Ouverture :
« De toutes part, le sujet de
l’inconscient a à faire avec des productions de la collectivité » (p.35) Ou encore Exil mot clé comme
frontière – mots balises.
Exil et exil. Car il y a plusieurs
façons d’être exilé ou de ne pas l’être, mais de rester coincé quelque part,
trop près, trop collé encore à quelque chose qui insiste, dont le savoir
insiste sans se savoir au plan conscient : le
secret de famille, le
cadavre dans le placard dit-on souvent, ou plutôt, ou mieux, le
traumatisme non inscrit parce que la honte seule s’est transmise, comme un
vouloir de non savoir favorisant une survie qui a tenté de refouler mais
transmet sans relâche, de façon insue, à travers les générations ; et le
sujet et sa langue se fige.
Changer de langue subjective (de
signifiants, ou retrouver ceux de la chaîne sans arrêt, sans figement,
représentant le sujet) est la question ; pas seulement changer de langue
sociale dite première quand elle est l’autre, l’étrangère imposée, mais de
langue intime, tissée d’élangues (des langues, des élancements de toute(s)
langue(s) entendue(s) en structuration primitive de l’être parlant).
Comme celle-là (cette jeune femme) qui
d’avoir changé de langue et de pays croit s’être affranchie de la pesanteur
parentale et de la lourde fusion maternelle et n’en finit pas de se (re)créer
des méta-familles, aussi encombrantes, ou qui ne trouve que d’amants de la
terre première en s’étonnant de ses désastres amoureux ; étranger à
soi-même, sans avoir trouvé comme le déclare, décrit Alice Cherki, de lieu de
parole permettant une élaboration, de lieu
métaphoriseur(voir p.55-59) contre le silence, le
déni. (1)
Contre le silence qui hurle de toutes
parts et en particulier ici à propos de ce qui ne s’appelait que « les
événements »quand il s’agissait de guerre.
Je parle là de ce qui soutend la trame
du livre d’Alice Cherki la frontière invisible, les
guerres coloniales, les humiliations subies, celles des parents, qui se
transmettent du fait même des paroles tues, des dénis, des langues maintenues
sous l’écrasement mais dévalorisées, cela redoublé parfois des inégalités
sociales ; comme cela fut ici pour les Bretons par exemple ; ainsi
certains non seulement réactivent la langue celte en la reconstruisant, la
fantasmant leur, créant aussi leur diwan en s’enferrant parfois dans une
origine fixiste, comme peuvent le faire des Corses et ceux qu’A.Cherki écoute.
Aussi tente-t-elle constamment d’écouter
la honte et le clivage advenus chez les descendants des émigrés cela en leur
proposant cet accueil, ce lieu qui permettra le voyage, l’élaboration sous
l’instance tierce que représente la parole sous transfert ; d’autant que
son histoire l’approche de ceux-là ou celles-là. Ce qui pose une
question : non seulement la traversée analytique de l’analyste lui permet
de se rendre dispos à autrui mais une proximité des traversées historiques des
sujets en analyse serait bénéfique à l’écoute ?
Je précise : bénéfique
à l’écoute, à distance, avec savoir.
La question aussi se précise :
d’être née en Algérie, de se sentir exilée, doublement, d’un sol, en soi, cela
favoriserait-il l’écoute ?
Je sens le raidissement qui nous
atteint ; la vague arrive rapide et submerge. Evidemment non puisque
l’analyste écoute à distance. Evidemment oui car on entend alors quelque chose
comme … Détour. D’abord, avant de préciser encore, un détour par ce que A.
Cherki appelle dans un texte récent, son « dada ». Son
« dada » qu’est-ce à dire ? Dada (2) Sujet
de prédilection, dit la langue courante. Attention sujet ici
dit objet de
transfert, objet de travail, objet de désir ; toujours fuyant, sans
fixité, revenant sans cesse. Puisque, selon Balzac, « un dada est le
milieu précis entre la passion et la monomanie ». La passion. La
monomanie. Le symptôme anime, aide l’analyste.
Avec la question précédente, s’en posent
deux autres. Tout d’abord celle de la proximité, voire de l’identification momentanée,
par à-coups avec le patient, la patiente. A distance ; ou proximité,
un temps ; bref de la sympathie envers elle ou lui, comme disait Bergson
de la rencontre d’un autre, d’un texte ; la sym-pathie (le pâtir avec)
d’abord ; surtout en ces temps d’après, d’après l’a-humain (comme disait
Jankélévitch).
