« L’impossible de l’accès à la parole »

Quatre histoires cliniques : autisme, mutisme psychotique, dépression infantile, et deuil chez l’enfant. De Michel Leverrier. Éditions Erès

Par Maria Landau

C’est un livre, le premier depuis longtemps, sur la clinique et plus précisément la clinique de l’analyse avec les enfants. Michel Leverrier nous dit que l’analyse des enfants n’est pas une psychothérapie, qu’il ne s’agit pas dans cette pratique, de s’attaquer aux symptômes, ou à la demande des parents et des éducateurs, de faire cesser le scandale d’un enfant qui n’est pas comme il doit être, d’un enfant qui va mal.

Ce livre parle de l’Acte, de l’acte psychanalytique et de son éthique quand il s’agit d’un enfant. Ce qui est particulier, car on a affaire à un patient enfant et aussi à ses parents, ses tuteurs, ses référents. L’analysant du psychanalyste c’est l’enfant. Ses parents, il faudra les associer à la démarche thérapeutique, comprendre ce qu’est « l’environnement « de cet enfant, et entendre dans les paroles des parents, de quels désirs inconscients, de quels refoulements, absences, traumas, cet enfant est le dépositaire. Cette parole assez unique, les parents vont la délivrer et se délivrer dans la rencontre avec le psychanalyste. Dans l’histoire de Gaby, petit enfant profondément déprimé, c’est bien plus tard que l’histoire tragique, inscrite dans la grande Histoire sera révélée, pesant sur cette famille depuis la génération des arrières grands- parents, atteignant la mère et la grande mère et aussi cet enfant qui ne pouvait être qu’ »anormal ».

Le livre permet de suivre à la fois des histoires cliniques particulièrement poignantes parce que apparemment elles font surgir l’impossible, c’est-à-dire le réel. Et qu’on n’a pas beaucoup d’issues, de solutions, pour tout dire d’espoir, quand on reçoit un enfant atteint si lourdement dans son développement.

Et en même temps sont exposées les théories freudiennes, lacaniennes, ou post-lacaniennes qui permettent au psychanalyste, à Michel Leverrier, de lire, et d’écrire dans l’après-coups, ses cas et son travail. Et l’on sent bien que pour Michel Leverrier ou pour quiconque, poursuivre ce travail : l’analyse d’un enfant, assumer cette charge, cette responsabilité, il faut son désir d’analyste mais aussi l’adosser à ces constructions théoriques qui lui permettront d’entendre et d’interpréter, Mais pour moi, interpréter, c’est ce que l’analyste interprète pour lui-même à l’aide de ses concepts théoriques,. Ce n’est pas un savoir tout prêt à l’emploi, mais l’énonciation particulière de ce savoir.

Je connais Michel Leverrier depuis longtemps, des affinités personnelles, avec sa Normandie, son terroir, sa ville de Caen qu’il n’a pas quittée et où il a beaucoup travaillé, dans tout le champ de la pédopsychiatrie devenue pedo-psychanalyse, à l’hôpital, dans les structures CMP, CMPP, dans les hôpitaux de jours, les lieux d’accueil, les écoles et enfin chez lui. Vie passionnée, passionnante, et militante du psychanalyste qui reçoit des enfants. Il participe ainsi à l’extraordinaire développement de la psychanalyse des enfants dans la France de l’après-deuxième guerre mondiale.

Comment est fait ce livre ? Des jeunes praticiens y trouveront toute une pratique analytique dépliée, telle qu’on la trouve dans le champ de l’enseignement lacanien.

Il y a d’abord quatre histoires cliniques dont Michel Leverrier dans l’introduction énonce un diagnostic, mais ce n’est pas le diagnostic psychiatrique de la consultation psychiatrique, diagnostic à priori avant toute prise en charge. C’est une énonciation de Michel Leverrier, où le sujet enfant est présent, après coup d’un travail avec cet enfant, qui est une sorte de dire rétrospectif.

Alain, 14 ans est un adolescent autiste, enfant abandonné, élevé par un couple nourricier.

René 6ans que Michel Leverrier appelle « René et sa mère », travail court avec l’enfant, mais surtout avec la mère. C’est un enfant qui ne parle pas, et qui se dévoile comme un enfant porteur d’une psychose infantile. Le discours de la mère enfin exprimé, fait surgir l’extrême violence inconsciente faite de désir mortifère et de craintes délirantes contre lesquelles l’enfant s’est peu à peu blindé, des défenses, au détriment de son accès à un développement psychique ordinaire. Pauvre mère tout aussi émouvante que son enfant dans son impossible accès, pour cet enfant-là, non pas de la parole (ce qui est arrivé à René) mais un impossible accès d’un désir maternel ouvert à cet enfant, la mère vivant la grossesse comme un épouvantable envahissement, et la chose qui grandit dans son corps comme une lutte à mort entre elle et lui. Il s’agit de bien autre chose que la traduction en français du concept d’Anna Freud de « mère rejetante ».

