Après
la rupture de l’histoire (entre intime et politique)
Par Jean-Jacques
Moscovitz
« De nos
jours, inversement, l’ignorance de ce que nous ne pouvons pas ne pas
savoir, l’ignorance
est la faute elle-même »
Günther Anders In « Nous, Fils d’Eichmann »1]
Du
pêché par ignorance de nos jours
Face
à l’irresponsabilité du péché par ignorance jusqu’alors prônée par Jésus aux
Chrétiens, aujourd’hui du fait de la rupture de l’Histoire, c’est l’inverse qui
est à soutenir : « De nos jours, inversement, dit Günther Anders,
l’ignorance de ce que nous ne pouvons pas ne pas savoir, l’ignorance est la
faute elle-même ». Entendons : aujourd’hui, la responsabilité de la
jouissance psychique du sujet est d’autant plus à mettre en évidence, qu’elle
s’efface régulièrement. On veut l’effacer. Le Je est responsable de son
inconscient plus qu’avant. Car exiger de savoir ce que nous avons « dans
notre tète » est majeur. C’est
ainsi que Saint-Luc annonce, dit Günther Anders, que « nous ne savons pas
ce que nous faisons ». Günther Anders, lui, annonce ici la notion de refoulement
au sens de Freud, en tant qu’ensemble des processus symboliques de prise de
conscience ou d’occultation : Forclusion construite « …le
refoulement ne vise plus toute la vérité d’aujourd’hui », car existe la
nécessité d’un autre opérateur. Pour ma part, j’avance la notion de forclusion
construite, soit le non-savoir voulu et ignoré concernant l’acte, le crime
dans ses conséquences actuelles, en particulier dans notre discipline
psychanalytique, comme dans toute pratique de paroles. Ainsi saluons ici un
contre-exemple, la conduite au niveau collectif dont a fait preuve Vatican II,
en levant un tel refoulement par un acte de repentance vis à vis de la
complicité de l’Eglise dans la Shoah. Voilà le signe d’une prise de conscience
européenne de ce qui s’est produit. Est-ce un vrai début ? Quant
au psychanalyste, il a à repérer dans l’intime de son écoute les conséquences
de ce qui s’est passé. C’est la question du désir de l’analyste comme trieb/pulsion
de Freud aujourd’hui. Günther
Anders, dans son approche du refoulement au sens de Freud, montre comment se
constitue l’ignorance, voulue et ignorée comme telle, du coté du criminel. Ainsi
la forclusion construite se produirait-elle pendant, après et même avant
les actions de meurtres, ce qui serait en quelque sorte leur condition
préalable. Eichmann n’était pas criminel avant le crime, mais son crime pose la
question : a-t-il pu/voulu reconnaître au sein de son intime l’existence
d’une pensée de l’acte qu’il commettait? C’est là la fonction de la
non-pensée avance Günther Anders, pensée strictement technique, équivalente
à une machine qui obéit aux ordres. Silenciation L’occasion
nous a été donnée de nommer cela « silenciation »[2]]. Deshumanisation. Dans
l’effectuation du crime dans Shoah, le criminel est le lieu d’une
déshumanisation déjà avant le crime, ce qui serait différent du cas habituel où
une fois le délit de crime commis, depuis son acte, quelque chose change
du coté de l’intime du criminel, de sa structure psychique. Là au contraire, se
fabrique une sorte de non-pensée avant, un non-changement après. Et ce serait
déjà le crime, sans que soit advenu du criminel. Sans qu’il n’advienne
jamais. Voilà
la supposition du changement du statut de la mort, meurtre de la mort :
par son effraction, la mort devient un objet comme les autres, distribuable,
consommable, attribuable. Crime sans auteur en quelque sorte. C’est
dire que les négationnistes le sont avant le crime : les premiers
négationnistes sont les nazis eux-mêmes. Suspens de la pensée. Apparaît
ici un suspens de la pensée propre au langage ennemi du genre humain. Et
cela a des effets dans la mémoire des victimes disparues, chez les rescapés
survivants, et d’une certaine façon aujourd’hui pour nous tous. Ainsi
parlons-nous de 1ère, 2ème, 3ème génération après Auschwitz. Or c’est
ce que veulent précisément les criminels : une humanité nouvelle à partir
de leur crime fondateur dans le réel, débarrassée des juifs, des tziganes, des
incurables, des malades mentaux. Or c’est cela que nous faisons, lorsque nous
parlons de 1ère génération après la Shoah en
acceptant de mettre sous cette bannière le fait, exemple princeps ici, qu’ont
été déportées ensemble lors de la Rafle du Vel’d’Hiv’ une enfant de 15
jours et une dame de 90 ans, mises toutes deux dans la dite 1ère génération. Inceste ? La
psychanalyse appelle cela incestuel, ce qui marque de facto la chute de la loi
qui s’est produite avec la rupture de l’Histoire. Et
en même temps existe un impossible à nommer autrement cette approche, car c’est
une accroche du réel, une anse dans le réel, produite depuis les meurtres,
permettant d’en tenir quelque chose. Savoir
que le travail de la forclusion construite, du fait de ce réel, installe cette
formulation de 1ère, 2ème, 3ème génération à laquelle nous nous
cramponnons, car quelque chose a été saisi de ce qui s’est produit. Rien
n’y fait, actuellement pour pouvoir le lâcher, quelle que soit la maladresse
commise, alors que nous sommes tous d’une 2ème génération, puisque vivant, survivant, ou disparu,
chacune/chacun a sinon une génération après, au moins une avant la sienne. Freud. Freud
n’avait pas besoin de cette notion de forclusion construite. L’annulation
rétroactive lui suffisait. La forclusion construite serait-elle une
nouvelle modalité de non-savoir entre sujet et collectif ? De même, Freud
n’avait pas besoin du mot jouissance que Lacan a promu à la place que
