Hommage à Élie Buzyn

Élie Buzyn né le 7 janvier 1929

à Łódź décédé le 23 mai 2022 à Paris

SUR L´OUVRAGE D’ÉLIE BUZYN

“J’avais 15 ans Vivre, survivre, revivre"

"Le récit inspirant d’une vie après Auschwitz"

(édition Alessio 2018)


par Jean-Jacques Moscovitz

psychanalyste, Paris


« …des médecins… m’ont contacté pour que je parle de la Shoah et de la médecine nazie. Si j’avais connu la médecine nazie, ai-je répondu, je ne serai pas là. J’ai conçu ma conférence comme cela : la Shoah et ma médecine : Pourquoi ai-je fait telle ou telle chose dans mon trajet de médecin ? Par exemple, j’ai été contacté pour être chirurgien des hôpitaux psychiatriques. Tout le monde refusait car on était peu payé. Je me suis dit : « Comment je ne peux trouver du temps pour eux, alors que les malades mentaux étaient les premiers à être éliminés par les nazis car, pour eux, les malades mentaux étaient inutiles et dangereux pour la race aryenne. »

Elie Buzyn



Éthique

Ce présent livre est un lien entre une éthique médicale certes mais aussi une éthique de la parole.

Il témoigne à plusieurs reprises

de la parentalité entre grands-parents, parents, enfants, et cela dans les deux sens du temps, et le remonter et aller vers les descendants.

À savoir une fois le livre terminé, quels sont les retours, les échos que l’auteur reçoit de sa famille comme de ses amis, qui sommes là avec lui ce soir ? C’est pourquoi j’ai pris le parti de commencer à lire ce livre par la fin pour ensemble continuer plus loin.

Cela ressemble au mot psychanalyse dont l’étymologie est de remonter vers le passé, vers ce qui serait dans l’inconscient, afin d’aller vers le futur.

C’est une sorte de remontée dans la transmission, remontée dans l’histoire, ta petite histoire personnelle, vers Elie, lui-même, vers ces lieux où il n’y a pas une parole qui ait pu y pénétrer.

Ce livre va peut-être permettre de les atteindre quelque peu, ces zones non parlables, non représentables.

Elles sont non représentables dans le psychisme chez ceux qui comme lui ont subi, je dirai, le non-trauma, aucune organisation psychique définie. Comme un savoir qui resterait clôturé.

En fait comme toutes les œuvres filmiques, écrites, littéraires et autres, comme toutes les commémorations, cela aboutit à quelque chose d’essentiel selon moi : c’est de sortir du monde du bourreau afin de ne plus se situer comme victime.

Vers la Vie

Et d’aller du côté de la vie comme les sous-titres du livre l’indique en mettant le mot , le nom, Vivre en premier puis ensuite Survivre et revivre.

J’avais 11ans…Ce livre, son livre, ne témoignes pas de la grande histoire, ce n’est pas le propos de l’auteur, aujourd’hui, comme l’homme adulte mûr qui sait de quoi il s’agit.

Il s’agit de cette cruauté d’État comme le dit Jean Améry dans son ouvrage « Par-delà le crime et le châtiment, essai pour surmonter l’insurmontable », c’est son ouvrage fondamental de 1964 au moment du deuxième Procès d’Auschwitz à Francfort où il décide de l’écrire.

Désir de transmettre

Pour nous psychanalystes, pour moi en tout cas, avec J’AVAIS 15ANS, nous sommes en plein dans le sujet, il nous y mène car il s’agit d’éthique du désir, du désir de transmettre. Et aussi du désir médical aussi pour ce qui me concerne et que j’ai reçu dans mes études de médecine, c’est ce que j’ai acquis et ELIE BUZYN en témoigne formidablement bien à tout moment.

L’éthique médicale c’est accepter la demande du malade du fait de l’écouter en tant que médecin face à quelqu’un qui souffre.

C’est pourquoi je commence par la fin de ce livre, par la chute qui est un mot littéraire mais ici il est démétaphorisé, puisse que Elie B. es tombé devant chez lui, son home, il est alors son propre malade et son propre médecin, ne voulant pas partager ta douleur avec l’autre, sans le corps médical et gardant son corps sans le partager avec quelqu’un qui sache s’en occuper au moment de la douleur.