Et puis une autre, remarque ou question
: le rapport au savoir de l’analyste, pas seulement au désir, encore que le
nouage du savoir dans ce cas est sûrement au désir ; enfin parlons du
savoir, pas uniquement du savoir ; théorique, pas uniquement du savoir
pratique, clinique mais de leur lien à l’Histoire. Je dis alors savoir clinique
car il me semble que, nécessairement aujourd’hui, dans ce temps d’après, ce
temps de l’a-humain, ce temps post-humain, ce temps « du
camp-monde », « des mots sous les cendres » comme dit Dantec
(3), il s’agit de mettre l’Histoire et ses silenciations
(4) qui font se retourner les descendants vers les
parents, se retourner l’axe des générations, dans la clinique, la pratique
psychanalytique.
Il s’agit donc comme le fait A. Cherki
dans cet ouvrage de souligner que l’Histoire, le collectif n’ont pas à être
oubliés de l’aventure psychanalytique. Ce sujet
supposé savoir qu’est l’analyste pour l’autre, l’analysant, comme les
dénommait Lacan, peut, doit s’y intéresser tout autant qu’à l’aventure
familiale et à ses déboires ou avatars ou traumatismes non inscrits. Cela à
distance, chaque fois réinventant le travail analytique, comme le proposait
Freud. Comme A. Cherki revisite Freud et ses écrits : Pulsions
et destins des pulsions,
p.17, sur l’étranger, l’hostile, l’Hilflosigkeit, p.18, Au-delà
du principe de plaisir,
p.19, la répétition, la compulsion de répétition, le refoulé, p.19, le retour
du refoulé, p. 27, Freud et la mémoire, p.27, 31 ; ou ses disciples L.A.
Salomé et ses retouches sur le narcissisme primaire, p.20, S. Spielrein et sa
« psyché de l’espèce », p. 20 ; etc. Je pourrai continuer longtemps
montrant le savoir psychanalytique traversé qu’il s’agisse de Freud ou de Lacan
(p.36-37), le sujet de l’inconscient, la Chose, la lalangue, le signifiant ou
« ce qui n’en est déjà plus » « irreprésentable ou signes de
perception sans articulation signifiante » où s’entend le lien noué aux
psychanalystes cités retravaillés, critiqués ; par exemple « les
mathèmes se substituent à la Trinité chrétienne » (p.37) pour souligner,
soutenir « que s’en tenir de nos jours à une conception du sujet
anhistorique, atemporel, n’émergeant que sur fond d’absence et pris tout entier
dans la parole ou nécessairement lié à la représentation verbale » (p.37)
est très insuffisant pour l’analyse. Et cette insuffisance peut être non
seulement « d’une violence inouïe » (p. 37) mais meurtrière. Du moins
j’interprète ainsi ces phrases « car, dans certaines situations
historiques, collectives ou singulières, les représentations verbales en
circulation n’offrent pas au sujet ce qui pourrait faire lien avec ses propres
traces mnésiques, le condamnant à un impossible
à dire ou à un dire qui au lieu d’ouvrir à une expression de la subjectivité
singulière, opère des effets de censure », l’analyste, alors «partant
en quête de signifiants […] vidés de leur rapport intime aux
premières inscriptions, ne fait que renforcer l’exclusion» (p.37),
« déjeté » le sujet de sa propre langue, et « des référents
culturels des générations antérieures » (p.38).
Servent aussi d’appui des textes
littéraires, enjeu d’une créativité demandée à, exigée de l’analyste : Paroles
d’étranger d’Elie Wiesel et l’Etranger d’Albert
Camus permettent à A. Cherki d’affiner sa « rencontre de l’étrangeté de
l’étranger » et sa « trame d’irreprésentable » repérée chez ces
deux écrivains (p.21) puisque « la parole a déserté le sens qu’elle était
sensée recouvrir ». Aussi faut-il écouter au-delà, en deçà, les traces en
corps pour « briser […] la vérité noire » (5) , et pour ce faire, faire acte « en la nommant».
Nomination, paroles contre la
pétrification, déjouant les deuils impossibles, les dénis, les clivages.
