Les
attentats-suicides de par leur horreur néantisante ont un effet destructeur sur
la possibilité même d’en parler au point qu’au sein du couple politique/média
s’en atténue la perception en exacerbant nos enjeux déjà si passionnels. De
telles violences provoquent un suspens de la pensée, un abandon de tout esprit
critique, toute pudeur.
Surviennent alors,
selon le camp où l’on se retrouve, des anathèmes, des louanges, des arguments
d’autorité, signes d’une revendication hypersubjective qui sauverait la pensée
face au désastre politique, discursif, éthique que ce terrorisme-là produit.
Ces violences des tueurs kamikazes ne sont-elles pas des conséquences du
mutisme sur des violences passées au sein des générations arabes
antérieures ?
Utiliser une lecture
psychanalytique de tels faits fondée sur la notion de refoulement est-il
possible, sans tomber dans une psychanalyse du géopolitique ? La critique
méthodologique veut qu’une telle approche de faits soit énoncée dans la parole
singulière d’un sujet à un praticien choisi pour cela…et ici ce n’est pas le
cas…malgré cela le lecteur, devant l’attentat-suicide, percevra-t-il cette
dimension néantisante de la pensée, pour nous qui ne sommes pas sur le terrain,
dimension qui mérite cet abord inhabituel, pour moi en tous cas.
Situons en effet
notre temps actuel depuis les Procès de Nuremberg (1945/47) dont les attendus
sont maintenant au fondement du droit des Etats démocratiques. Cela situe
juridiquement le Droit en place de témoin de la Rupture de l’Histoire, celle de
l’histoire des gens, de leur vie, de leur mort aussi : juifs, tziganes, malades
mentaux, homosexuels. Le tribunal de Nuremberg inscrit une telle rupture comme
symptôme de notre 20ème siècle qui se ramifie dans les discours propres à
l’intime de chacun et dans ceux inhérents au collectif. C’est en quoi notre
actuel lui est relié : les Procès de Nuremberg ont été suivis directement
par la création de l’ONU, et, presque à l’unanimité, s’ensuivit la création de
l’Etat d’Israël, déjà fondé en fait dés les années trente.
A Vienne en 1969, la
Conférence itinérante créée par l’ONU sur les Crimes contre l’humanité définit
ce crime comme atteinte à l’ensemble des générations et de la culture. Car si
la transgression de la loi dans le crime individuel est une transgression
localisable et transmissible, la transgression dans les crimes contre
l’humanité est destruction de la loi. De la Loi dans les lois. D’où ici
l’intérêt psychanalytique pour de tels Procès qui sont nécessaires pour dire
cette atteinte de la parole. Qu’il se produit un attentat contre elle. Et un
tel attentat n’est pas un martyre, mais bel et bien un meurtre de la parole.
Le procès de Marwan
Barghouti, chef de l’OLP, inculpé d’attentats suicides contre des israéliens,
se tient à Tel-Aviv depuis septembre 2002. L’Autorité palestinienne pour être
respectée dans l’Histoire a à dire les raisons de tels assassinats. Car dans
ses liens au monde occidental, le monde arabe et la cause palestinienne ne se
réduisent pas aux attentats, preuve en est les tentatives de négociations
Israël-OLP soutenues au plan international. Et ce procès donne espoir à la
parole qui, brisée aujourd’hui, manque pour le moins cruellement.
Tout comme avec la
destruction du World Trade Center par les kamikazes d’Al’Qaïda, il est
nécessaire, pour la parole comme telle, d’en juger les criminels, pour qu’ils
disent -qu’ils parlent- comment leur est arrivé cette fusion entre mort et vie.
D’adorer la mort à ce point.
Notons ici que « kamikaze » est le terme qui
convient, il suffit de visionner l’émission d’Arte du 6 février 2002,
« Japon, les années rouges » de Michael Prazan . Là il est montré
combien cette tradition ancestrale a été quelque peu « adaptée » au soutien de causes
anti-occidentales, via les aviateurs se jetant sur la flotte U.S en 1944/45.
