicale ». Les multiples « couches » d’une vraie mythologie s’adressent à toutes les strates de notre psychisme, et en ce sens évitent le réductionnisme scientiste.

[18] Un éminent psychanalyste a pu répondre à quelqu’un lui annonçant le suicide d’une de ses patientes : « Ah, ça ne m’étonne pas du tout ! », comme s’il ne s’agissait que d’une dotation en pulsion de vie un peu faible, mettant à distance la réalité « de relation » de la vie psychique comme de la rencontre analytique. Occasion de souligner les travaux psychanalytiques qui s’éloignent de ce « combat de géants » entre pulsions, ceux de Ferenczi, Winnicott, Balint, Searles, Hermann, Bion, Bowlby … de Maria Torok et Nicolas Abraham, ou aux U.S.A. de la Relational Psychoanalysis, mettant l’accent sur les relations précoces présence relativant l’importance des entités pulsionnelles. Stefan Mitchell, propose une métapsychologie qui ne fait plus appel à la notion même de pulsion, essaie de tout repenser en termes de relations. Philippe Réfabert, qui milite pour un monisme pulsionnel, a une formule remarquable : « il n’y a de clinique que du trauma », que des ratés, plus ou moins dévastateurs, mais des ratés inévitables. Notamment lorsque l’échange maternel n’a pu apporter une réponse qui lui permette d’élaborer suffisamment l’excitation qui le déborde et qui, alors, dans ce court-circuit, s’éternise, telle une boule de magma et devient constante ». La pulsion étant alors une sorte de résultante et non une entité première… Il ne s’agit d’écarter la pulsion, mais de faire sa place à ce qui n’en relève pas.

[19] J’emprunte cette expression à Sabine Prokhoris, dans son compte rendu, dans Esprit, déc. 2007, de Vies ordinaires, vies précaires, de G. le Blanc, Le Seuil, La couleur des idées.

[20] Appel à l’expérience, au sens d’un refus d’une position connaissant a priori « la » bonne réponse.

[21] Une relation primordiale, en deçà même des deux objets qu’elle relie, la mère environnement (Winnicott), la mère élémentale (Lévinas, Schneider), la mère ambiance, où l’« être à côté », prime sur le face-à-face, qui domine dans la Haine, alors que le latéral caractériserait davantage l’Amour. Où les sonorités, une atmosphère, la simple régularité d’un passage, le rythme mettent moins à distance que la vision, toujours objectivante, comme nous le fait sentir Agnès Bressolette dans son beau livre Nés vulnérables. Petites leçons de fins de vie… où elle voit dans la cabane réclamée par l’enfant et enfin construite dans les dernières scènes du film de Lars von Trier, Melancholia, abri de fortune, dérisoire, une véritable création, rempart symbolique partagé, rassurant, enveloppant, « où les mains se joignent dans la force d’une solidarité de vulnérabilités partagées », belle illustration de « habitacle ».

[22] Peter Sloterdeijk définit l’Éthique comme une promesse, faite à l’autre, que le monde est bon. Pas une recette, ou une solution. Par contraste, Louis Pasteur, a pu écrire : « Celui qui souffre m’appartient » !

[23] Monique Schneider « soignait » déjà Freud en le lisant avec Lévinas dans La proximité chez Lévinas et le Nebenmensch freudien, Lévinas, Les Cahiers de l’Herne, 1991, rééd. 2006.

[24] Le Nebenmensch ne « sait » jamais vraiment, ne peut jamais être sûr, surtout au début, par exemple que c’est le sein qui convient, pour répondre au malaise, à l’agitation et aux cris de l’enfant. Il le suppose.

[25] Cf. ce que disait Freud se présentant comme celui qui cherche en Fliess un autre qui lui donne vie.

[26] En 1911 déjà dans les Formulations sur les deux principes du fonctionnement psychique, Freud, traitant du Narcissisme primaire, où le principe de plaisir règne à 100 %, ce n’est qu’en bas de page et comme par une pirouette, qu’il concède que cela ne peut se réaliser qu’avec « les soins maternels » !