l’on sait. Mot pour dire la chute de la Loi, du surgissement majeur de
l’incestuel comme tel. Ainsi à Vienne en 1969, a lieu une conférence (celle-ci
fait partie d’une Conférence itinérante depuis les Procès de Nuremberg) où est
défini le crime contre l’humanité précisément comme attaque de l’ensemble de la
culture et de l’ensemble des générations. Georges Bataille Georges
Bataille aussi, à propos des rescapés d’Hiroshima[3], évoque-t-il cet événement en le
plaçant à l’opposé de la transmission œdipienne, où la Loi reste repérable,
alors que le crime contre l’humanité, d’ordre collectif, celui qui a lieu dans
les horreurs des disparitions de la Shoah, est une destruction de la Loi, et
non seulement une transgression. Avec
l’opérateur jouissance on perçoit la question de la
transmission : savoir ou jouir, pas l’un sans l’autre, avec un
poinçon logique qui les relie. Quand tout passe du coté de la jouissance,
alors le poinçon implose, et l’incestuel surgit de partout. Exemple
au niveau collectif, s’éloignant quelque peu de notre colloque mais majeur dans
l’histoire de la Shoah : c’est l’action 1005 menée par un certain
Blubl, grand délinquant nazi, qui était chargé de l’effacement dans le réel des
traces des meurtres. Les preuves historiques sont pratiquement absentes, sinon
ses allers et retours en voiture entre Berlin et Auschwitz, de Treblinka à
Berlin, pour recevoir des ordres non écrits... Blubl est chargé de la mission 1005
pour qu’il n’y ait aucune trace des meurtres de masse en tant que telle, écrite
ou verbale. Ainsi
le « de nos jours … » ferait-il surgir une nouvelle forme
de canaillerie que la psychanalyse aurait à repérer. C’est
par là que la clinique est politique, et ici de façon évidente, où les
filiations de position subjective sur de telles questions s’enchevêtrent dans
des violences qui veulent effacer ces filiations. Points qu’il nous faut
repérer, et dans notre écoute et dans le discours des analysants, sans
interpréter -travers très tentant- quoi que ce soit au niveau collectif. …« de nos
jours » Le
sens de ce « de nos jours » de Günther Anders, vient de ceci. En
1988 il écrit la 2ème lettre au fils d’Eichmann devenu
négationniste, et qui n’a pas rompu avec son père réel, l’assassin. D’où
le « nous » dans le titre du livre, un « nous » qui
participerait facilement à cette fabrique d’ignorance, de ce travail par
défaut, pour ne pas savoir sans même le savoir. Savoir/non
savoir qui ferait écran : forclusion construite. Qui modifie notre rapport
à ce « nous », modifiant encore notre vision de la vie et de la mort
dans notre monde. Voilà
pourquoi le témoignage des déportés revenus est si important, et nous,
dans l’après, avons à être témoins de ce que nous pouvons en savoir, du
fait même de notre pratique. La
question psychanalytique selon moi est celle-ci : la psychanalyse est elle
un lieu de témoignage de l’atteinte de cet intime ? Cependant
le Grand Public cultivé est prêt aujourd’hui à dénaturer, voire à se
l’approprier à qui mieux mieux l’apport de la psychanalyse sur l’intime de
l’humain, qui reste pourtant le propre de toute l’œuvre de Freud Ainsi,
pour le citer en exemple, Pascal Quignard[4] avec son texte « Le Passé et le Jadis », de façon
associative, et donc non démontrée, met les cabinets de psychanalystes du même
coté que les commissariats de police et des confessionnaux, qui auraient la
même façon d’obéir et de faire obéir au « tout-disant », au
tout-dire. Cela est une bévue produite dans un grand texte, car quand il est
dit que « la vérité est en amont », il eût été plus juste, puisque P.
Quignard évoque, bien que méchamment, la psychanalyse, d’avancer qu’elle,
la psychanalyse très précisément, ne saurait contredire une si belle assertion,
au contraire, puisque c’est ça son objet même. Que l’inconscient ne
sache pas la mort, ni le temps, en en acceptant les contradictions, Freud l’a
appelé La Chose/Das Ding. C’est cette dimension originaire du prochain en nous,
si proche, et si lointain, au point que nous soyons à même de vouloir le
détruire. Point origine qui doit rester vide, pour être évocable. Origine
parlante/parlée, inscriptible : origine symbolique[5]. Et dont l’écriture ne peut se
donner que s’ouvrant d’une béance première, une énonciation barrée à tout
énoncé qui pourrait lui faire écho. Ecriture/rature : signe de son
impossible écrit. Impossible autour, à partir de quoi l’artiste d’aujourd’hui
nous précède, certes, sans pour autant le clore. Mais au contraire il nous
relance dans la recherche incessante de son réel. Et,
pour ce présent colloque sur la Shoah, poser comme équivalence tenable les
propos, les discours des bourreaux et des victimes, de leurs descendants… n’est
qu’une façon suspecte de plus de fabriquer encore une forme d’ignorance en un
amalgame auquel il faut s’habituer à ne pas s’habituer, Günther Anders le
souligne à chacune de ses phrases. Ce serait donner consistance voulue à une
origine de la Shoah, comme de la supposer possible avant les crimes. Ce serait
mettre la Shoah en place d’origine de notre actuel, comme le voulaient les
criminels. Ce serait nous, nous tous, nous placer en co-auteurs des crimes,
sans même le vouloir ni le savoir. Poser
ce qui s’est passé en une origine concrète, concrétisée, c’est
exactement corroborer le projet nazi, d’une nouvelle humanité débarrassée de
juifs, judenfrei. Car ce projet était celui-là même, redisons-le, de
nettoyer la planète des juifs, afin d’en prendre la place soit disant élue.
