Je suis très honorée d’être ici,
à Emeishan et vous remercie de l’accueil qui nous est fait. Toutefois, je
me demande pourquoi, dans ma discipline, ce long déplacement pour parler de
l’enfant.
Ce n’est jamais que dans
l’après-coup que je peux comprendre ce qui a pu me déplacer dans une écriture.
Voyageons donc ensemble dans un
ou deux moments de cure ou plutôt dans l’espace thérapeutique et
psychanalytique avec l’enfant et son environnement.
De la Chine, je ne connais rien ou si peu que cela pourrait être pire que
rien.
De l’enfant, je connais si peu
que parfois, dans la cure, je peux encore éviter le pire.
« Par la fenêtre, je vois
sur le sol enneigé, une minuscule grenouille. Elle cligne un œil et écarquille
l’autre. Elle m’observe sans bouger. Je comprends qu’il s’agit de Dieu… Il
cligne de l’œil pour me parler.
Quand Dieu parle aux hommes, il
ne veut pas qu’ils entendent sa voix. »
Il aura fallu plusieurs centaines
de pages à l’auteur de ces lignes, pour ne pas conclure sa quête, sa
recherche, sa recherche de l’autre.
Quand l’inconscient se met à
parler, il ne veut pas que l’on entende sa voix.
Au mieux, il cligne d’un œil et
écarquille l’autre. Que je cherche à comprendre, « cela n’est pas son
affaire »
« Le mieux, c’est de faire
semblant de comprendre, faire semblant de comprendre, mais en fait ne rien
comprendre.
En réalité, je ne comprends rien,
strictement rien ; C’est comme ça. »
Pourtant, un clin d’œil, un
signe, un symptôme, quelque part adressé et l’inconscient, l’étrange,
l’étranger recevra sa définition, son écriture, de l’hospitalité qu’autrui
voudra bien lui accorder.
Problème de traduction.
Comprendre ou faire semblant, peut-être pas, mais traduire, interpréter,
construire : interprétation, traduction, construction en psychanalyse.
Traduire sera un des enjeux de
notre rencontre à Emeishan. Néanmoins la différence de l’environnement
linguistique français, chinois cachera peut-être durant ces journées, la
complexité de cet environnement pour chacun d’entre nous.
Considérons les sens du mot
traduire : manifester, exprimer, faire que ce qui est énoncé dans une
langue le soit aussi dans une autre, et saisissons-nous de cet instant fugitif
où le symptôme de l’enfant trouvera chez un autre une première transcription.
C’est sous cet angle que
j’ai choisi d’évoquer certains moments de la clinique psychanalytique avec
l’enfant dans le contexte français dont Maria Landau a tracé les coordonnées.
La souffrance, la détresse
psychique de l’enfant se manifeste par certains signes qu’un adulte, parent ou
enseignant le plus souvent, est apte à reconnaître. Quelque chose dans le
comportement fait signe ou symptôme, quelque chose qui dérange.
Rappelons toutefois qu’une
névrose infantile peut passer complètement inaperçue : ainsi Freud qui
parle de la période de latence dans son « Moïse et le monothéisme »,
nous fournit un exemple de ce silence, de cette latence entre une névrose
infantile et l’apparition à la puberté d’une névrose d’adulte : pas de
traces d’inhibition ou d’incapacité à s’adapter à la réalité extérieure, à
l’existence.
L’enfant n’a pas trouvé de moyens
pour traduire, c’est à dire pour exprimer sa souffrance d’une manière audible à
l’autre.
Malgré l’obsession de la
normalité dans l’actuel de notre quotidien européen qui traque l’intime,*
l’expose dans l’espace médiatique et lui donne asile et statut dans l’espace
juridique, il reste encore, aujourd’hui, des traductions ratées, des
souffrances ignorées, des névroses infantiles inaperçues.
Mais, revenons à cette
première transcription au lieu de l’autre quand elle advient.