[27] Sauf en quelques rares passages, dans un contexte où Freud abrite dans son texte une œuvre d’un créateur? - à qui il prête une autorité prestigieuse, comme Goethe ou Shakespeare - Nebenmensch culturel ? - ou à propos de l’influence du médecin : « il ne sait rien dire d’autre au malade que ce que peut dire à ce dernier sa propre raison. Mais il y a une différence entre savoir quelque chose par soi-même et l’entendre dire comme venant d’un « autre côté » – soulignons le mot – » …, l’Amour est le grand éducateur, et l’être inachevé est amené par l’amour de ceux qui lui sont proches à respecter les commandements de la nécessité et à s’épargner les punitions que lui vaudrait leur transgression ».

[28] « Je sais ce qui m’attend maintenant. Au cours du repas fraternel ... l’un de vous aura pour mission de me remercier ... J’assure le pauvre de ma sympathie fraternelle, je ne lui ai pas facilité la tâche. Il devra se répandre en louanges selon les conventions culturelles et (il) a là le droit de se dire dans (les) couches de sa vie psychique : Que le diable l’emporte, il m’a carrément gâché l’appétit ».

[29] Le conduisant à écrire à Ferenczi, après la mort de sa fille Sophie, « Je ressens une perte narcissique irréparable », mais enchaînant aussitôt : « La séance continue » ! Ce mouvement culmine avec le fameux : « J’ai réussi là où le paranoïaque échoue » !

[30] Le mouvement d’aide que la détresse de l’autre suscite en nous, va dans le sens de nous « empêcher » pour le dire avec Camus, d’empêcher notre désir de le séduire, de le b… comme de le tuer

[31] Rituels autour du biberon, tissant le déroulé des repas, associations permanentes de cuillerées avec de petits jeux, « une bouchée pour Papa… ». Notons également là que les premiers jeux de l’enfant vont largement tourner autour de la nourriture, jouer à faire manger la poupée, le baigneur…

[32] La version définitive gomme des phrases comme : « (l’inconscient) est contraint de se comporter comme s’il était immortel ». Contrainte ! Pour un inconscient censé ne connaître que le plaisir et la satisfaction ! Ou : « L’angoisse de mort dont nous souffrons bien plus souvent dans l’Ics que nous le savons, est une contradiction illogique de cette certitude de l’immortalité. Il s’en faut d’ailleurs de beaucoup qu’elle soit originelle et elle est le plus souvent issue de la conscience de culpabilité ».

[33] Martine Lussier note l’absence, remarquable, dans ces textes, de toute allusion à la « séparation définitive ». On ne la trouvera que dans Deuil et mélancolie. Notons aussi combien Freud reste prisonnier du couple personne chère/ennemi, excluant le simple semblable.

[34] Années d’apprentissage de Wilhelm Meister, cité par Mary Balmary, Psychanalyse et spiritualité, in Monique Schneider : « Recracher sa bouche », un progrès dans la civilisation, XVIIIème Congrès de l’Association Internationale d’Études Médico-Psychologiques et Religieuses, Approches, n° 144, Vivre.

[35] Vidéo que l’on peut consulter à : http://www.jeanne-garnier.org/edito/rencontre-avec-michel-serres/.

[36] Lire de Satish Kumar, Tu es donc je suis. Une déclaration de dépendance, Belfond, Paris 2015.

[37] Voir Carol Gilligan, Une voix différente, pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek, présentation : Sandra Laugier, Patricia Paperman, Champs, Flammarion, Paris, 2008. Joan Tronto, Un monde vulnérable Pour une politique du care, Textes à l'appui, La Découverte, 2009. Le dossier, Les nouvelles figures du soin, Esprit janvier 2006, en fait une très complète présentation. Voir également l’ouvrage de Sandra Laugier et Patricia Paperman, Le Souci des autres, paru en même temps.

[38] Définition du libéralisme selon l’anthropologue Louis Dumont, peu suspect de gauchisme.

[39] P. Legendre, La 901e conclusion. Étude sur le théâtre de la Raison, Paris, Fayard, 1998.

