ACTUEL ENTRE PSYCHANALYSE ET POLITIQUE

En écho aux deux soirées de Psychanalyse Actuelle, les mardi 8 et jeudi 10 juin 2010

Par Olivier Douville

Travailler aujourd’hui sur le thème de la responsabilité du psychanalyste revêt une acuité particulière en raison des bouleversements considérables qui se jouent en France ou ailleurs sur la scène du soin psychique et de la santé mentale.

Ces bouleversements ont des enjeux qui se situent au-delà d’un simple aménagement législatif et juridique. Ils reconfigurent les liens entre souffrance psychique, symptôme, parole, adresse et soin. Le psychanalyste s’en trouve hautement concerné, et en tant que praticien et en tant que témoin et acteur privilégié des nouvelles logiques de subjectivation. Cette situation particulière doit être illustrée et défendue. Il en va de la responsabilité de chacun des psychanalystes.

Aujourd’hui la défense de la psychanalyse finit par rejoindre, sans s’y confondre, une défense du citoyen. Il est à cela une raison simple. La psychanalyse, ce qui la différencie radicalement de toute psychologie et de toute psychologisation de la vie quotidienne, fait symptôme pour l’ensemble de la logique de sécurisation psychique, car elle place l’acte en son inévitable solitude, son inévitable non-évaluabilité par des critères standardisés. Et elle le fera d’autant que sous prétexte de scientisme, d’évaluation, de souci pour la santé et le bien-être physique et psychique, les pouvoirs s’investiront comme instance de contrôle et de légitimation de ce qui fait le sel de la rencontre humaine, dans ce qui fait la joie et, parfois, les peines de l’existence.

Le contexte actuel de la réglementation des psychothérapies dépasse il est vrai la seule condition de l’exercice de la psychanalyse. En quoi consiste-t-il ? Tandis que ne sont mis en avant que des argumentaires bien pensants et consensuels, car qui s’étonnerait qu’on veuille protéger le naïf de l’abuseur, le désespéré de l’escroc, le vulnérable de l’abuseur, le gogo des sergents recruteurs des sectes et des trusts à gourous, ce contexte traduit une volonté politique, conforme à la demande sociale, de contrôle et de sécurisation de la vie psychique. En ce sens, les volontés conjointes d’élaborer un statut du psychothérapeute et de généraliser à tout va des procédures scientistes expertales des techniques de soin psychique créent un nouveau paysage anthropologique Ce nouvel ordre anthropologique annonce le règne de l’homme moderne, de plus en plus réduit à ses compétences, phobiques de ses désirs et de la façon dont le désir de l’autre l’affecte, homme de la performance, non plus sujet du conflit.

La psychanalyse a donc quelque chose à dire de cette condition de l’homme moderne. On supposera pour défendre cette proposition que la globalisation inscrit la culture sous la dépendance d’une économie généralisée du marché et des biens, et ce mouvement impérieux se déroule au risque, constaté chaque jour, d’un renforcement des ségrégations, des grandes exclusions.

L’homme pris dans une économie généralisée du service des biens est en errance immobile. C’est aussi à cela que l’on peut comprendre la formalisation des discours de Lacan, mettre en avant un type de lien social où la psychanalyse a du mal à faire entame et à vérifier son efficacité. C dont rend compte la crispation du « Discours du Maître » en « Discours du capitaliste ». Dans ce monde le manque d’être et le désir sont rabattus sur une sorte de besoin dont la nouvelle formation sociale assure que la satisfaction est possible à qui a les moyens de s’en offrir les insignes. Le plaisir garanti, c’est autre chose. En contrepartie, le sujet est engagé dans une course effrénée à l’objet supposé le compléter, ce qui le fait se perdre dans les objectivations de son discours et les évaluations de son existence devenue hypochondriaque. La psychanalyse serait-elle alors de peu de poids devant des thérapies censées apporter au plus vite une remise en route du sujet et de son économie corporelle dans le circuit des conventions sociales de conduites standard, vouées à l’échange banalisé et à la consommation standardisée. Rien d’étonnant non plus à ce que ces dites techniques soient plus aisément évaluables que la psychanalyse, et qu’en conséquence, elles prennent argument de la nature si facile de leurs évaluations pour faire leur propre publicité qu’elle parfume aux odeurs de vertu. Avec des fortunes diverses selon les pays. Ainsi la France est un des pays au monde qui consomme le plus de médicaments de l’esprit (anxiolytiques, barbituriques et neuroleptiques) et le moins de psychothérapie, hors la psychanalyse en du moins pour le moment ?