Alors que cette élection d’un peuple par le dieu qu’il s’est donné
-terme religieux d’un texte, la bible, texte fort s’il en est sur la question
de l‘origine de l’humanité parlante- ne peut être crue/enviée qu’en en voulant
la place. Et
de la prendre dans un gigantesque délire antisémite. Où le terme de sélection –
curieusement proche et opposé en français de celui d’élection- ne peut aboutir
qu’à la solution finale. Aux meurtres dans la chambre à gaz et l’élimination
des cadavres en fumée dans les fours crématoires des camps d’extermination
nazie. Faire
couple des bourreaux (des adultes pour la plupart des hommes) avec les victimes
–des femmes, des enfants, des hommes- toutes mises nus et entassées dans les
chambres à gaz, c’est vouloir, tel Ferdinand Céline, faire couple des nazis et
des juifs, qui, comme il se doit, auraient eu quelque compte à régler ensemble. Refus
ici qui rend si souvent confus. Ce dont nous, oui nous, devons pour les
générations à venir, nous en protéger les uns les autres aujourd’hui. Oui,
confus et en colère contre des collègues psychanalystes : parce que
psychanalystes. Oui,
quand j’écrivais « D’où viennent les parents »[6], je mettais une précaution sans fin
pour que le mot juif soit le plus loin possible de celui de nazi… Pour que la
Shoah ne soit pas en équivalence à cette topique folle que certains, si peu
studieux encore de ces questions, puissent encore et encore associer juifs et
nazis de façon si désinvolte. Anti freudienne. Anti
freudienne en effet, car nous avons à lutter contre une telle association, car
si elle tient si allègrement, c’est pour que notre pensée en reste intacte,
notre quant à soi inentamable par ce qui s’est passé. Nous : intouchés
en notre âme et conscience jusqu’à, pour un peu, évoquer que l’horreur commise
dans les camps ait été nécessaire/coextensive à conforter l’origine juive des
victimes elles-mêmes. Alors que s’il existe une question sur l’origine, ce ne
peut être qu’à la condition éthique radicale de ne poser une telle origine que
symbolique, soit dans l’ordre du parler. De plus une telle origine ne peut en
rien se confondre avec l’objet cause du désir, ce qui redoublerait cette
nécessité suspecte, très suspecte de mettre les victimes en place de leur
propre origine de leur extermination ! Non « origine
symbolique » veut dire qu’elle est vide. Voilà pourquoi les nazis l’ont
remplie/occupée concrètement de la mort/meurtre mise en place d’objet. Si elle
n’avait été vide, rien ne se serait produit, tel ce crime sans précèdent. Et
n’allons pas émettre ici quelque idée –elle est inacceptable- du genre
« le mal aurait engendré le bien ». Il n’y a aucune nécessité du
crime nazi convoquée par quiconque, de quelque coté que l’on se tourne.
Aujourd’hui comme hier, jadis ou jamais. Et
ce qui s’est passé l’a été à ce niveau collectif qui met tant en difficulté la
psychanalyse, elle qui, n’en déplaise aux gens de la culture ambiante, ne cesse
d’être de cet intime et donc sensible, très sensible, aux effets de ce qui
arrive au collectif pour atteindre à cet intime lui-même. Intime qui reste
l’enjeu du psychanalyste, son objet, ce qui détermine son style, comme ses
avatars, et ses interprétations aussi. « La
Destruction comme cause de devenir ». Et
entre intime et politique, pour bien marquer notre enjeu, où l’intime,
le sujet de l’inconscient, est prévalent, maintenant continuons notre propos
toujours introductif –comment aller plus loin qu’un début avec de telles
questions- en évoquant cette fulgurance de Sabina Spielrein, « La Destruction
comme cause de devenir »[7], qui apparemment viendrait contredire notre approche si, très
précisément j’y insiste, une telle assertion est radicalement juste concernant
l’intime du sujet, et totalement fausse concernant le plan politico-historique
de notre collectif. Texte
de 1912, précurseur de la pulsion de mort décrite par Freud en 1919, c’est une
pensée sur l’intime car parler d’instinct de mort freudien à un niveau
collectif est le signe d’une ignorance voulue telle que je l’ai évoquée plus
haut. La biographie de Sabina Spielrein est émouvante puisque considérée comme
malade mentale à 18 ans par sa famille, hospitalisée dans le Burgezli en 1905,
l’hôpital psychiatrique de Jung à Zurich, elle deviendra médecin, puis
psychiatre, et psychanalyste freudienne, tout en étant dans une passion
amoureuse avec son maître, Carl Gustav Jung, qui fut son psychanalyste. Elle
mourra assassinée à Rostov-sur-le Don par les nazis en 1943. Son apport théorique à la pensée psychanalytique procède de la
description de la persistance imbriquée et de pulsions de vie (de
différenciation) et de pulsions de mort (d’indifférenciation), au point
qu’elle soulève l’existence d’une pulsion sexuelle de mort, qui
signerait, dit-elle, le léger avantage, dans le fragile déséquilibre de telles
pulsions, « en faveur de ka vie ». Comme on le perçoit, il
s’agit de la constitution des pulsions d’auto conservation du sujet face au
collectif, tant il est vrai que Thanatos, la pulsion de mort selon Freud, ici
ébauchée, s’imbrique étroitement à Eros, la pulsion de vie. L’une et l’autre
puisent leur force d’une persistance égale pour les deux, ce qui
désignerait que si l’une, Eros, fait courir le risque d’une destruction du moi
dans une jouissance immédiate et instantanée, avec arrêt de toute transmission
de la loi, alors une certaine inertie venue de Thanatos vient tempérer l’action
des pulsions de vie. C’est pourquoi, malgré ma position, et pour aller un instant sur le