Le petit Gaby 2ans, longue thérapie dont on suit les séances avec autant de plaisir que celles de Winnicott ou de Mélanie Klein. Enfant profondément déprimé, précocement avec une hypotonie et une absence totales de langage, qui incarne à ce stade le verdict maudit que craignent les parents d’enfant anormal. On verra comment l’enfant dans le transfert à « yé-yé » (Michel Leverrier) va avancer le long des acquis psychiques, et d’une construction structurale avec accès à la parole.

Enfin Gabriel 13 ans, qui un an après la mort de sa mère au terme d’une maladie qui la dégrade peu à peu fait au cours de ce qui ne peut être qu’un deuil une régression psychique motrice et du langage qui fait craindre une aliénation définitive sans retour possible, et qui cèdera progressivement à la symbolisation de ce deuil.

Dans chacune de ces histoires, il y a un moment souvent inaugural où le psychanalyste s’adresse à l’enfant et lui dit de façon forte de quoi est fait son malheur. L’enfant ainsi nommé et appelé peut ensuite s’intéresser tranférentiellement à celui qui ainsi s’adresse à lui. Là se trouve l’énigme du désir de l’analyste séparé de son savoir.

Dans la conclusion du livre, Michel Leverrier fait part de ses concepts théoriques et nomme les psychanalystes avec qui il est dans un transfert de travail : d’abord Jean Bergès récemment disparu qui a soutenu l’existence de ce livre, Lucien Israël, Freud, Lacan…Il nous parle de tous ceux-là et aussi de son propre chemin, son analyse, ses contrôles qui lui ouvert la route ;

En fin de l’ouvrage, un index clinique alphabétique permet un lecteur de trouver dans le livre, les éléments cliniques et les concepts qui l’intéressent.

Je vais reprendre assez brièvement l’histoire d’Alain et suivre dans le chapitre des conclusions comment Leverrier parle de l’autisme infantile. Il reçoit un garçon de 14 ans, envoyé par son I.M.P.Il le reçoit avec ses parents nourriciers. Triste histoire d’un bébé abandonné à la naissance, qui porte le nom et le prénom que son père lui a donné son père, mort peu après. Chez les parents nourriciers à quatre mois et demi, il a poussé tout seul avec au début une très grande hypotonie, puis tout est allé à peu près, mais il ne parle pas, ne regarde quiconque, a des stéréotypies, et obéit immédiatement aux ordres de sa nourrice pris dans un surmoi féroce. Michel Leverrier n’a pas grande envie de commencer un travail psychanalytique avec un grand ado fixé dans ses murailles autistiques. Quelque mois se passe. Puis un jour, « même jour même heure », l’adolescent pousse la porte, il est là, et il reviendra qu’il pleuve ou qu’il neige sans manquer une seule fois son rendez-vous, même jour même heure. Les mois, les années passent, Alain revient toujours à la même place, pendant plus de vingt ans. L’enfant ou plus tôt l’adolescent des signes, qui n’est pas marqué par le signifiant, et Leverrier essayera toujours de transformer ces signes en signifiants dans ses interpellations à Alain. Quelle est cette ponctualité « de forcené » ? Quel transfert « basique » ? Fixité autistique qui exclut toute demande et tout désir ? Et pourtant… Quand Leverrier est absent, en vacances, Alain le cherche partout dans toutes les pièces, dans les tiroirs. Je trouve cette histoire très émouvante et poétique parce qu’il y a deux humains, un Alain très humain (et je pense en frissonnant au projet nazi T4, qui tue toutes les vies indignes d’être vécues) qui n’est raccroché au monde des vivants que par quelques pauvres signes, liens, dont Leverrier est un de ces liens. L’autre humain c’est Michel Leverrier qui pendant toutes ces années a manifestement eu un transfert pour Alain, essayant au début d’entendre, de comprendre, s’aidant de sa/ses théories sur l’autisme infantile : « l e vide absolu, le réel innommable », « l’Autre de l’autiste, un trou », « n’être pas, naître pas, non- né » « signe qui ne renvoie qu’à la chose », « corps fonctionnant comme une mécanique, soumis à la jouissance toute puissante de S1 (sans S2) », le psychanalyste essaye sans cesse de faire advenir à partir des signes, du signifiants, du langage ».

Au cours de ces innombrables séances, vingt ans, il s’en est passé des choses ! des mots, des écrits des cris !

Et toujours Alain revient voir si son psychanalyste est indéfectiblement là.

Maria Landau

(mai 2006)