Contribution à l'analyse du monde contemporain
par Emmanuel Brassat
Depuis plus
d'une décennie, nous sommes entrés dans une nouvelle configuration
politique et sociale du monde contemporain. En l'absence jusqu'à
maintenant d'événements majeurs qui apparaitraient comme porteurs
de ruptures historiques nettes renouvelant la condition humaine
toute entière, nous entrons dans une période troublée, intermédiaire, qu'il
faut situer entre la fin du 20e siècle et ce qui lui succédera :
une redéfinition mondiale de la civilisation
humaine, peut-être post-capitaliste. En reprenant la périodisation de
l'histoire humaine telle que E. Hobsbawm a pu la concevoir, si le 19e siècle a
duré de 1789 à 1914, et le 20e siècle de 1914 à 1989, c'est-dire du premier
conflit mondial à l'effondrement du système soviétique, nous
sommes désormais entrés dans une période de redéfinition des
conditions d'existence des sociétés humaines, vers une sorte de fusion dans une
même civilisation de l'ensemble de la population de la terre qui ne peut
pas se limiter à l'hégémonie de l'économie financière et de marché. Une
telle redéfinition se fera d'abord dans la confusion et débouchera à
terme sur une organisation sociale, culturelle, économique et politique
différente de l'actuelle ou des modèles institutionnels des sociétés que nous
connaissons. Comme il est impossible de la prévoir distinctement,
nous ne pouvons pour le moment poser que les traits de
rupture qui nous séparent de ce qui précédait et ceux qui caractérisent
l'actualité. Les grands déterminants majeurs de notre
époque sont les suivants et ils comportent des aspects quantitatifs
et qualitatifs :
1/ Si comme
l'affirment les démographes, la population mondiale est restée
comprise, jusqu'au début du 20e siècle, entre 600 millions et 1
milliard d'êtres humains, à partir de celui-ci, elle est passée à 2 milliards
en 1960, puis à plus de 7 milliards en 2000. Ce qui implique une très forte
accentuation des tensions propres à l'ensemble des questions
économiques, écologiques et technologiques. De ce fait, et également de
celui de l'augmentation de l'activité industrielle et du développement
technologique des sociétés humaines depuis 150 ans, l'humanité se trouve
confrontée au problème de sa survie comme espèce vivante et au maintien
des équilibres du monde naturel ou à celle de la préservation de notre
environnement comme des questions capitales. Des questions capitales comme
celles des ressources en énergie, en eau et agricoles, sont aujourd'hui
devenues des enjeux majeurs universels.
2/ L'effondrement du
système soviétique et des États socialistes, ainsi que leur passage au
capitalisme, auront été quasi contemporain du collapsus des
idéaux émancipateurs et progressistes collectifs,
ainsi que des formes théoriques de pensée qui leur étaient
reliées, cela tels que les critiques marxistes et socialistes du
capitalisme pouvaient les concevoir. Une telle critique soutenait que
les inégalités et les contradictions du capitalisme devaient se voir
résolues par une socialisation nécessaire des instruments de
production et des ressources et par l'instauration d'un
gouvernement collectif basé sur l'autogestion et la démocratie directe. De tels
idéaux structuraient les formes politiques mondiales et leurs
contradictions comme ressorts de lutte ou comme instruments de pensée, y
compris chez les opposants à la pensée socialiste partisans du capitalisme et
d'une conception libérale de l'économie. Un tel effondrement a provoqué
l'hégémonie d'une pensée unique qui voyait dans la démocratie libérale et
l'économie de marché une sorte de fin de l'histoire humaine toute entière.
3/ Durant cette même
période, à peu près depuis 1972 et après, la forme économique
du capitalisme mondialisé est elle aussi entrée dans
une phase de crise économique majeure chronique, d'instabilité, sans
retour possible pour le moment à un processus de croissance
de la productivité du travail et de la consommation. Depuis une trentaine
d'années, cette crise du profit et de la croissance a conduit les
principaux bénéficiaires du capitalisme, les détenteurs des
capitaux et des moyens d'échange et de production, à tenter de
préserver cette forme économique et de la réorganiser. Pour
cela, les défenseurs de capitalisme ont agi afin de privatiser
encore plus les richesses et les ressources, de concentrer
les capitaux, d'accentuer les activités financières boursières
spéculatives aux dépends de l'activité de production des biens matériels,
de développer l'endettement des personnes et des États, d'affaiblir ces
mêmes États en les poussant à pratiquer des normes purement économiques de
contrôle de leurs budgets, de paupériser les populations, de
précariser le travail salarié et l'emploi, de détruire les
droits sociaux et les systèmes protecteurs de fonction
publique, de prendre le contrôle des activités
scientifiques, d'aggraver les conditions de travail par
l'accentuation de la concurrence et des contraintes de productivité, de
déplacer les zones de production vers les régions encore sous-développées ou
la surexploitation du travail humain est possible.