terrain de ceux prêts à utiliser à tous crins ces concepts comme s’ils étaient
applicables au niveau collectif, je vous soumet donc l’hypothèse selon laquelle
la Destruction des juifs d’Europe par les nazis serait un mouvement
d’Eros anéantissant sa possible inertie, en une sorte de réalisation de la mise
en acte du réel de la pulsion de mort dans la réalité. Ce qui nous éloigne de
cette tendance lénifiante, de faire s’équivaloir au bien et au mal
respectivement Eros et Thanatos. Ce que dit fort justement le terme d’horreur
qui est la jouissance arrivée à son terme, le sans limite propre à Eros et sa
jouissance non soumise à l’impératif de la parole, ce qui ne permettrait plus
alors la transmission de la loi. Restons donc avec Eros et Thanatos au niveau
qui est le leur : l’intime du sujet[8]…. *** Freud,
Lacan et nous. Différentes questions apparaissent maintenant essentielles concernant nos
approches du présent colloque « Psychanalyse et identité, après la
Shoah ». Tout d‘abord celle du
titre qui est aussi une question de méthode. En effet quelle est la méthode d’approche dés lors qu’il s’agit
d’un dire sur la rupture de l’Histoire ? Car le risque de maladresses
guette surtout si elles ne sont pas repérées comme telles. Ainsi l’argument
pour présenter mon propos soutenait : « Nous sommes tous après
la Destruction, et nous sommes tous à rechercher le sens de ce qui s’est passé,
car cela a des effets et des conséquences sur chacun, quelle que soit son
identité, et son rapport à la question des origines. ». Après
la rupture de l’Histoire, mon titre, faisant référence là à l’œuvre de Walter Benjamin, veut
avancer que la rupture de l’histoire est celle de l’humanité, qu’elle a eu lieu
comme jamais, avec atteinte à la langue de l’humain. Car cette recherche est
celle de mots qui nous mettent face à notre responsabilité dans notre actuel :
« après ». C’est pourquoi un colloque comme celui ci se justifie
pleinement. Ainsi
dire –dans le titre du colloque- « Après la Shoah » c’est souligner
que ce mot ne signifie pas « solution finale » mais bien sépulture,
celle du un par un de chacun des disparus dans l’effectuation des crimes. Et
« Après », loin d’évoquer que tout serait résolu, appelle à formuler
de telles questions dans une insistance très souhaitable aujourd’hui pour les
psychanalystes. Un autre titre en écho résonne ici et que nous soutenons à
quelques uns : « L’Actuel de la Shoah, témoigner de l’impensable »[9]. Où le mot Actuel indique que
la psychanalyse est actuelle depuis son début. Seuls les frayages du
refoulement différent selon le moment. Aujourd’hui
un des frayages évidents est celui de la rupture de l’Histoire, dont les effets
continuent de nos jours. Et les risques d’ignorance ne sont pas moins
patents, nous le disons ici. D’où
une méthode qui, le lecteur commence à le percevoir, est de reconnaître nos
maladresses fréquentes sur un tel sujet. Car si les maladresses ne sont
pas reconnues, alors cela fait symptôme, et si, ensuite, le symptôme
n’est pas reconnu non plus, alors nous aboutissons à la perversion, et
pour peu que le politique y trouve son jeu, nous tombons dans le négationnisme
au sens de Günther Anders. Voilà le sens de ce « Nous, (nous tous), fils
d’Eichmann », si on se laisse aller à fabriquer de l’ignorance. Autre question :
comment entendre ces mots : rupture de l’histoire. C’est
dire que la grande Histoire rompue passe dans celle des familles, et provoque
une brisure de mémoire, brisure qui participe déjà au trauma intime, soit à
l’histoire intime du sujet. Trois
lieux d’historicité dés lors : la grande Histoire, rompue, vient
faire effraction dans l’histoire de la famille, et passe, mémoire
brisée, dans l’espace de l’intériorité du sujet, qui se doit, malgré tout, de
construire son histoire intime, singulière. Ainsi
souvent la demande psychanalytique d’aujourd’hui procède-t-elle de blancs de
l’Histoire qui se sont mal ou non inscrits dans une famille dont l’un des
membres vient frapper à la porte du psychanalyste, pour dire cette brisure.
Comment il y est pris, dans son intime. Comment cela fait silenciation
en lui, comment cela se produit à ce niveau de l’intime, nécessitant le pas, si
petit qu’il soit ici, de s’extraire du collectif. Pour cela faut-il encore
situer ce collectif quelque peu. Le
titre de notre présente rencontre, en effet, contient le mot « Shoah »,
ce mot fait barre à la levée de l’interdit de l’antisémitisme, si fragile
aujourd’hui. Ainsi me faut-il évoquer les événements si pénibles de l’une des
guerres du Moyen-Orient, le conflit israélo-palestinien. Rien de plus déroutant
pour moi, et je ne suis pas le seul à l’être ici, que ces propos du Prix Nobel
1998 de littérature, José Saramago[10], disant que ce qui a lieu à Ramallah est identique à ce qui a eu lieu à
Auschwitz… Interviewé par Amira Hass (habitante de Ramallah, journaliste
israélienne du Ha’Haretz, le plus grand quotidien israélien) sur ses assertions
et notamment lui faisant remarqué qu’il n’y a à Ramallah ni trains, ni chambre
à gaz, il ajoutera que si ce n’était pas encore le cas, cela allait
arriver…Dérouté aussi quand un média français des plus importants, ait pu
avancer que la mort par balle, dans les bras de son père, de l’enfant Mohamad
lors d’affrontements entre Israéliens et Palestiniens, annihilait
-enfin !- la fameuse figure allégorique de l’attaque mortelle des juifs
d’Europe, cet enfant du ghetto de Varsovie, bras levés devant les SS.