L’acte kamikaze est venu de L’Armée rouge japonaise surgie en 1968, dont les
membres se retrouvent dans la Plaine de la Bekka, au Liban pour
« former » aux attentats suicides le FPLP de G.Habache, et d’autres
groupes palestiniens et à travers le monde. Ceci nous montre combien, comme
analystes, nous sommes le plus souvent très mal informés, sans oublier que de
telles questions nous éjecte très facilement du discours analytique. Raison de
plus pour en découdre, car lorsque l’analyste se réinsère dans son discours,
son rapport actuel à son désir de praticien s’en retrouve d’autant plus…
***
La Rupture de
l’Histoire de 1939/45 n’est pas la cause unique bien sûr des violences
actuelles dans le monde. Mais du fait de son impact sur la pensée, on
percevrait celles d’aujourd’hui à travers le prisme déformant et inévitable de
la rupture de l’Histoire (la Shoah), et cela se difracte dans les liens sociaux
et les discours de façon planétaire. Les réseaux kamikazes, dormants ou
éveillés, y sont soumis aussi.
Bande à Bader en
Allemagne, Brigades rouges en Italie, Armée rouge japonaise, Action directe en
France, sont tous des groupes terroristes des années 60/70 nés dans les pays
ayant participé activement ou comme complice (la France) à l’attaque
destructrice du genre humain par le nazisme. Ils en ont été les symptômes longtemps
ignorés.
De telles violences
collectives sont en rapport avec des filiations individuelles rendues sourdes,
aveugles, muettes. Qui surgissent dés lors que les générations qui les
précédent n’ont pas, à temps, rendu compte de l’attaque produite. Oui, cela
reste toujours à dire dans des lois et des procès, et dans des œuvres d’art.
Car l’œuvre et notamment le cinéma interprète la destruction de l’écart entre
le singulier et le collectif inhérent à la parole
***
Un même processus de
silenciation dans leurs filiations produit-il aujourd’hui des
violences/meurtres dans les attentats-suicides palestiniens commis par les
branches armées laïques et religieuses, comme ceux commis par Al’Qaïda et Ben
Laden. Suicide/homicides collectifs. Leur action de tuerie est de se tuer «
parmi les juifs »/les occidentaux « en tuant le plus de juifs »/d’occidentaux.
Pourquoi dés lors dans le décompte minutieux des tués de la guerre entre Israël
et les Palestiniens sont inclus les kamikazes. Non pas que leur mort ne soit
pas à respecter mais ils ne sont pas abattus par Tsahal.
Leur mort est liée au
fait d’avoir obéi à leurs chefs, et à des imams fous de l’existence de l’Etat
d’Israël, et de l’Occident. Leur choix est de préférer mourir en tuant.
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Le peuple palestinien
souffre et énormément aujourd’hui du fait de la guerre et de ses exactions de
par et d’autre. Mais le peuple palestinien souffre aussi du fait de ses chefs
corrompus, pousse-au crime dans ces suicide/homicides. Chefs incapables de
construire le passage de leur peuple à la modernité actuelle qui, acceptée ou
pas, est celle de l’Occident, défauts inclus si graves soient-ils. [La guerre
d’Irak contre Sadam Hussein menée par les anglo-américains le montre
aujourd’hui].
Ce passage, me
semble-t-il, est nécessaire pour bon nombre de pays du Moyen-Orient pour être
enfin partenaires sur notre chère petite planète de façon équitable et
indépendante.
Oui, que se
passe-t-il côté générations des familles arabes contemporaines de la 2ème
guerre mondiale pour que leurs filiations aboutissent à de telles violences
kamikazes au point qu’ils poussent leurs enfants en âge d’être soldats à
s’emboutir dans les Twin Towers en guise d’entrée dans le monde occidental, ou
de se faire éclater le corps au milieu de civils à tuer au maximum à Tel-Aviv,
Jérusalem, Netanya.
Leur corps en
morceaux font-il alors corps à ce point avec leur(s) peuple(s) au cœur de
l’ennemi en exerçant envers lui une haine aussi totale?
Quels mots non encore
dits par leurs familles sont-ils si cachés pour qu’une telle nécessité soit à
l’œuvre? Au point que seul l’israélien ou l’américain soient la cause d’une si
grande intensité de haine? Alors qu’il s’agit pour eux de trouver les mots leur
montrant le rapport entre leurs violences et des filiations brisées par le
mutisme des générations antérieures. Générations toutes confondues dés lors
dans la spirale des tueries « martyres » accusant uniquement l’ennemi de leurs
propres maux.
Que cela soit lié à
leur retard dans un partenariat avec l’Occident est évident au niveau
politique. Et aussi symbolique : par exemple de prendre à témoin les textes
biblique et coranique pour faire valoir la rivalité entre Ismaël et Israël,
imposture destructrice à récuser en urgence. Et aussi auprès d’intellectuels
occidentaux qui trouveraient là le nec plus ultra de la haine meurtrière entre
chrétiens, juifs, musulmans. Ce qui est une incitation à la haine raciale et
religieuse. Car face à un texte si religieux soit-il, je suis identifié à
chacun des personnages nommés, car le livre est livre et non un guide de haine
de l’autre.