C’est pourquoi marquant l’importance de
la prise en compte des guerres coloniales (6), de leurs horreurs et des
clivages sociaux et individuels qu’elles ont institués, construisant de l’autre
à abattre ou à tout le moins à mépriser, sauf exception, A. Cherki insiste sur
ce qui devrait se travailler, tenter de se retrouver non en s’attardant, se
fixant, sur, à une origine en figement comme on rencontre chez maints patients
en survie, remplissant une place antérieurement déniée par une génération
d’avant, père, mère ; place devenue posture enfermante, d’un « sujet
clivé, emmuré » dit A. Cherki « enfant de personne » (Dantec) ou
se pensant sans parent quasiment, premier homme, ou seul survivant
comme dans Shoah le film (après l’insurrection du ghetto) (7) comme nouvelle
origine – ou déchet (non-personne disait Dantec). Origine fixiste, fictives et
mortifères, promouvant toutes sortes de communautarismes ou religions diverses,
religieuses ou politiques, non moins figés et mortifères pour le sujet.
Défaillance symbolique, défaillance de la métaphore paternelle pourrait-on
dire, de ce qui fait loi pour un sujet l’ouvrant à son désir.
Aussi, dans ce livre, A. Cherki
revient-elle avec insistance sur cette origine non originelle (p. 68) à
mettre peu à peu au jour dans les fictions de reconstruction subjective, depuis
ce lieu métaphoriseur. Origine comme identité, sans cesse à déplier, bande de
Moebius sans début ni fin, sans fixation identitaire monolithique, car celle-ci
serait à son tour source de malheur subjectif. On sait que dans une origine
fixiste fixée, le sujet ne s’y retrouve point à s’y coller à un fantasme
d’origine jouant comme un surmoi féroce souvent incarné dans un groupe, un chef
qui parlera de cette origine « pure » ou
à purifier ; l’Histoire nous l’enseigne assez.
Aussi ce livre nous alerte-t-il
politiquement, psychanalytiquement dans le lien constant ouvert par Freud entre
individuel et collectif où l’Histoire tue se fait tout aussi meurtrière que
celle vécue par les ascendants, mais cette fois psychiquement, engluant le
sujet dans un savoir qu’il ne sait pas avoir et qui finit par le mutiler, le
mutifier, en tout cas l’empêcher ; ce qu’A. Cherki appelle, ce clivage
qu’elle rencontre, non psychotique, mais lourd à vivre, quasi interdisant la
pulsion de vie et mettant le sujet en exil psychique.
Reconstruire une intériorisation de la
douleur même, ce qui s’appelle une élaboration psychique symbolisante contre le
déni familial ou social ou national…
On a tardé à parler des massacres
d’octobre 61 dans la Seine. «Le silence du fleuve » fut assourdissant. On
a tardé dans les familles algériennes, comme dans les françaises qui en avaient
honte, d’en parler, de dire les meurtres ; honte d’en parler ;
silence assourdissant ; honte de n’avoir pu empêcher cela ; comme
tombent sur nos descendants d’autres hontes et d’autres terreurs ; non
seulement du fait de la rupture de la civilisation mais, depuis la shoah, de la
chute obligée de la croyance des Lumières dans le progrès de la civilisation
comme progrès de la culture et de la vie psychique ; terreurs aussi devant
celles qui se sont produites plus récemment encore, Cambodge, Rwanda,
Srebrenica, Darfour…
Les adultes ne sont plus « les
grands hommes » que prévoyaient Freud, et ne protègent plus l’enfant.
Pourtant parfois l’Histoire dans un
discours fait trouée, malaise qui vient s’accrocher au Réel du sujet ;
« l’aboli du dedans revient du dehors » disait Freud ; et
quelque chose se met en branle qui doit être accueilli sans être rabattu.
C’est cela l’accueil qu’une biographie
peut privilégier et qu’une analyse permet de mettre à distance pour écouter,
entendre et tisser avec l’autre étrange étranger une dissolution (une analyse)
et une réappropriation, une re-construction subjective, une re-configuration
singulière chaque fois inattendue et pourtant probable.
Pour cela il y faut un dispositif
précis, une écoute attentive lieu tiers, où l’on peut se rêver non
seulement dans un mouvement de réappropriation personnelle mais dans un devenir
(ad-venir).
Là aussi interviendra et le singulier et
le collectif qui peut jouer comme silenciation (cf. note 4) ou trouée,
fracture, ouverture…d’abord peut-être effroi, ravage, mais possiblement début
d’un cheminement permettant de lâcher l’identité de survie ou l’errance
recouvrant les dénis, pour des lieux autres, permettant une souplesse
d’identifications ou des identités pluralisées plus mouvantes, processuelles et
enfin légèrement soutenues, par un trait singulier ; celui du sujet
acceptant d’être désirant et manquant mais soutenant sa vie malgré toutes
sortes de difficultés souvent économiques, ou idéologiques.