Reconnaissance d’un Occident concerné par tant de juifs assassinés, mais
sous la condition de disqualifier les juifs vivants. Coïncidence
ou non, réponse fut faite quand Imre Kertész a été nommé Prix Nobel de
littérature 2002. Lui, déporté, revenu des camps. Une
remarque : les mots juif et la psychanalyse sont-ils liés. Le
titre du colloque -de psychanalyse- contient le mot « identité », ce
terme est à attribuer à la parole, il concerne ici l’identité de la parole, le
travail de la parole, le travail du sens à donner à ce « de nos
jours ». Voilà la psychanalyse d’aujourd’hui. Au point que le mot psychanalyse
eût suffit comme titre ! Tant cela fait question permanente en une
redondance des termes entre eux. Voilà la nécessité d’expliciter notre
résistance à appréhender la rupture de l’Histoire qui entame notre discipline.
Et je sais que cela ne fait pas l’unanimité, aujourd’hui encore… Pas
une cure psychanalytique où le mot juif ne soit pas dit, tu , référé,
« spécial !» disait quelqu’un. Qu’il fasse référence à l’identité, à
l’identitaire, preuve en est qu’il court les rues aujourd’hui, dans les manif’
comme sur les tags. Et chez l’analysant et chez l’analyste. Ainsi
dans un entretien auprès d’elle en 1987, sur « Shoah » de Lanzmann,
Françoise Dolto[11][ énonce-t-elle, avec la candeur qu’on
lui sait, qui n’enlève rien à son inventivité d’analyste pour autant, que les
enfants juifs allemands sur les bancs de l’école avaient un père, alors que le
allemands n’en avaient pas ! Que voulait-elle dire par là ? Que le
symbolique était plus dévolu à la tradition juive qu’à une autre ? Que
« juif » est plus porteur de la loi ipso facto ? Ici
collectif et singulier s’entremêlent, avec les mot juif et psychanalyse. Silences/violences
des pères, violences/silences des fils. Rupture
de l’histoire dit
qu’au niveau global, général, collectif, la violence des choses du siècle
passé, celle des pères, a secoué toutes les cultures, qu’elles soient
chrétienne, juive, musulmane, laïque. Ainsi
les attentats-kamikazes palestiniens pourraient être ici au moins cités. Cela
n’échappe pas à la problématique : un colloque, en effet, a eu lieu sur le
thème « Terreur, presse, sciences humaines » organisé à l’Université
Paris VII, en octobre 2002. Quelques mots donc. Le terme de forclusion construite,
ici, nous oriente peut-être, dans la mesure où il s’agit pour le kamikaze et
ses commanditaires religieux, intégristes, islamistes, de faire tout pour ne
pas savoir la part d’origine juive de leur culture, de leur religion, de leur
rapport à Dieu. Tout se passe comme si l’attentat-suicide participait
massivement à la forclusion quasi idéalement construite, voulue et surtout
ignorée, de toute filiation de tels actes. Du coup, à l’instar de ce qui est
arrivé aux juifs d’Europe, ils « fabriqueraient » une solution finale
portable à la ceinture, pour se tuer parmi les juifs, être tués le plus
possible comme eux, et ainsi de tuer le maximum de juifs/israéliens. Il s’agit
là de violences et de silenciations dans les générations d’avant ces
jeunes gens, ce qui les poussent, jouissances inclues, à la mort/meurtre. La
mort en place d’objet telle qu’ils sont à la fois et victimes, et témoins, et
assassins. Et
tout cela au grand jour, où le couple politique-médias y trouve le chemin de
son brouhaha, au point que de tels actes, -complexes, qui en doute ?-
passent allègrement pour des actes de résistances de guerre, aux yeux de
certains, et pas seulement d’un prix Nobel qui fait un faux-pas. D’où une
gigantesque mise en scène pseudo-juridique à l’échelon planétaire du type Procès
de Nuremberg accusant enfin les Juifs, en les obligeant à supporter eux-aussi
une charge morale égale à ce qui leur est arrivé. Ces
faits terrifiants ne sont pas spécifiques à la rupture de l’histoire dont nous
parlons ici, mais ils procèdent cependant de fractures et de forclusions
construites dans des rapports non reconnus qui éclairent nos questions sur
l’origine des violences et de leurs filiations. En ce sens ils sont d’une
clinique qui se rapproche étrangement de nos abords ici proposés. *** Le
point à soulever, en effet, est le rapport de filiation de ces violences du
coté des fils qui deviennent meurtriers. La silenciation et sa levée se
montre en même temps. Par exemple , et pas mince, cela va être inscrit
dans la Loi, en particulier en France dans le code pénal de 1994, où sont
notifiés en actes de Droit, pour s’y soumettre, les attendus du Procès de
Nuremberg définissant ainsi les Crimes contre l’Humanité, tout en inscrivant, à
la même page mais sur la colonne d’à coté, les attendus du Procès de Tokyo, qui
condamnent le Japon fasciste des mêmes Crimes contre l’Humanité, mais cette
fois pour s’en soustraire. L’adresse, complexe d’ailleurs, étant la
suivante : nous ne nous soumettons pas à ces attendus –là, car, du fait de
leurs exactions en Indochine, des ressortissants français pourraient être
condamnés des mêmes crimes… Où se lit ici la soumission à la loi, et au même
moment, son contraire, de la refuser en acte, dans le texte de loi lui-même.