[40] Dont Freud avait pressenti les conséquences dans une lettre à Fliess du 6 février 1899 : « Où donc en est arrivé l’individu, et combien faible doit être la religion de la science - celle qu’on suppose avoir remplacé la vieille religion – pour que nous n’osions pas faire savoir à celui-ci ou à celui-là qu’il est sur le point de mourir… Le chrétien, du moins, se fait administrer, quelques heures auparavant, les derniers sacrements ». Cette mise en science de la mort nous propose trois modèles : se battre jusqu’au bout, offrir sa mort, euthanasié, sur l’autel de la toute-puissance médicale, qui n’a pu guérir, et même, version palliative, accepter et parler sa mort, exigence projective sous couvert d’appel au sujet, car c’est encore le malade, ou le mourant, qui doit faire l’essentiel du travail, sans que l’on se demande même à quelles conditions cela est « subjectivable ». Cf. la privatisation de la mort décrite par Philippe Ariès.

[41] « (La Mort), écrit Baudrillard, a perdu sa faux et son horloge… Sa disparition dans l’imaginaire n’est que le signe de son intériorisation psychologique… elle cesse d’être la grande faucheuse pour devenir l’angoisse de mort ». Elle ne se partage plus, ne s’échange plus symboliquement… est devenue l’« équivalent général…(devant lequel) chacun est seul ». Et les « psys » pouvant, à un niveau plus fondamental, apparaître comme les préposés à la privatisation de la mort.

[42] Réponse également à ce qui a fait suite aux massacres de masse et à l’enfer concentrationnaire : l’exaltation de l’individu et de l’autonomie, du Désir au détriment du Besoin.

[43] Marc Crépon, Le consentement meurtrier, Le Cerf 2012. L’auteur voit dans la Honte une réponse, peut-être la plus importante, pour renoncer au « consentement meurtrier » et « rendre droit à la responsabilité du soin, du secours et de l’attention qu’appelle de partout et pour tous la vulnérabilité et la mortalité d’autrui ». La désillusion de Freud en 1915, ne procédait-elle pas d’un sentiment semblable de honte ? Notons également qu’André Green et Claude Janin, ont relié honte et passivation primordiale, Hilflosigkeit, Le Travail Psychanalytique Société Psychanalytique de Paris, Unesco novembre 2002.

[44] Zaltzman N., La résistance de l’humain, Paris, Petite bibliothèque de psychanalyse, PUF, 1999. De la guérison psychanalytique, Paris, Collection Épîtres, PUF, 1998. Ces travaux s’appuient notamment sur des témoignages comme ceux de Robert Antelme, L’espèce humaine, Paris, 1957, Gallimard, Tel, ou de Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, nouvelle édition, Verdier, 2003..

[45] Retenons-en l’essentiel : moins peut-être l’inscription génétique que l’accent mis sur la chaine généalogique de relations de soin qui peut aller dans le sens de la présence de la mort dans l’inconscient.

[46] Anne Lise Stern, Le savoir-déporté. Camps, Histoire, Psychanalyse, Le Seuil, 2004. À Auschwitz, mais pas dans tous les camps, écrit-elle, « il ne fallait ni rêver, ni penser au passé, sous peine de mort ».

[47] On pourrait peut-être rapprocher cette chaîne et le phylogénétique de ce que certains théologiens contemporains considèrent comme le « Premier commandement » : « Souviens toi » !

[48] Ce film (Allemagne 2006) nous fait toucher du doigt toutes les dimensions du lien entre la Shoah et la question du Soin aujourd’hui.

[49] N. Zaltzman, De la guérison psychanalytique, p. 20.

[50] Ceci résonne fortement avec les « ombilics d’humanité » dont parle Jacques Roisin dans son travail avec les personnes ayant subi un trauma.

[51] R.W. Higgins, Le soin, un défi de culture, Esprit, juillet 2010, Le soin, origine et horizon. Déplacements de frontières, congrés de la SFAP 2012, in Jusqu’à la mort accompagner la vie 2012/3 (n° 110), pages 53 à 67, De « l’invention du mourant » à la banalité du soin, Colloque des Bernardins, 2 février 2013, vidéo disponible sur https://www.dailymotion.com/video/xyp8vf, Un Renversement de civilisation, in Penser l’humain vulnérable, Presses Universitaires de Rennes, 2017.

[52] Dans une direction semblable, citons l’anthropologue et psychanalyste Marika Moisseeeff, qui voit dans l’hôpital aujourd’hui « le lieu du sacré ». Elle s’appuie sur les aspects transgressifs, chirurgie qui viole les corps par exemple. J’insisterai plus volontiers sur les simples gestes de soin, et préfèrerai avec Lévinas au terme de « sacré », trop équivoque, celui de « saint ».