Donc, le président Schreber entend des voix et pour son malheur, pourrait
on dire, il est bien seul à les entendre. Ainsi il existerait des gens qui
entendent des voix que les autres n’entendent pas.
Beaucoup en sont les messagers, de Jeanne à l’analyste et la liste n’est
pas close. Ce qui les distinguent de Schreber est qu’ils n’en sont pas possédés
comme ceux de Loudun, ils sont à l’écoute des voix qui s’entendent derrière ce
qui se dit, et de temps à autre, ils s’en font les intercesseurs en délivrant
le message surpris à qui de droit, ainsi Jeanne ne rêve pas pour son compte
mais pour celui du roi, elle est la messagère de la voix, elle ne converse pas
avec elle, nous pouvons dire qu’elle en est la dépositaire et que somme toute,
l’hallucination auditive s’arrête là.
La voix que l’analyste entend n’est pas de même nature que celle de Jeanne,
elle est directement produite par le locuteur, elle est audible dans
l’énonciation, aussi en dehors, dans le silence. Une stratification éprouvée
dans sa propre cure.
La voix qu’entend Jeanne est produite par elle même, en son sein si
j’osais, bien qu’elle fut persuadée de la présence divine, hors d’elle.
Lacan rapporte qu’il est fréquent de constater, face à ces patients
envahis par les voix, leurs lèvres s’agiter dans le marmonnement, produisant ce
qui les assaille. Les lèvres de Jeanne tremblaient elles ?
Pour Schreber, les moutons qu’il comptait avant de s’endormir finirent
par s’adresser à lui, à converser avec lui ; il est surprenant que ces
internements aient comme cause ces empêchements de sommeil. Des craquements
entendus à travers les parois internes.
Vaquait-il à sa tâche normalement le jour ?
Il semble que oui ; accaparé par les tâches quotidiennes, l’esprit
empli des moyens pour les mener à bien, nous pouvons penser que les voix ne
pouvaient se frayer un chemin et troubler la raison du président Schreber,
c’est le manque de sommeil qui dérégla ce bel agencement ou plutôt la vacuité
d’une activité intellectuelle réservée à la nuit et au sommeil.
Mais étaient elles déjà là, pourraient-t-on dire, ces voix toutes faites,
glorieuses mais tapies dans quelque obscur repli, simplement barrées ou peut
être satisfaites et paradant en plein jour par ce qu’il est convenu d’appeler
le discours courant, la structure de la pensée de ce temps étayée par le
discours qui la soutenait.
Le domaine juridique où son activité intellectuelle s’exerçait,
remplissait peut-être les conditions d’une pensée suspicieuse et torturée, peut
être même nécessitait-elle ces qualités si généreuses chez le président
Schreber.
Quelque chose s’est produit pour que DP Schreber, curieux d’astronomie,
au retour immuable des astres, se mit à douter de ce qui fonda la certitude
humaine. Cet ébranlement du cosmos n’est il pas la figure de celui de la raison ?
D’effrayants communiqués m’arrivaient de toutes parts annonçant que telle
étoile, telle constellation, avaient dues être «
lâchées » ; on annonçait tantôt que Venus avait été
« engloutie », tantôt que le système solaire était près de se
décrocher, tantôt que Cassiopée (toute la constellation de Cassiopée) allait
devoir se contracter en un seul soleil, tantôt que les Pléiades pourraient
seules peut être, être encore sauvées, etc.… (p.71)
Il faut dire que lorsque le doute se forme sur la solidité de la voûte
étoilée, lorsque les astres suspendus comme des candélabres menacent de
s’écrouler, lorsque les processions rituelles ne se contentent plus de singer
sur la terre le mouvement céleste, mais qu’elles annoncent leur chute, alors,
sur quoi se fonderait la raison ? Sur quelle certitude ? Sur
Dieu ?
A moins qu’un changement brutal, une promotion, de nouvelles tâches, de
nouveaux confrères, aient pu ébranler l’aisance quasi automatisée d’un emploi
maîtrisé jusqu’à l’écœurement ? Mais alors le président Schreber ne s’en
plaignit jamais, il ne la refusa pas. C’est sa nomination au poste de président
du Tribunal de Dresde qui provoqua son second internement : j’ai donc été
deux fois malade des nerfs, chaque fois à la suite d’un surmenage
intellectuel ; la première fois à la suite de ma candidature au Reichstag
[…]la deuxième fois lorsque, tout juste investi de la charge qu’on venait de me
transmettre, de président de la chambre à la cour d’appel du Land de Dresde, je
dus faire face à un monstrueux surcroît de travail.