Prenons l’exemple d’un vol ou
d’une conduite antisociale, ce signe ou ce symptôme se doit d’être traduit,
exprimé dans une autre langue par un adulte :
Un enfant vole, c’est un voleur
et dire que c’est un signe de souffrance psychique implique un environnement
conceptuel et linguistique dont nous évoquerons la complexité.
Penser une détresse quand un
enfant vous vole, vous agresse ou fasse tout autre acte antisocial demande plus
qu’un entraînement mental soutenu.
Il convient ici d’être vigilant,
de cette première traduction dépend la suite qui sera donné à cet appel à l’autre.
Ainsi, une maîtresse d’école
convoque le père d’un enfant extrêmement agité et leur
dit : "votre enfant est déprimé. ». Le papa pensait son
fils, bruyant et difficile comme tous les petits garçons alors que le
comportement de cet enfant à la maison avec sa belle-mère et la fille de
celle-ci commençait à menacer la vie familiale et la stabilité du couple des
parents.
A partir de cette parole de la
maîtresse : « votre enfant est déprimé », j’ai été amenée à
rencontrer cette famille et ce jeune garçon dont la vie intérieure était aussi
chaotique que son comportement à l'extérieur.
Un autre adulte aurait pu faire
une traduction différente : « Votre enfant est instable, agité,
violent, incontrôlable, il est hyperactif. » Alors aurait pu se mettre en
place, un protocole de prise en charge psychiatrique basé sur la prise d’un
médicament en vogue aujourd’hui, la ritaline.
Le destin du symptôme, ses
différentes traductions, relèvent de l’idiome, des théories, du système
de penser ou des références de l’environnement.
Suivons quelque temps le docteur
Winnicott, pédopsychiatre, psychanalyste anglais, élève de Mélanie Klein dont
l’œuvre reste une référence incontournable pour qui travaille avec les enfants.
Comment, à partir de ses
recherches théoriques, aborde-t-il le trouble antisocial de l’enfant ?
Pour Winnicott, « la
tendance antisociale n’est pas un diagnostic, elle ne se compare pas
directement aux autres termes diagnostiques tels que la névrose ou la psychose.
La tendance antisociale peut se trouver chez un individu normal, chez un
névrosé ou chez un psychotique. Le vol est au centre de la tendance antisociale
avec le mensonge qui y est associé. »*
L’enfant qui vole un objet ne
cherche pas l’objet volé mais cherche la mère sur laquelle il a des droits. Ces
droits découlent du fait que, du point de vue de l’enfant, la mère a été
crée par l’enfant.
« A la base de la tendance
antisociale, se trouve une bonne expérience primitive qui a été perdue. Il
apparaît que le moment de la carence primitive se situe à la période où, chez
le petit enfant, le moi est entrain de parvenir à la fusion des pulsions
instinctuelles libidinales et des pulsions agressives. »*
L’enfant antisocial est un enfant
carencé. Néanmoins, c’est dans une période d’espoir que l’enfant manifeste un comportement
antisocial. « La consultation thérapeutique »
La tendance antisociale traduit,
est l’expression d’un espoir chez un enfant désespéré, en raison d’une cassure
intervenue dans la continuité de sa ligne de vie, en raison d’une défaillance
de son environnement.
Voici, un bref survol, un bref
résumé de sa contribution à la question de la tendance antisociale. Celui-ci
suffit-il à expliquer ce qu’il préconise ensuite ?
L’enfant pourra être
éventuellement considéré comme inadapté et être traité dans une
institution pour enfants inadaptés.
Il se peut qu’il aille jusqu’au
tribunal lorsque son comportement est devenu incontrôlable.
Devenu délinquant, l’enfant peut
être en éducation surveillée sous la juridiction du juge des enfants ou bien
être envoyé dans un centre de rééducation pour délinquants….Adulte psychopathe,
en prison.
Le poids des mots, le poids des
traductions, le poids de l’idiome personnel du référent.
Selon les théories évoquées,
c’est l’environnement qui doit donner à l’enfant une occasion nouvelle puisque
celui-ci a perçu que c’était une carence de l’environnement dans le soutien du
moi qui a suscité à l’origine une tendance antisociale, ceci peut partiellement
expliquer ses prescriptions en matière d’environnement pour le jeune
délinquant.