Éloignées à l’excès de leur manque d’être, de plus en plus de personnes se trouvent comme interchangeables et équivalentes les unes aux autres, car elles sont privées du symptôme qui les singularise et particularise leur façon d’être en jeu dans le social. Les idéologies muent, rapidement. Nous avions auparavant toute une tradition du conflit qui était due en bonne part à la psychanalyse et aussi au marxisme, et aussi mû par un certain esprit de résistance. Si notre actuelle idéologie des liens sociaux fait l’impasse sur le fait que le sujet se réfugie sous une labilité de symptômes, qu’il n’est pas mono symptomatique, elle va également vite réduire l’exercice du soin à la mise en place d’un contrat et au respect de ce dernier. La psychanalyse est ici convoquée à affirmer sa spécificité en tant que cadre et en tant que dispositif . Il y a à insister sur un point : la règle fondamentale en psychanalyse, ce n’est pas un contrat. D’un autre côté, la plupart des consommateurs de thérapies comportemantalo-cognitives qui se font traiter par un contrat en étant réduits à un seul symptôme, ce qui est la condition sine qua non de la mise en marche d’un tel traitement, se soignent autant par les injonctions ou les conseils qu’en raison de la greffe d’identité qu’ils reçoivent du fait d’être épinglé à un trouble et à un seul. Cela a pour conséquence, le plus souvent, qu’ils se retrouvent bien que « guéris » assez vite devant un vide d’être, car s’ils sont réduits à une seule chose, alors leur épaisseur d’être se délite. Et il est logique, normal qu’ils se retrouvent en groupe, en associations de « malades-usagers », puisque seul le trait identitaire (phobique social par exemple) donne consistance à un réseau, alors qu’il ne donne en rien consistance à un sujet isolé, individualisé. Je comprends tout à fait qu’il faille alors constituer des groupes d’usagers qui permettent à chacun de s’apparier avec d’autres qui lui tiennent lieu de moi idéal.

Les individus ainsi constitués se trouvent du même coup dispensés de l’appel à l’Autre du sens qui les réunissait jusque là, comme sujets, sous une conception partagée du vivre ensemble : le lien social est atomisé, les sujets livrés au chacun pour soi. Le nouveau lien social se trouve traversé par une contradiction majeure. D’une part, la promotion de sujets reliés massivement à un trait identitaire et à un certain nombre d’objets ou de techniques censés les combler et, même, les soigner le plus scientifiquement possible ; de l’autre, le fait d’être complété par ce type de prothèse imaginaire laisse au cœur du sujet un vide de sens.

Que peut alors proposer le psychanalyste concernant la responsabilité ? Il ne suffit pas ici de parler d’éthique ou de loi.

En d’autres termes, les actuelles modifications du lien social, imposent de reconsidérer les thèses psychanalytiques sur la question de la morale et de la Loi. Qu’est ce qui est symptomatique dans notre rapport au bien ? en quoi le sujet divisé par el discours juridique est et n’est pas el ;même que le sujet divisé de la théorie psychanalytique ? : telles seront les deux questions qui guident la fin de ce texte.

Si pour Freud l'origine de la conscience morale est l'origine de la mauvaise conscience, c'est parce que l'origine de la culpabilité est située dans un acte primordial, en fonction de ce récit d'un meurtre et d'un cannibalisme mythique. La clinique de la culpabilité est clinique de la ressouvenance de l'acte. La dimension morale oeuvre au sein des divisions topiques de psyché et au coeur des malaises collectifs. Elle se donne comme conscience en raison des traitements da la souvenance et de l'oubli de cette fondation de l'humain dans la verticalité de la dette. La clinique de la genèse du sentiment moral distingue deux couples ambivalentiels, par rapport aux sites et aux objets du père. Mouvements ambivalentiels envers l'ancêtre et mouvements ambivalentiels envers le spectre. Envers l'ancêtre : terreur sacré et sidération, envers le spectre : angoisse. Sidération devant le pur signifiant ("mana"), étonnement devant l'objet. De là, une définition de Freud dans "Totem et Tabou" : " La conscience morale est la perception interne du rejet (Verwerfung) de certains désirs que nous éprouvons. "