Le non-dit/non
dicible, source de rupture de filiations, est à l’évidence de ne pas voir
qu’entrer en partenariat avec l’Occident est voulu par eux-mêmes, au point d’y
entrer de la plus mauvaise manière.
***
Dans les violences
arabes contre Israël et les USA, la cause martyre arabe prend le modèle de
victimisation le plus occidental qui soit : celle commise par les nazis sur les
juifs d’Europe. Au point de faire la comparaison de la Nekbah, catastrophe
selon eux liée à la naissance d’Israël en 1948, avec la Shoah. J’ai entendu
cela en juillet 2001dans une rencontre avec des arabes israéliens. Alors
qu’était évoquée la douleur des juifs d’Europe pendant la guerre, ils tinrent à
juste titre à évoquer la leur, et la comparaison prit la tournure suivante : «
la Nekbah est une Shoah sans solution finale, sans (tueurs nazis de juifs lors
des avancées de la Wermacht ) ni Sonderkommandos ( juifs assignés de force aux
chambres à gaz et aux fours crématoires avant et après les gazages,
régulièrement liquidés et remplacés).
Que la douleur
identitaire de ces jeunes adultes de Galilée les conduise à de tels propos est
à respecter, quel que soit l’effarement ressenti parmi les présents ce jour-là.
Tout comme le fait avancé par des hauts responsables palestiniens lors d’un
colloque à Nice en novembre 2001sur la désinformation médiatique, qu’ils
seraient « les juifs des juifs », voulant faire entendre par là leur statut de
parias et de victimes à l’instar de ce qui est arrivé en Occident.
Identification en miroir des palestiniens au juif au-dehors et au-dedans
d’Israël. Miroir certes, mais surtout cela fait montre au juif de son image, de
ce qu’il est aux yeux des palestiniens : une victime en survie, et eux les
palestiniens le sont encore plus par cette contiguïté conflictuelle avec les
juifs eux-mêmes. Qui s’intéresse, en effet, aux presque deux millions de
palestiniens de Jordanie, eux sans cette contiguïté-là, où une telle «
occidentité » n’est pas autant à craindre?
Et dans cette
dialectique victimes/bourreaux, les bourreaux sont ceux qui sont les plus forts
: les israéliens, quasiment donc des nazis.
Poursuivons cette
logique, résultat d’une filiation de paroles fortement tues : si elles se
faisaient entendre, diraient oui à l’Occident, non aux lois de la Charia, sans
pour autant quitter leur culture arabe.
***
Tueurs nazis abattant
des juifs d’Ukraine et de Russie, leur faisant creuser leur propre fosse, les
Einsatzgruppen, terme donc associé à celui de Sonderkommandos, esclaves des SS
des camps de mise à mort, va jusqu’à faire penser que l’action kamikaze dont
nous parlons ici serait une solution finale en miniature, de poche, de ceinture
bourrée d’explosifs pour être tueur/se tuant/tué. Einsatzgruppen et
Sonderkommando tout à la fois, SS et juif, tout comme, on l’entend parfois, le
juif sioniste identifié à son bourreau!
« Vous les juifs qui
avaient subi la Shoah, diraient-ils, vous ne nous tuez pas autant, aussi loin
que vous l’avez été, alors on le fait à votre place». En quelle place ?
Voilà l’atroce absurdité du temps où nous sommes. Là où la mort devenue un
objet consommable, distribuable, change de statut : comme avec le nazisme. Le
kamikaze, emmêlé entre la naissance et le refus d’un peuple palestinien nouveau
au sein d’une nation arabe en arrêt, met ce peuple dans une terrible impasse
par des processus complexes et méconnus d’identification à l’histoire des
juifs.
***
Dire cela en France,
qui reconnaît sa culpabilité de crimes contre l’humanité dans des procès, qui
voit son épiscopat faire repentance, qui commémore la rafle du Vel’-d’Hiv,
autant de signes de la mise en liaison structurante des violences historiques
et des brisures de filiations accomplies en France, dire cela ici oblige la
question : sommes-nous en droit d’attendre des palestiniens et des pays arabes
qu’ils soient prêts à élaborer le même genre de liaisons structurantes? Pas
encore semble-t-il. Comment le leur dire ? Car parias, ils le sont de
l’Occident dans lequel à l’évidence y entrer est désiré et refusé aussi
fortement. Le résultat en est le martyr à l’infini prôné par Arafat lui-même
lors de l’occupation de son QG de Ramallah. Le mot martyr négationne les
assassinats commis.