Le traitement de la tendance
antisociale n’est pas la psychanalyse, si l’environnement n’est pas capable de
s’adapter aux besoins de l’enfant.
Traduire/ interpréter dans la
séance
Le traitement de la tendance
antisociale n’est pas la psychanalyse, pourtant dans la troisième partie
de son livre, « la consultation thérapeutique », D.W. Winnicott
présente huit récits, huit rencontres psychanalytiques qui vont à l’encontre de
cette assertion.
Ainsi Ada, 8ans, qui risque le
renvoi de l’école si ses vols persistent, peut utiliser le psychanalyste
Winnicott, en un seul entretien, pour donner une représentation à son
symptôme, symboliser, traduire dans un dessin ce qui était inaccessible pour
elle, un pommier avec deux pommes.
Sur ce dessin, apparaît ce qui
était caché, sans représentation, derrière les rideaux du dessin
précédent, les seins de la mère, première symbolisation d’une déprivation.
Au terme d’une heure d’entretien
où Ada a pu, par le récit d’un cauchemar, faire part à Winnicott d’états
confusionnels aiguës et revivre le fond de l’expérience qu’elle avait faite de
la maladie mentale, la fillette retrouve le contact avec les seins de sa mère
(bien sûr, dans sa réalité intérieure).
Elle ne vole plus.
A aucun moment, Winnicott
n’interprète le matériel à l’enfant, il laisse celui-ci suivre son propre
cheminement dans la séance et se faire le traducteur de son symptôme.
Il s’agit d’une position clinique
et éthique chez Winnicott : attendre l’apparition de ce qu’il appelle le
moment critique, le moment sacré où l’enfant et le thérapeute prennent
tous deux conscience de la situation critique émotionnelle. ou psychique avec
laquelle l’enfant est aux prises.
Dans son entretien avec
Ada, ce fut le moment du récit du rêve, ce fut le point central de l’entretien,
moment d’ouverture de l’inconscient, l’instant d’un clin d’œil dans
l’intensité palpable du transfert.
A partir de mon dénuement devant
les multiples difficultés qui surgissent dans la mise en place du cadre d’une
cure avec un enfant, ma pratique de psychanalyste s’est peu à peu réduite à
l’application de la règle fondamentale* Ainsi, dans la séance, la souffrance
psychique va s’exprimer, se traduire de façon plus on moins directe par ce
qu’induit la règle fondamentale du tout dire, (pas du tout faire). *L’enfant a
toute liberté de choisir le mode sur lequel il désire s’exprimer, jeux,
dessins, modelage, paroles ou silences etc.…avec cet adulte qui est censé tout
écouter. L’espace et le temps de sa séance deviennent sa possession, sa
création, de même que le psychanalyste qui tient la place de l’autre dans
le transfert.
Dans le transfert, ce qui était
énoncé dans la langue du symptôme peut commencer à se traduire dans une
autre langue.
Et si, par exemple, le mode
d’expression choisi par l’enfant, était un vol.
La règle fondamentale, tout
écouter de ce qui se dit, trouve sa limite dans le hors champ de la cure à
savoir le tout faire.
Un vol est-ce un dire ou un faire ?
Si c’est un faire, je ne vais pas
laisser faire, je ne vais pas me laisser faire.
Comme psychanalyste, je suis
partie à la rencontre de l’enfant avec un bagage conceptuel des plus légers, la
technique psychanalytique, la règle fondamentale, le transfert ; léger
certes mais le tenir fermement est déjà tout un programme, tenir la position du
psychanalyste.
Que se passe-t-il entre le malade
et le psychanalyste ? (Freud : Psychanalyse et médecine)
Il ne se passe entre eux rien
d’autre que ceci : ils causent.
Il, le patient, selon la règle
fondamentale du tout dire, cause.
Il, l’analyste, selon la règle
fondamentale du tout entendre, écoute.