Le champ anthropologique freudien connaît deux formes de pensée du lien psyché/collectif. Soit d'une part l'emboîtement où le collectif est le miroir du singulier, soit le principe de tension entre les fictions collectives et la solitude de chacun devant la limite de ses solutions fantasmatiques. Quant les fictions cèdent, le sujet est livré à la solitude. Litanies sur la fin des fictions, soit sur le déclin de la force paternelle. Comment fabriquer de l'incorporation du père ? vivre avec le deuil du père (de celui qui nous a si mal foutu, origine "mélancolico-persécutif" du Surmoi) puisque c'est le même père qui est à la fois à l'origine d Surmoi persécutif et du signifiant ( signifiant du Nom du Père). La dimension morale est sise là, entre allégeance au bien et dévoilement de l'économie désirante singulière.La dimension morale chez Freud peut être comprise dans le rapport nouveau à la raison, radicalement nouveau, qu'invente la psychanalyse. Le travail analytique se distingue des entreprises qui préconisent l'apathie stoïque comme voie du bien. (pour Cicéron, la libido est une passion à réfréner qui se porte vers ce que l'opinion fait espérer comme bien à venir, cf les Tusculanes L. III)

Cependant la règle fondamentale est-elle autre qu'une forme d'exercice stoïcien : se mettre devant ce qui advient à l'esprit dans l'égalité de valeur ? Prolongement de cette question, et tentative d'y répondre autrement que par l'affirmative : insister sur la différence entre ce qui opère dans l'analyse (la chute des idéaux et des densités moïques) et ce qui se décide : la découverte de l'assujettissement au désir (en tant qu'impossible) et le devoir de s'en démarquer. Une différence est alors à marquer entre la mélancolie dirigée et l'idéalité mélancolique que marque la haine du désir.

Quant aux liens entre les fins de l'analyse et l'idéalité morale stoïque, deux formes de réponse sont repérables, dans l'histoire.

- Celle, stoïcienne, du « moi fort ». Le but de toute psychanalyse sera alors d’acquérir un moi suffisamment solide pour supporter la perte sans tomber dans le chagrin . Avec cette conséquence qu'il y aurait une morale pour les maîtres et une autre pour les esclaves (de pulsions ?). Quelles seraient alors les conséquences de ces idéologies de la libération stoïcienne sur la formation des analystes ?

- Celle, plus élaborée, qui met en avant la dimension éthique. Ne pas céder sur son désir tel est l’aphorisme de Lacan qui revient le plus souvent chez qui évoque cette réponse. Lacan a précisé, en 1960, nuancé en dégageant la position éthique comme étant celle de celui qui peut " impunément être trahi". Alors, s’il y a bien une exigence d'apathie analytique -être analysé ce n’est plus tout miser sur l'amour et/ou sur la haine ?- une telle exigence ne provient pas d’une haine du désir mais procède de la reconnaissance de son caractère asymptotique ?

L'éthique est alors, pour Freud, puis ultérieurement pour Lacan, non le nom d'une philosophie placée en idéalité surplombant l'expérience, mais bien une condition de rapport à la vérité de sa parole pour le sujet dit «sujet désirant » ou « sujet du désir ». C’est-à-dire celui qui est marqué par une perte nécessaire du premier bien, du premier objet de satisfaction toujours radicalement perdu. La méconnaissance du fait qu'il y a une éthique du sujet chez Freud se double d'une conviction aberrante qui voit en Freud un fade consolateur, pâle promoteur des retrouvailles d'avec l'objet perdu. C'est-à-dire que depuis Freud, le « sujet du désir » est vidé de son adossement métaphysique ou théologique. De là une ouverture, ni romantique, ni stoïcienne, et qui sait inventer sa critique de la dimension du Bien et de la philosophie du Bien. La psychanalyse (et sans doute sur un autre plan l'anthropologie) est un mode de connaissance critique de ce qu'un collectif nomme "Bien". Il y a pour la psychanalyse un sujet du désir, donc un sujet composant avec du pulsionnel et de la jouissance. C'est en cela que l'anthropologie interne au freudisme -et si frileusement reçu dans le monde psychanalytique français- ne recoupe pas les anthropologies adaptatives et orthopédiques internes aux modélisations cognitives et comportementales. Freud a opéré ce repérage à partir du mythe organisateur de son auto-analyse : le dit complexe Œdipien, en dégageant les lois de ce complexe des problématiques familiales locales. L'interdit de jouissance pulsionnelle incestueuse et la référence au père mort sont deux points théoriques, directement hérités de l'écoute freudienne, qui dessinent une configuration du sujet moderne responsable de son statut de passeur de l'interdit. La subjectivation laisse le sujet devant un abîme : jamais totalement réductible à ce qu'il connaît ou croît connaître, à ce qu'il dit ou croît dire, le sujet éthique est livré à une relation d'inconnu au sein même de son lien à l'origine et à l'altérité. Les violences de l'histoire ont, en ce siècle, depuis la question de l'apatride jusqu'à l'existence du génocide, monté à quel point l'élision (voire la forclusion) de cette humanisante relation d'inconnu livre chacun et le collectif à une maladie de l'identité et à une maladie du lien. À partir d'une lecture serrée de l' « Esquisse pour une psychologie scientifique » de Freud (1895), Lacan ne transige pas et il définit bien le destin moral comme celui d'un être qui ne cède pas sur son désir. On aurait toutefois tort de restreindre la pensée lacanienne de l'éthique à ce seul moment et nous ne saurions taire le difficile qui, au cœur de cette formule, réside dans la compréhension de ce possessif "son", à ne jamais entendre toutefois comme une propriété close. Je tiens à rappeler au lecteur, et de même le font les auteurs de ce bon recueil, que Lacan est à l'époque de son Séminaire VII, encore marqué par une théorie hégélienne des rapports de l'homme à son désir.