En ce lieu, rien ne nous permet de croire que s’il n’y avait pas eu
surmenage il n’y aurait jamais eu de « cas Schreber» cependant nous ne
pouvons pas l’exclure. Si Schreber n’avait pas répondu aux sirènes de la
promotion sociale, s’il s’était contenté d’un travail ressassé ? Aurait il
pu contenir le déferlement des voix ? Mais après tout ainsi qu’il
l’écrit : ... finalement, même si l’imagination humaine, pouvait
se représenter une conjoncture plus idéale encore, n’est parfait que ce qui est
conforme à sa propre intention.
Nous ne savons pas ce qui amena Schreber à son premier internement, nous
ne savons pas grand chose non plus sur sa rémission et « sa complète
guérison » et nous pourrions ajouter que sa seconde guérison est tout
aussi mystérieuse. Est-ce l’effet des médicaments, de l’internement ou bien
celui quasi naturel d’un développement du délire avec son acmé et sa chute,
voire sa disparition. Schreber le pense, il le dit ouvertement :
Et son intention est bien de témoigner du meurtre d’âme dont il est
l’objet.
Voilà.
Schreber entend des voix que les autres n’entendent pas1, l’univers complexe dans lequel il nous entraîne
doit être comparé à celui perçu par le personnel soignant.
Il faut bien dire que ce qu’il donne à voir ne sont que grimaces,
hurlements, gesticulations, comme en témoigne l’expertise du docteur
Weber : ..le malade faisait de longues stations immobile au jardin, il
regardait fixement le soleil, faisait à son adresse les grimaces les plus
extraordinaires, ou alors il se mettait à proférer contre lui injures et
menaces à haute voix……Il se répandait dans sa chambre en de semblables
vociférations …ou il criait par la fenêtre, même la nuit, des injures avec une
force telle que les gens de la ville s’attroupaient…
Alors que ce qui assaillait le président Schreber, tel qu’il nous le
rapporte dans ses mémoires, était d’une complexité extraordinaire, un scribe ou
un secrétaire chargé de la transcription de ces manifestations n’aurait pu en
entendre que des bruits de langue cognant le palais, crachats, injures,
grimaces et vociférations. Le scribe du cas Schreber est Schreber lui même, la
psychiatrie de ce temps là n’a pu que suivre le malade, l’empêcher d’attenter à
lui même, préserver son intégrité physique et calmer avec les moyens que
l’époque autorisait les souffrances de Schreber. Nous ne pouvons nous empêcher
de comparer la complexité détaillée des « Mémoires d’un névropathe »
aux expertises du docteur Weber et souligner l’écart important entre
l’énonciation Schreberienne et l’énoncé du cas qui nous occupe, aussi le Dr
Weber ne peut il que conseiller la lecture des « Mémoires ». Ne
pourrions nous pas inverser le constat médical et penser que les psychiatres
aussi entendaient des voix que Schreber n’entendaient pas ? Ce discord
extraordinaire entre deux représentations du monde.
Le président connaissait le monde auquel la majorité d’entre nous
adhérons, il en connaissait les usages et son commerce était des plus
agréables, il y joua son rôle et beaucoup n’atteignirent jamais la connaissance
profonde de son fonctionnement. Les questions que posa Schreber à ce monde en
repoussa les frontières à un point tel que, à ce jour, il est impossible d’en
imaginer les contours. Nous pouvons aussi penser qu’à l’intérieur de notre
vaste monde il en dessina l’enclos. Serait ce une question in-time ou
ex-time ? La question surgirait elle d’un au-delà ou d’un en-deçà ?
En peu de mots, la représentation du monde qu’il nous propose y est elle incluse
ou non ?
Si nous considérons le contenu du discours que Schreber fait sur son
propre cas avec les remarques « externes » de Weber il est criant
alors de constater comment le personnel soignant est littéralement pris pour
des « choses », pour Schreber les autres sont des
« choses » torturantes, c’est là me semble-t-il que nous pouvons
établir un rapport avec le « discours » nazi, machine à chosifier les
handicapés, les fous, les juifs, les homosexuels et les métèques de tous horizons.