Dont acte. Ou comment légaliser la loi en même temps que le crime que la loi
désigne. De
telles confusions se montrent dans l’art et la création , notamment dans les
films, comme Amen. de Costa Gavras qui soutient, à l’aise, l’amalgame
des martyrs juif et chrétien alors même qu’il n’y a pas de martyr juif dans la
Shoah, il n’y pas de nécessité du crime, ni pour les juifs ni pour personne… Voilà la dimension des ambivalences souterraines des désirs de notre
Occident chrétien où « juif », dit Lacan, occupe la place de cause de
ses désirs, pour le moins terriblement actifs aujourd’hui. Au point qu’il est
vain de s’étonner encore de l’hostilité, sourde, envers l’existence de l’Etat
d'Israël dont fait montre la presse dite de gauche en France, en Belgique, et
ailleurs aussi. Posons
nous maintenant à un niveau subjectif : le mot antisémite dans Freud
existe, il n’y a qu’à se référer à la note de bas de page du texte du Petit
Hans sur la circoncision, et à l’auteur de « Sexe et caractère », Otto
Weinninger, qui, lui, se suicide dans la confusion qu’il fait à propos du
corps du garçon, entre castration et féminisation. Disons
que Freud avec le mot Inconscient déloge le mot juif de sa place d’être entre
cuir et chair dans la culture judéo-Christo-allemande, judéo-européenne. Et
si « juif » est jusqu’alors entre cuir et chair, il n’a peut être pas
cessé de l’être, puisque les nazis, du fait du mot inconscient suffisamment
défini dés avant 1933, y auront entendu ce qui leur fallait pour traiter
la psychanalyse de science juive. La
destruction de la psychanalyse fera partie de la Destruction des juifs
d’Europe. C’est dire qu’à l’antisémitisme du temps de Freud succède et
s’associe aujourd’hui un a-sémitisme, à savoir la destruction du juif,
qui, en plus de ses attributs de toujours, se voit affublé d’un attribut de
plus, dans l’actuel : sa propre mort dans la chambre à gaz. « L’inconscient est
identique à tout ce qui s’articule » Une assertion de Lacan évoque à point nommé notre « cuir et
chair », le virtuel propre aux représentations de mots dans
l’inconscient. En bon suiveur de Freud que nous sommes, ajoutons :
« juif » est identique à tout ce qui articule les choses entre
elles, qui définissait le discours antisémite dans l’Europe avant Freud, avant
la découverte de l’inconscient. Discours qui dure encore… Pourtant
avec la psychanalyse, avec la novation de Shoah de Claude Lanzmann, avec
le travail d’Anne-Lise Stern sur « Camp, histoire, psychanalyse: leur
nouage dans l'actualité européenne », et aussi depuis
Vatican II et d’autres avancées, nous sommes en mesure de penser que
l’antisémitisme, aux niveaux singulier et collectif, a enfin cessé dans nos
deux hémisphères…droit et gauche, Nord et Sud… Mais non, « juif » est
encore une sorte de copule qui articulerait les choses entre elles du fait de
cette névrose collective, l’antisémitisme. En cela, la phrase de Lacan pourrait
alors s’écrire : l’inconscient est différent en ce qu’il s’articule…
dans la parole. Il est l’articulation même du fait de parler à un autre. Avec
l’antisémitisme, c’est l’articulation des choses entre elles dans le collectif,
de façon souterraine, telle qu’il est une névrose dans la langue, travaillant
par défaut, par le dessous. Le mot juif reste en quelque sorte identique à tout
ce qui, soi-disant, oui notons expressément un tel soi-disant,
articule les choses entre elles. A savoir le médiatique, le pornographique, le
sexuel, la psychanalyse, l’argent, l’amour, le symbolique et d’autres choses
encore, et encore et encore. Le
« de nos jours » de Günther Anders nous montre –nouvel attribut- que
la mort est en place d’objet depuis la Destruction des juifs d’Europe.
Voilà une nécessité, celle de reconnaître la transformation esthétique de la
représentation de l’irreprésentable, comme le dit Gertrud Kokh[12]. Alors
qu’en est-il de cette phrase de Lacan : « le juif, cause/écho du
désir de l’Occident chrétien », écho mutifié et collectif du fait même, comme
le dit H. Meschonnic[13], que la naissance de l’Europe au
Moyen-âge, participe d’une occultation, soit la forclusion de l’effacement de
l’hébraïsme. Shylock. Ainsi,
Shylock, le héros de Shakespeare, dans Le Marchand de Venise,
se retrouvant en position fœtale à la fin de la représentation, fait-il cause
de la nouvelle réunion des amants, qui jusqu’alors étaient désunis. Qu’en
est-il aujourd’hui de cet écho/cause du désir de l’Occident chrétien, du fait
de l’existence de ce peuple, le peuple juif réduit en savon et en poudre d’os,
jeté dans la Ner à Chelmno-sur-Ner (nord de la Pologne), lors des premiers
gazages par l’oxyde de carbone des camions où ils étaient entassés, nus. Est-il
toujours cause de désir de l’Occident chrétien ? Est-il toujours cette
livre de chair, à un niveau collectif, dans la langue ? « il n’y a d’Histoire que des déportés,
l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a, envers de l’habeas
corpus »[14]. Oui,
qu’en est-il de cette autre phrase de Lacan, sur l’habeas corpus, le
« fais usage libre de ton corps », le départ du droit
occidental ? Notre Shylock actuel, avec son corps fœtal, le voilà dans le
dernier film de Lanzmann, sur la révolte du camp d’extermination de
Sobibor : « Sobibor, 16 octobre, 1943, 16h ». Où le
héros, filmé dans sa réalité d’aujourd’hui, en Israël, Yehuda Lerner, parle, il
nous dit ce qui s’est passé alors, quand à 17 ans, après avoir avec d’autres
commis son acte de tuer des nazis à la hache, il libère le camp, et se sauve,
il se retrouve endormi dans la forêt, en positon fœtale, replié sur lui-même.