Pourtant coté France,
si repentante soit-elle, face à de telles violences nues, des dérives dans
leurs représentations au sein du couple politique/médias ont surgi. Elles sont
inhérentes à ce prisme déformant qui rend si difficile de figurer la rupture de
filiations entre les violences d’aujourd’hui et celles commises par les
générations encore silencieuses de la guerre 39/45.
Les kamikazes
souriant aux anges au moment de leur geste, destructeurs de la parole,
néantisant l’écart entre sujet et collectif, brouillent à nouveau la perception
de l’impact de la mort/meurtre devenue objet distribuable à ce point du fait de
la solution finale. Et cela aboutit dans le discours courant à des dérives dans
la représentation des choses qui vont jusqu’à retrancher de toute prise de
conscience l’idée même d’une rupture de la transmission historique collective
au sein de familles arabes « fabricant » des kamikazes.
***
Le commentaire des
attentats participe parfois d’une ignorance construite grave –inconsciente ? –
mais non pour autant irresponsable, de la part de participants non juifs ou
juifs du pouvoir politique/médias. Ces violences du représentable ne concernent
pas seulement le silence sur les attentats contre les synagogues, ni un retour
de mémoire des exactions de la guerre d’Algérie, ni même les implantations
juives, si injustes soient-elles. Tout cela est repérable. Non, de telles
violences du figurable sont le signe d’un propalestinisme en France qui rend
secondaire l’importance des attentats suicides en les nommant « actes de
résistance », et en mettant en miroir le petit Mahamed (tué par balle à
Gaza) avec l’enfant du Ghetto de Varsovie, en miroir aussi Auschwitz et les
soi-disant carnages de Jénine ou Ramallah commis par Tsahal, en une sorte de
match nul macabre.
Alors qu’il y a
exigence de donner cadre à de telles impudeurs qui frôlent l’horreur et
l’indicible, car existe là le risque de rupture éthique si fréquente avec le
petit écran. D’où une désinformation mise en avant depuis septembre 2000 sur le
Moyen-Orient.
Oui, les médias
visuels participent de cette annulation de l’écart entre singulier et
collectif, en en produisant l’amalgame, et ainsi font-ils caisse de résonance à
ce prisme déformant/obligé sur les camps nazis et ses effets destructeurs de la
parole. Et du coup les médias –à quel niveau de leur hiérarchie?- ouvrent
parfois à la suspicion sur les intentions de témoigner. C’est pourquoi le
procès de M.Barghouti, en deçà de sa place au Moyen-Orient dans le conflit
israélo-palestinien aura aussi son impact sur la place de ce conflit en France,
d’autant que ses défenseurs sont français.
***
Ce propalestinisme
cacherait-il un changement de la place de l’exclu nécessaire à structurer le
social ? Savoir que le juif éternel, Shylock le héros de Shakespeare, alors que
de ce statut enfin reconnu il allait en sortir, voilà que, même après sa
Destruction en Europe, il y est re-placé violemment et en miroir du palestinien
qui lui, par son image en France, vient en place sacralisée de victime du bouc
émissaire d’hier. Ainsi apparaît-il en France, de façon nouvelle une double
émissarité, se renvoyant l’une l’autre : la juive à rejeter désormais, et la
palestinienne, à protéger en une place quasi sacrée.
Le danger d’une telle
mise en tension consiste dans l’ignorance qu’il s’agit de transmission entre
générations, y compris françaises. Le culturel en Occident chrétien mettait le
juif en place à inclure/exclure sans cesse. Aujourd’hui, ce clivage propre à la
contiguïté entre mauvais juif-israélien et bon arabe-palestinien serait devenu
nécessaire après 1945 et depuis que l’Etat d’Israël permet au juif de l’être au
grand jour, et non plus en place d’exclusion/inclusion si utile à la
consistance du monde chrétien jusqu’au Concile Vatican II. N’est ce pas le
signe d’une chute de la laïcité dans une démocratie post-chrétienne, comme le
montrent ces manif’ d’avril 2002–l’une pour Arafat; l’autre pour Israël- face
auxquelles la République, restée muette, laisse le communautarisme triompher.
Pathologie du
politique dans notre modernité, qui n’a rien d’idéal pour de jeunes nations
comme Israël ou la future Palestine, le procès de M.Barghouti nous en donnera
un aperçu prochain.