Ecouter, par delà de cet
immense silence qui sépare l’homme de ses semblables, la technique
psychanalytique, c’est cela. » Nicole Jaquot : bulletin de la
Convention psychanalytique, Juin 1994.
Pendant de nombreuses séances
avec Fred, je bricolerai toutes les formes d’interdictions possibles posant
l’interdit du vol, sans grand résultat d’ailleurs.
Fred n’a pas eu une vie facile,
il a un frère un peu plus âgé, sa mère quitte la maison familiale alors qu’il
vient d’avoir un an, son père garde les enfants, se trouve une nouvelle
compagne, puis disparaît à son tour, la belle-mère est contrainte de confier
les garçons à l’A.S.E. qui les orientent vers le placement familial spécialisé
où je travaille comme psychanalyste.
Cette structure crée par le Dr
Jenny Aubry au début des années 50, reçoit des enfants très carencés*;
issue des recherches du Dr Aubry, elle offre une famille d’accueil supposée
apte à s’adapter aux besoins de l’enfant et un référent psychanalyste.
C’est dans ce cadre que je
rencontre Fred et commence avec lui une cure psychanalytique.
De façon répétitive, chaque
séance se termine par le vol de petits objets, de petits jouets sans grande
valeur marchande. Ce que je n’accepte pas, tout en me disant que ce qu’il
dérobe est évidemment ce qui lui a manqué. Que peut-on faire d’autre quand on a
eu aussi peu de bonnes cartes dans son jeu, comme il me le dira dans un autre
temps de sa cure ?
Je ne risquerai aucune
interprétation psychologique dans ce sens, pourquoi ?, peut-être
parce que ma propre analyse m’a rendue allergique à cette forme de savoir, de
discours, de croyance qui écrase l’autre et ferme la question du
commencement, la question des origines.
Gardons-nous de comprendre,
disait J. Lacan.
J’attends, malgré
l’inconfort de ma position d’éducateur qui n’éduque rien et échoue à
interdire.
Fred mène le jeu, il insiste, il
se met à voler des choses inutiles pour lui, indispensables pour l’autre ;
chez moi, il vole des clefs, dans le sac de sa maîtresse d’école, il prend des
tampons (tampax).
Ces vols ont-il la valeur d’une
parole ?
Dans l’autre du transfert que je
suis, que je deviens, dans la frustration de la disparition de mes clefs, dans
ce manque là, s’inscrit en effet, l’écho d’une parole : il y a trop
d’objets chez Jaquot, c’est plein, plein comme un œuf, selon une
formulation de F. Niderman*.
A Fred, je dirai :
« Mais ça va me manquer, ça va foutrement me manquer, si tu me piques mes
clefs. »
Il ne suffit pas qu’il y ait du
manque dans l’autre, il importe que celui-ci cesse de l’ignorer, alors là et
seulement là, on peut dire qu’il vient d’être créé.
Le vol des clefs et des tampax me
force à cette traduction, au lieu émergent de l’autre : « ça va me
manquer. ».
Traduire, dans la cure,
consisterait à laisser advenir ce vide, au centre du réel que J. Lacan appelle
la chose et que, dans ma pratique avec les enfants, j’appelle l’autre.* *
Ce vide qui cligne de l’œil et
écarquille l’autre.
Vous aurez compris que si tous
les temps de traduction paraissent importants, pour le psychanalyste que je
suis, le dernier mot reste à l’enfant dont l’éthique ne cessera jamais de nous
surprendre,
Si, un autre, psychanalyste,
renouvelle le pacte freudien avec la règle fondamentale.
Enfin, je remercie Huo Datong
pour la performance qu’il vient de réaliser en tant que traducteur.
*J.J.Moscovitz : « Le
désir du psychanalyste entre intime et politique », séminaire de
Psychanalyse actuelle, 2003/2004.
*Jenny
Aubry : « Enfance abandonnée, la carence des soins
maternels » Editions Scarabée.
*Intervention de Fernand Niderman
au séminaire, séminaire : « L’enfant… le psychanalyste »