En même temps se déplace le lien entre morale et éthique , l’éthique devient éthique de la vérité. Soit le rapport au mi-dire soutenu par l'articulation de ce désir qui pose le sujet face à l'Autre. Cette dimension du mi et du bien-dire nécessite qu'un terme absolu manque. "Il n'y a pas de ... métalangage" et "Il n'y a pas de rapport sexuel", voilà bien deux formules par quoi se marquent l'incomplétude du symbolique.

Il est possible de préciser, pour conclure, ce qui distingue alors la théorie du sujet et de la loi propre au discours juridique, avec ce qu’en entend le discours psychanalytique. Le droit traite de cette catégorie d’objet qui a un statut juridique, des choses qui sont objet de conflit entre deux ou plusieurs parties. Le droit a alors mission de remettre en place les échanges tordus, il a mission de fixer ce qui résulte d’une perte de jouissance inique. Se chargeant de ce qui est pesable, mesurable et divisable, il laisse de côté le rapport du sujet à ce qui est au-delà de ce qui est pesé, mesuré, divisé. Certes des décisions de justices ont des effets thérapeutiques sur certaines personnes restaurées dans leur dignité, remise en tant que personne dans le circuit normal, des dons, des contre-dons et des dettes. Mais là n’est pas sa fonction, ni sa visée. Son heureux effet, quai accidentel, tout au plus. Le droit comme toute institution peut faire tiers. Et que certains aillent mieux en retrouvent leur biens, leurs terres, leurs archives, leurs droits les plus simples, les plus quotidiens et les plus chers à leur cœur, voilà qui est heureux. Mais pas plus que la psychanalyse n’a comme fonction de légitimer l’existence du droit, pas davantage le droit ne peut s’imaginer que le sujet sur quoi il prend appui est bien le même que celui dont traite théoriquement la psychanalyse.

La façon dont la loi se coince dans un sujet est loin d’être toujours heureuse et normative. Si plus d’une instance psychique nous concilie avec la douceur de la loi, dont les formations de l’idéal et certains aspects consolateurs du surmoi, l’instance surmoïque n’est pas toute guidante et éclairante, et cela, car elle n’est pas toute exempte d’une jouissance cruelle et féroce. C’est cela la trouvaille de Freud, sur quoi s’appuie Lacan, de considérer qu’un aspect du Surmoi n’institue pas le sujet comme sujet du droit mais comme sujet en prise avec une vocifération cruelle de l’injonction. La gourmandise du Surmoi est structurale, elle est non pas effet de la civilisation mais symptôme dans la civilisation. Le Surmoi serait cette instance particulière, cette essence de la contrainte qui s’exercerait sur le sujet, ceci du fait du langage et du renoncement de jouissance qui provient de al prise du sujet dans le langage.

Cela implique que c’est aussi avec la face obscure de la loi que le psychanalyste travaille. Face qui porte aussi un nom l’ : « Au-delà du principe de plaisir ». Son rapport à l’éthique s’en trouve modifié. L’acte analytique n’institue pas le sujet, elle le fait rencontrer cet impossible, cet asymptote du désir, en permettant le plus possible de limiter l’érotisation de cette face cruelle de la vocifération de la loi qu’est ce trognon de Surmoi, héritier et jaloux de la jouissance perdue dès lors que le sujet s’est divisé dans les lois du langage et les circuits de la parole.

Olivier Douville