Un Shylock actuel parmi d’autres, beaucoup d’autres, dont certains ont disparus
jusqu’avec leur nom. Le
mot « juif » se « perlabore » au sens psychique, dans la
psychanalyse donc, et donc aussi dans la culture, et dans la rencontre
des juifs avec les Nations. Et s’il est accepté, oui, que la Shoah soit la
rencontre avec les juifs morts, alors Israël, et l’ensemble des juifs dans le
monde, doivent être acceptés comme la rencontre avec des juifs vivants. Et
je le redis, ce n’est pas sans problèmes aujourd’hui. Selon
moi, il s’agit d’une visibilité nouvelle du juif, in-acceptée depuis la
naissance de l’Etat d’Israël, dans un rapport complexe de l’antisémitisme à la
Shoah. Mais, disons-le d’emblée, pour ne pas laisser quelque zone bien grise
d’aujourd’hui souffler son fiel : l’antisémite, quel qu’il soit, est seul
responsable des on antisémitisme, et le reste depuis toujours. Car « juif » mis au grand jour avec l’Etat d’Israël, que se
soit là-bas ou ici, réveille cette obligation culturelle chez le chrétien, que
« juif » doit rester dans un en-dessous/Unterdruckt, voulu et
ignoré : forclos construit au visible de tous. Et si l’inconscient comme
mot dans la culture a surgi pour remplacer, au sens de Freud, celui de juif, et
participer ainsi au discours analytique, qu’en est-il aujourd’hui de cette
formule de Lacan : « L’inconscient
c’est le discours de l’Autre » ? Est-ce
libérateur, ou nous retrouvons-nous malgré tout, en Europe de l’Ouest,
notamment en France, avec toujours ce mot de Drumont[15]]: le juif est et doit rester furtif,
insaisissable de structure, voilà son défaut de toute éternité. Il a fallu la
fin de la deuxième guerre mondiale pour le voir enfin, ce peuple, puis à
nouveau aujourd’hui, en voie d’être un peuple encore interdit… Dans
notre actuel, cette visibilité du « juif »est attaquée, du fait même
de ce qui se passe au Moyen-Orient, et de ses guerres. Cette visibilité nous
renvoie à l’objet a de Lacan comme regard, comme il l’avance dans son
enseignement. Au point que la topographie viendrait prendre la place d’une
topologie, qui jusqu’alors semblait de mise. En tout cas, topographie et
topologie sont en confrontation comme le montre le travail de Claude Lanzmann,
arpenteur dans Shoah. Ainsi, filme-t-il, dans le Sobibor d’aujourd’hui,
de nos jours, le cheminot Pivonsky expliquant que là c’est la mort, et là c’est
la vie, montrant avec son corps la ligne de démarcation. Là c’est la mort en
tant que disparition du signe même de ce qui s’est passé : « un
silence idéal » dit-il. C’est
dire que ce qui est visible existe, et ce qui n’est pas visible, n’existe pas.
Voilà la question du rapport entre Histoire et Psychanalyse, et du statut du
savoir. Car si l’histoire en tant que science, a pour objet de construire du
savoir, la psychanalyse a pour objet de construire de l’inconscient, de l’insu
propre au sujet. On perçoit ici une position radicalement autre qu’il nous
faudra travailler tôt ou tard du fait de ce terme de Rupture de l’Histoire. Existe
la nécessité de s’informer sur l’histoire des juifs, comme l’indique Lacan,
dans son enseignement. A « étudier la religion des juifs en notre
sein », ajoutons : l’Histoire rompue depuis la Shoah.. Comment
reconnaître les trous de notre savoir, non pas ceux qui font sujet, mais
silenciation. Du-désir-du-psychanalyste Les
zones de mots figés chez l’analysant nous renvoient à des zones d’écoute figées
du coté de l’analyste. D’où une dernière série de remarques à propos du désir
de l’analyste : un check-point, toujours actuel par rapport au Trieb
de Freud. Le mot « identité » du titre du colloque, renvoie à
l’identité de la parole analytique, et a trait à une clinique du réel, de ce
réel-là : réel veut dire du coté psychanalyste. Soit la position du
semblant dans son rapport au « pas tout », au manque radical dans la
parole. « Pas
tout » par rapport à une position de semblant comme place de la
structure, se renvoyant l’une l’autre. Il s’agit avec ce réel-là d’une
clinique dans son lien au politique, éminemment patent aujourd’hui. Et cette
clinique dépend de ce qui se passe dans nos démocraties issues de 1789, issues
du christianisme, et qui sont aujourd’hui défaillantes semble-t-il. Et ce n’est
pas sans rapport à l’(x), à cet énigmatique désir de l’analyste, pour citer J.
Lacan. Là se pose la question de l’objet, et en particulier la mort/meurtre
comme objet, tel que j’essaie de le dire ici. C’est ce qui nous éjecte si
facilement du discours analytique et, du coup, nous fait le
« rejoindre » d’autant plus, le plus souvent...et ainsi d’en éprouver
la consistance. Ainsi
a-t-il pu être dit que l’analyste a horreur de son acte en place
publique, dans le journal Le Monde, c’était déjà de cela dont nous
parlons ensemble aujourd’hui, dont il s’agissait en 1980, au moment de la
Dissolution de l’Ecole Freudienne de Paris. Où
le désir de l’analyste s’est trouvé éjecté de son écrin, de son Ecole, celle de
Lacan. Voilà pourquoi le texte et la vie de Sabina Spielrein: « Destruction
comme Cause de devenir » sont exemplaire pour moi en ce moment, quand
elle parle des processus pulsionnels, de différenciation et
d’indifférenciation, intimement liées dans l’intime de la langue, dans la
pratique de soi, en bref dans ce qui s’appelle une psychanalyse, que ce soit
coté analysant ou coté analyste. La destruction qu’elle décrit, est en
fait une dissolution, qui participe de la transformation, du fait de
l’imbrication entre différenciation et indifférenciation, en une pulsion
sexuelle de mort. Où destruction et amour sont liés, en tout cas dans
l’inconscient. Le
texte de Freud « le sens opposés dans les mots primitifs »
s’apparente au mieux à son approche, soit ce qui est nécessaire à l’étayage du
par l’être. D’ailleurs elle le cite dans son travail. Ma question reste donc celle-ci, énoncée plus haut : la rupture dans
l’Histoire ne serait-elle pas, au niveau du Sujet, inscrite de l’atteinte de ce
point d’inertie propre à cette pulsion de mort freudienne, par rapport à Eros,
soit propre à la métaphore vitale du Sujet de l’inconscient. Atteinte de ce
principe d’inertie, qui participerait ainsi à une réalisation de l’instinct de
mort dans la réalité, du fait de la Shoah. Atteinte qui, au niveau intime,
clinique, celui qui lui est propre, produit ces blocs de mots, ces blocs
d’écoute, où le politique depuis la rupture de l’Histoire fait irruption dans le
discours analytique. Voilà comment la cause du désir surgit, agit à l’intérieur
de nos pensées, qui s’élaborent et/ou au contraire, tombent en suspens. En
silenciation. Objectif clinique L’objectif
donc ici doit être clinique pour nous, en tout cas lors de ce colloque.