Identités pluralisées, plus nomades
qu’errantes dit A. Cherki luttant contre la part morte ou devenue muette, la
retraversant, levant les voiles du non-dit parental et/ou historique et
tissant, retissant plus ou moins fictivement avec la parole écoutée, avec un
mi-dire cheminant entre deux, l’Autre et les autres, une avancée vers une
mobilité psychique intériorisée.
Clinique actuelle en prise avec le
toujours actuel psychique et l’actuel de ce temps de ce « qui va
périr » (Dantec) de ce temps que certains appellent post-moderne ou
même post-humain.
Voilà en quelques mots moins ce compte
rendu, moins CR que texte inspiré par cet écrit et ce qu’avec A. Cherki
j’appellerai la clinique des « enfants de l’actuel » ou
« le franchissement des frontières » au sens de la traversée des
dénis et clivage psychiques.
Clinique actuelle qui ne se contente pas
du strict freudisme économique, psychique, sexuel, l’oedipe, la scène
primitive, tout en s’y appuyant, de même avec le dispositif lacanien (le
rapport au Sa, au Ndp, métaphore paternelle, clivage) mais, avec le travail sur
Ferenczi et le traumatisme, va au tréfonds des non-dits ou impossibles à dire –
dénis dit A. Cherki - alourdissant de frontières toujours à recreuser,
retraverser le fameux « secret de famille » - un peu trop mis en
bavardage aujourd’hui - ; il est là alourdi, trace, alourdi de son rapport
à la meurtrissure de l’Histoire, du collectif ayant asséché (comme le disait
Freud avec sa métaphore du Zuiderzee) le psychique.
D’où ce qu’ A. Cherki appelle le
« forçage identitaire » mutilant le sujet. Forçage à déconstruire.
En conclusion, rappel de
l’ouvrage, je voudrais dire encore quelques mots sur le style et sur ses
apports au plan théorique analytique
Un style patient, réitérant, faisant
entendre l’élaboration, non exempt d’humour, mélangeant les registres : le
réel cogne (p.134), bigler, inventions
néologiques aussi avançant théoriquement : exemple de déjeter le déjet (p.66) ;
belles pages où se lie psychanalyse et politique (p.11, p. 117) où collectif et
discours du socius accueil l’infans dans les paroles qui le tissent ; de
ce fait l’inconscient n’est « jamais solitaire mais tissé » des
discours de l’autre, des autres ; très belles pages aussi du chapitre Résistances toujours
d’actualité (p. 133-35). Retour du politique dans le psychique quand
chaque sujet peut être mis en place d’objet (travail sur le droit, la carte de
séjour, éléments très précis, p. 134) avec repérage de la confusion actuelle
public/privé ; autre frontière à retisser.
Autres traces du travail théorique,
clinique et de langue, des termes ou expressions voire néologismes comme parcelle
du Moi, forçage identitaire dont je viens de parler, origine originelle (pp
12, 68), maladie du temps et de l’espace, nomadisme vs
errance (critique de Maffesoli), identités
plurielles, exclusion du féminin, retour de l’aboli non refoulé (p.27).
Etc.
Autres traces de ce style élégant
quelques titres: Il n’y a plus d’espace pour le pays de l’ailleurs ou
encore, entre autres, Non essentiellement vôtre, Elle lui rappelle que Dieu
nécessairement s’absente…trace
d’un dialogue ininterrompu avec autrui
Cela toujours dans une tension de
transmettre ce qui peut se travailler en termes de singularisation, de
subjectivité.
En fin permettez-moi une lecture
hasardeuse, sans hasard, par un voisinage surgissant de la lecture, donc du
texte en proximité (voisinage disé-je). Le livre est publié aux éditions elema Véritable
condensation du travail présenté dans son texte : el déterminant
arabe (algérien) ou pronom référent à une personne féminine elle (français) ;
dualité même de cette analyste et puis ema qu’on
entendra comme Emma,
ou aima avec
toutes les associations psy…qu’on voudra, qu’on pourra ; je retiendrai aima –
amour de transfert, amour de travail, amitié.
Marquant ce que fait passer ce
livre : contre la répétition où est prise le sujet, l’endormissement,
enlisement tentation d’aujourd’hui, la mobilité psychique et politique de cette
analyste ainsi que sa créativité dans son écoute de ses patients et ce que peut
devenir une analyse de l’actuel sans mortification.