Sujet objet sujet

Par Benjamin Lévy

Avant d'écrire ce texte, j'ai dû passer un certain temps à réfléchir à ce qui ne changera pas, après la pandémie. Le temps d'avant est déjà en train de se perdre derrière l'horizon et le temps d'après reste invisible, pour l'heure.

Mais réflexion faite, il me semble qu'après comme avant la pandémie – ou sans doute un peu plus après qu'avant dans certains domaines, pour une certaine période – l'humain sera un être conflictuel, à la fois parasité par du langage et animé par un Surmoi prompt à lui enjoindre de ne pas se laisser trop parasiter, ce qui donnera naissance à des formations réactionnelles et, par conséquent, à diverses formes de jouissance.

Il me semble que l'un des enjeux du travail que nos patients entreprennent avec nous, ou que nous entreprenons avec eux, est d'agir, osons le mot, sur certains versants de cette jouissance, lorsqu'envahissant le réel elle devient insoutenable.

Tandis que les pouvoirs publics aussi bien que les sociétés dans leur ensemble créent des normes pour réguler la jouissance individuelle et collective, les psychanalystes tentent d'agir sur elle, avec les moyens du bord.

Quand la consultation a lieu par téléphone, nous n'avons pas affaire au corps habité par une jouissance parasite mais à la voix et, parfois, à l'image. Voilà qui permet d'élaborer sur des pensées, des symptômes qui nous sont présentés. Mais nous élaborons en aveugles, ne nous laissant guider par rien d'autre que des signes.

D'une façon paradoxale, ce travail qui se base uniquement sur des signes est peut-être le plus analytique qui puisse être. Il est d'une telle pureté, dans sa teneur analytique, qu'il peut en devenir louche. « Le désir de l'analyste est impur », avertissait Lacan, non sans raison. Lorsque le lien analytique devient pur, en effet, le transfert se rompt. Il a besoin, pour subsister, de s'appuyer sur de l'impur, de l'hétérogène.

Pour réintroduire de l'impureté, recréer une accroche dans l'hétérogénéité du corps, il m'est souvent nécessaire de rythmer la séance en marchant. Ainsi, j'ai le sentiment que l'analysant et moi ne devenons pas les petits roitelets d'un triste royaume de pensées, sur lequel nous régnerions en despotes solitaires, chacun dans sa forteresse.

Derrière le téléphone, il y a un sujet. Ce sujet a un corps. Le téléphone ne le sait pas. En cette période de paranoïa confinée, le danger qui nous guette est que nous devenions soit de purs objets parmi d'autres, soit de purs sujets ignorés des autres, séparés d'eux.

L'alternance rythmique entre « être sujet » et « être objet » serait ainsi rompue. Devenir objet après avoir été sujet, redevenir sujet après avoir été objet, voilà pourtant l'expérience qui permet au lien social de subsister. Cette expérience est inscrite dans la grammaire :

Balthazar est un charmant garçon.

Nous le découpons en lanières.

Il fera un excellent dîner.

Faisons-le frire dans l'huile !

À travers les comptines récitées aux enfants, la langue nous accoutume à être changés en objets, puis à redevenir sujets. Cette alternance permet le transfert, le lien social, le désir, l'érotisme et un certain nombre d'autres manifestations directes ou indirectes de la pulsion.

Dans la vie confinée, cependant, nous sommes maintenus loin de cette alternance rythmique. Coupés des phases maniaques (être sujet) et dépressives (être objet), nous nous trouvons bloqués soit dans l'une, soit dans l'autre de ces positions. Nous sommes des phénix sans renaissance, ou des renaissances sans phénix.

Peut-être cela explique-t-il que certains jeunes patients, adolescents ou post-adolescents, aient eu besoin que je remodèle la façon dont je m'adresse à eux. Désormais, je leur envoie de temps à autre une image à caractère humoristique, pour indiquer que je suis toujours vivant, mais aussi pour ancrer nos échanges sur une autre scène que l'antre familial, où ils occupent toujours la même position.

Benjamin Lévy