Clinique où la méthode sur de tels abords nous fait retour, comme s’il
s’agissait de la première et dernière fois que nous abordions la rupture de
l’histoire, comme si nos pensées allaient s’arrêter après ou même avant, comme
ci ça ne pouvait se dire que dans le présent du présent, non pas avant
ou après, non pas dans une préparation quelle qu’elle soit ; mais bien
dans un aspect « foisonnant », celui- là même évoqué habituellement
dans nos échanges où l’émotion n’est jamais absente. Au
point de se trouver comme éjecté du discours analytique, et de le reconnaître
afin d’y retourner, car là a été saisie cette anse sur le réel. Ainsi
est-ce la parole des déportés qui nous fait écho parfois de cette clinique, et
à laquelle nous ne pouvons pas nous identifier. Ils parlent même parfois une
langue qui nous serait étrangère à nous, nous « à l’arrière », qui
n’étions pas dans les camps, qui ne pouvons « entendre » les mots
dits/agis sur la faim, le pluri-linguisme, le sommeil, le comment dormir,
comment se laver ; autant d’actions de la situation présente qu’ils
vivaient là-bas. Pour les avoir 100 fois et plus entendus, non pas que nous resterions
sourds, mais il y a quelque chose qui nous échappe : le réel, dont eux
seuls peuvent en avoir quelque prise, quand ils en parlent. Comme
si, à chaque fois tout allait s’effaçant, sorte de « complexe de la
disparition », à l’instar du complexe d’Œdipe. Disparition qui serait le
travail de la forclusion construite, ayant comme objet : la mort
dans la parole. Mort-objet non dans l’inconscient pourtant, car alors, lui,
l’inconscient, identique à tout se qui saurait s’articuler, s’effondre,
s’efface. Comment
rêver avec ça, comment être amoureux de son inconscient depuis,
comme avant ? L’existence d’un indicible signe l’émergence de ce réel à
prendre en compte, chacun en son intime. Le
désir de l’analyste le nomme peut-être d’un certain mot : l’abjection dans
la contemporanéité de la chose elle-même, de la chose produite, présente
« de nos jours ». Et une fois effectué le
retour au fauteuil freudien, comment repérer ce qui borde un tel trou du
savoir, en notre écoute ? Ne pas céder sur ça. Il n’est pas
possible, dans une telle approche, de ne pas se laisser se laisser faire, pour
chacune, pour chacun par sa singularité propre.
Jean-Jacques Moscovitz Paris le 28 02 03 [1] Günther Anders, « Nous, fils d’Eichmann »
Bibliothèque Rivages,. Paris 1999, [2] Jean-Jacques Moscovitz « D’où viennent les
parents ? essai sur la mémoire brisée », Armand-Colin Ed. Paris,
1991.Le lecteur y trouvera le terme de silenciation comme d‘autres tels que
forclusion construite… [3] G. Bataille, « Récits d’habitants d’Hiroshima »,
in Revue Critique, n°8/9, janvier/février 1947, éditée dans Œuvres complètes Paris
1988, tome 11, Ed. Gallimard. [4] « Le Passé et le jadis » de Pascal Quignard in
journal Le Monde du 20 XI 02. [5] Ici est fait écho à ce débat entre intervenants du
colloque et j’y réponds ici, le terme d’origine symbolique étant utilisé à
partir de ce que j’en ai dit dans ‘D’où viennent les parents ?». [6] ibid. supra. [7] Sabina Spielrein, « La Destruction comme cause de
devenir », p.213-236 in « Sabina Spielrein entre Freud et
Jung »Ed. Aubier Paris, 1981, Edition française de Michel Guibal et Jacques
Nobécourt. [8] cf infra p. [9] « Actuel de la Shoah, témoigner de l’impensable
a fait l’objet d’une journée séminaire Au Palais du Luxembourg le25 mars
2001, sa publication est en cours. [10] Article publié dans Le Monde le 29 Mars 2002. « Le faux
pas du romancier José Saramago » par Catherine Bedarida [11] « L’inconscient ne connaît ni bien ni mal »,
entretien 30 12 1987avec Françoise Dolto par J-J. Moscovitz, sur Shoah de C.
Lanzmann, in la revue Psy Le temps du Non, Numéro 25, 1995) [12] in revue Babylon, Francfort, 1986. Repris in « Au
sujet de Shoah », Ed. Belin, Paris 1992. [13] Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Ed. Verdier,
Paris, 1999, p.32: « L’occultation de l’occultation étant celle de
l’hébraïsme dans toute l’histoire du théologico-politique occidental. Qui est
l’histoire de l’anti-philologique chrétien ». [14] in « Joyce avec Lacan »i ed. Navarin Paris 1987,
le symptôme II, p.34
[15] N’oublions pas que « La France juive »,
maintenant épuisée, n’a pu à son début, n’être publiée qu’en Algérie, dans les
années 30 et non en France métropolitaine.
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