Mémoire corporelle

Cela l’a ramené dans sa mémoire corporelle venue du camp, terme très juste car il existe bien une mémoire corporelle des symptômes psychiques comme de la souffrance physique et surtout celle dite « morale ». Là c’était la sienne dans cette effroyable marche de la mort, de la mort des mourants assassinés. Qui est aussi la marche de la vie, de la survie et du revivre comme Elie B. l’indique si bien.

Levée de l’interdit au meurtre

Il me transmet quelque chose de très important et que je ne cesse de travailler depuis. C’est la levée de l’interdit au meurtre qui s’est effectué pendant ces années-là au point qu’on a tellement de difficulté à la reconnaître même aujourd’hui car cet interdit est tellement profondément inscrit en nous que nous avons une grande difficulté à reconnaître qu’il est levé, lorsque le meurtre est permis au quotidien de la vie civile, de l’attaque de gens qui vivent sans armes.

Les gens à qui Elie B. pouvait s’adresser en 1945 comme déporté revenu, comme beaucoup d’autres, savait très bien que les non-déportés ne pouvaient pas comprendre cela. Car avec cette levée de l’interdit, la mort a changé de statut, elle est devenue un objet distribuable, perdant sa valeur heuristique de limite de la vie. C’est pourquoi le jour où il m’a dit il y a bien des années le mot que sa mère lui a transmis avant d’aller mourir, « souviens-toi que quand on meurt on meurt seul ».

Subjectivité de la mort

C’est là sa propre subjectivité de la mort ainsi inscrite par sa mère pour lui, il a 14ans. C’est ce qui lui a donné la force de lutter autant qu’il était possible, le hasard n’ayant pas été complètement absent bien sûr.

Vie et mort en équivalence

Oui la vie et la mort se sont mises en équivalence, c’est-à-dire en équivalence à ne valoir plus rien et nous en sommes encore à en mesurer les effets sur notre subjectivité, dans le contemporain.

C’est pourquoi je suis très sensible à l’article de Éric Martinent présent dans le livre, « L’empreinte d’Auschwitz dans l’éthique chirurgicale, de législation intérieure d’Élie Buzyn. »


Médecine

L’éthique de vie c’est celle avec laquelle la médecine doit lutter contre le fascisme médical, l’impérialisme médical qui parfois devient extrêmement grave aujourd’hui même. Car le transhumanisme guette.

Où le corps humain est porteur de subjectivité et les médecins nazis étaient des médecins légistes de gens sains et vivants sur lesquels ils expérimentaient les limites de la douleur et les limites du savoir médical qui à ce moment-là est plus que sadisme et destruction.

Expérimentation humaine

Ce n’est pas une question simple car dans le code de Nuremberg écrit lors du Procès des médecins nazis en 1947, 23 ont été condamnés à mort, la 24e était une femme, elle n’a pas été exécutée car elle n’a fait… qu’assister aux expérimentations. Son nom est Huta Oberhauser.

Ce fameux code de Nuremberg de 1947 pour limiter désormais l’expérimentation dite humaine, est fait de 10 articles, comme les 10 paroles de Moise ! et bien la 10e contient que cette expérimentation humaine est permise jusqu’à l’extermination exclue. Sic !!!

Comme si nous ne serions presque pas sortis encore du nazisme. Pourquoi avoir dit cela dans cette avancée nécessaire.

Je l’ai moi-même beaucoup travaillé, j’ai beaucoup lu sur les Procès des médecins.

Cette femme Huta Oberhauser n’a jamais voulu témoigner dans le film de Marcel Ophuls The Memory of Justice (1975).

Marcel Ophuls va la chercher où elle se trouve, elle n’ouvre pas la porte de sa maison, elle répond qu’elle est malade et qu’elle ne peut donc pas parler.

Le livre d’ Elie Buzyn m’a fait penser en contrepoint à celui de Jean Améry, cité plu haut , qui décrit le nazisme comme étant essentiellement gouverné par la cruauté, c’est-à-dire que les nazis ont pris le pouvoir par la cruauté pour exercer non pas simplement le pouvoir mais également la cruauté.