4/ Par ailleurs,
la raréfaction des ressources naturelles et des matières premières, la lutte
pour le contrôler du marché des capitaux, ont accentué la concurrence
entre les grands pôles économiques d'intérêt : États encore dominants,
multinationales, oligarchies, capitaux financiers, mais
aussi tendanciellement régions et peuples de la
terre. L'effondrement du système soviétique, l'émergence de puissances
économiques nouvelles en Asie et en Amérique latine et la crise
économique, conjugués, ont donné lieu à une accentuation de
politiques néo-impérialistes et interventionnistes des
anciennes grandes puissances ou États dominants dont le
principal sont les USA. Ceci créant autant de zones nouvelles de
conflits que la redistribution du contrôle des ressources, des régions
d'investissement et de commerce et des intérêts géostratégiques pouvaient
l'occasionner, bouleversant les équilibres territoriaux. Dans le même
temps, l'indépendance des États, leur souveraineté politique a déclinée,
ceux-ci passant sous la coupe des processus financiers internationaux, de
leurs agents, bénéficiaires, institutions et représentants, se voyant
dépossédés de leur pouvoir décisionnel au niveau national. Ces deux
processus conjoints ont conduits à l'effondrement de plusieurs entités
nationales et à leur fragmentation livrant les populations à l'insécurité ou à
la guerre.
5/ L'absence du
maintien d'un horizon philosophique et politique commun de libération et
de justice universel, ou sa perte de légitimité, a conduit à la
réémergence de formes culturelles religieuses qui, mêlées à des aspirations
politiques anti-impérialistes dans les pays dominés, ont d'abord donné lieu à
la formation de mouvements politiques et sociaux de types néoconservateurs, nationalistes, néo-traditionnalistes, et
aussi fondamentalistes. Dans un second temps, ces
mouvements politiques conservateurs et traditionnalistes, assez peu
démocratiques en eux-mêmes, ont favorisé la formation de partis politiques
néo-réactionnaires, xénophobes ou fascisants, y compris à l'initiative des
États eux-mêmes et de leurs classes politiques. Le racisme est ainsi
devenu partout un facteur de la politique. Par ailleurs, du fait aussi de la
multiplication des incidents armés et des conflits militaires partiels
impliquant les puissances occidentales, ces mouvements ont donné lieu
à l'apparition d'organisations politiques terroristes internationales ou de
milices criminelles agissant le plus souvent contre les populations civiles,
voire instrumentalisées par des États.
6/ Sous l'effet du
poids de la crise économique, les sociétés se sont technologiquement
modernisées et ont transformé les conditions de production et d'activité en les
automatisant par le moyen de la robotique et de la révolution du numérique,
donnant lieu à la disparition de millions d'emplois et à une précarisation du
travail salarié. Un tel processus se prolonge désormais avec la disparition des
emplois dans les activités de service, cela du fait de leur automatisation. Par
voie de conséquence, le marché du travail dans les pays les plus
développés et au niveau international se segmente en une
croissance des emplois de haute qualification d'une part et
déqualifiés d'autre part, et se voit marqué par la disparition des emplois
intermédiaires qui constituaient les classes moyennes, elles-mêmes en voie de
paupérisation. La question de la disparition d'une certaine part du
travail humain et ses conséquences générales se trouve
désormais universellement posée, sans pour autant que les exclus du
travail et de la vie sociale, désormais nombreux, se voient apporté la moindre
solution politique à leur détresse et pauvreté.
7/ Les pays
industriels développés, également anciennes puissances
coloniales ont, du fait du double effet de l'instrumentalisation
de l'émigration mondiale de travail et de la paupérisation des
classes populaires et moyennes nationales, produit une situation de
conflit social interne qui sépare ceux qui ont pu rester intégrés à l'activité
sociale et économique et ceux qui se trouvent
massivement appauvris, exclus et marginalisés. Or du fait
que les fractures entre intégration et exclusion sont également corrélées à des
différences d'origine sociale et ethnique, qu'elles clivent les populations,
elles se traduisent par des oppositions propices à des idéologies
identitaires, raciales et racistes. De sorte que la situation des
anciennes grandes nations industrielles est à la fois de nature
postcoloniale et postsocialiste et qu'une telle
configuration vient désormais structurer leur champ politique national.
Elle conduit à transposer les oppositions d'intérêts
économiques entre les groupes sociaux à des oppositions de nature
culturelles, religieuses et ethnico-nationales dans une sorte de guerre
civile mondiale, comme l'a nommée Edgar Morin.
8/ Du fait de
l'accentuation globale de la violence militaire contre des populations civiles
et de la cruauté économique et sociale contre les salariés, à défaut de toute
solution politique protectrice et réparatrice, on a pu assister à
une fascisation partielle de l'opinion politique et de
l'interprétation de la politique dans les États occidentaux,
mais aussi dans les sociétés dominées et victimes
d'oppression. Une telle fascisation se
caractérise, cela indépendamment de toute appartenance culturelle et
religieuse particulière, par : une vision simpliste de
la politique structurée par des explications du type de celle de la
théorie du complot, par l'antisémitisme, par le racisme, par une
conception victimaire de l'oppression et de l'exploitation détachée de toute
conception objective des conditions sociales réelles, et par un appel
indifférencié à la violence contre ceux qui se voient désignés comme
des ennemis politiques et sociaux, y compris sous la forme d'un
acquiescement implicite ou explicite à des politiques criminelles ou fondées
sur la légitimation du crime comme moyen politique. Rappelons à ce titre,
qu'est fasciste toute conception qui fait du crime, ou de la complaisance avec
le crime, le moyen essentiel de la politique.
Emmanuel Brassat
Le 28 janvier
2015