Question en abîme et je trouve très juste qu’Elie comme tous les autres déportés, grands témoins ou pas, n’ont pas à parler de la grande histoire , ce n’est pas leur objet. Mais simplement de la petite histoire de l’enfant qu’il a été comme de l’histoire de ses familles dans laquelle il est inscrit si intensément comme en témoigne son livre.

J’ai vu récemment à l’Unesco le film qui s’intitule Qui écrira notre histoire de Roberta Grossmann, c’est la sœur de Spielberg qui en est la productrice.

Il est passé sur Arte. Il s’agit d’un film qui témoigne des archives du Oneg Shabbas qui était le nom de code d’un groupe autour d’Emmanuel Ringelblum, au sein du ghetto de Varsovie. Il cachait tout, même au président du judenrath, Cherniakoow. Leurs actions consistaient à cacher dans les égouts du ghetto, dans quatre endroits différents, ce qu’ils voyaient dans les rues du ghetto.

Les archives du Oneg Shabbas décrivent très précisément ce qui s’est passé, les tortures qui se produisaient, les humiliations, les viols etc. En même temps les archives nazies sont montrées dans ce film, on voit des gens bien habillés, des juifs, qui ne s’arrêtent même pas devant les cadavres qui jonchent le sol, montrant par là-même ce que les juifs valaient selon eux.

En même temps il y a une reconstitution de certaines scènes de façon fictive en couleur où on voit Ringelblum accueillir des gens et son équipe en train de cacher les différents documents.

Sortir du monde du bourreau.

Je reconnais dans cet ouvrage exactement cette sorte de nécessité de mettre des mots sur ce qu’il se passe pour sortir du monde des bourreaux et et aller du côté de ce que Elis appelle revivre.

Ainsi le voilà muni de son livre avec tous les échos qui lui arrive de toutes parts.


Éthique du trauma

il y a une éthique du trauma. J’évite le terme de syndrome post-traumatique qui ne veut rien dire, sinon que c’est le médecin qui garde sa toute-puissance pour agir sur le traumatisé. La Shoah n’arrive pas parfois à se constituer en un savoir tel qu’on puisse parler d’un trauma, c’est en quelque sorte la non-constitution du trauma. Et ce qui reste est inerte dans l’inconscient, dans le psychisme où il agit comme il peut.

Il sert d’édifice au collectif des savoirs, d’où l’usage des commémorations , des films ,des livres, pour pouvoir atteindre la banalité du trauma…. Le réduire….

Non trauma : cela veut dire que le refoulement ne s’est pas constitué, que c’est resté comme une boursouflure dans l’inconscient sans qu’il puisse rejoindre l’ensemble de la vie psychique. Ça va, ça vient, ça saute, ça revient, et ça reste en silence ou pas.

Par conséquent il n’y a pas de levée du refoulement puisque le refoulement n’est pas constitué, car le trauma reste en quelque sorte suspendu à ce premier moment de son impact. Et d’en parler fait bouger ces zones silenciées et inertes.

Voilà le difficile à accepter pour l’entourage comme pour ceux qui sont revenus , comment faire part d’une prise possible sur ces zones inertes.

La chute

J’avais 15ans, d’Elie est un exemple de cette démarche, puisque la « chute » mise en fin de parcours (littéraire) indique ce gain de savoir qu’il a dû écrire et acquérir, qu’il a dû acquérir en écrivant ce livre.

Là-bas…

En quelque sorte c’est une auto-transmission qui passe par le lecteur, par les membres de sa famille, ses petits-enfants et ses voyages là-bas comme disait Anne Lise Stern qui ne peux pas dire le mot Auschwitz, ne pas employer le mot de l’ennemi. ELLE DISAIT LÀ-BAS…

Oui en revenir oui mais comment ? Vivre Survivre Revivre….

Marceline Loridan a écrit un livre Ma Vie Balagan ( mot qui signifie en russe et yiddish le bordel au quotidien) où elle nous donne presque comment elle y était, là-bas avec Anne Lise, Simone Weil, avec d’autres et … avec elle-même. Elle en est revenue avec le balagan du temps, l’emmêlement du présent, passé, futur et autre mode de conjugaison toujours bien venue…

Elie Buzyn a encore 15 ans, et sa promesse de vie.

Jean-Jacques Moscovitz