De
l'oeuvre filmique de Claude Lanzmann et de sa réception par des
psychanalystes
Par Jean-Jacques Moscovitz
Prenons
pour point de départ “Le dernier des injustes” de Lanzmann de 2013. Le
film a été présenté, projeté, et débattu en présence de Claude Lanzmann le 15
décembre 2013, à Paris.. Le débat est conduit par Laura Koeppel, son
assistante de tournage et moi-même [1].
Nous évoquerons ensuite son avant-dernier film sorti en 2017 Napalm, qui n’a
pas été débattu avec son auteur. Nous donnerons alors notre approche de
Shoah, essentiel selon nous pour de nombreuses disciplines et ici pour des
praticiens de la psychanalyse. Le mode, le style, la tenue éthique de
Lanzmann éclairent, questionnent, ouvrent à une novation dans la pratique de
la parole et de l’écoute.
Ici
comme dans toute l’œuvre du cinéaste la rencontre avec lui a été voulue par
des psychanalystes. De telles rencontres et sa filmographie ont abouti à un
enseignement dont il s’agit ici de témoigner. La discipline de Freud de
parole et d’écoute n’interprète pas la Shoah. Chacun le sait. Un tel enseignement
a trait à l’éducation au niveau individuel aussi bien que collectif pour que
de tels crimes soient anticipés autant que faire se peut.
Pour
les psychanalystes dont il s’agit ici, et cela m’autorise à dire nous,
Lanzmann comme cinéaste nous enseigne que les crimes ne sont pas impensables,
indicibles, hors de nos sens, mais que nous sommes de fait en un suspens
actif de la pensée qui, sans cela, nous placerait sans même le savoir, comme
si nous pourrions être pris malgré nous dans la position des criminels qui
eux savaient , ils avaient leur programme. Le risque est en effet de
constituer un savoir soi-disant fini, un objet de savoir clos, prêt à la
consommation culturelle . C’est que ce suspens nous met sans cesse dans un
écart face au réel produit par les criminels. Reconnaître cet écart, ce réel,
qui s’évoque fort bien avec le terme de pudeur si souvent utilisé par
Lanzmann. C ‘est là déjà une leçon de maintien de l’écoute analytique qui ne
se laisserait pas déborder par les déferlantes médiatiques si facilement
captieuses pour le tout venant tout prêt à se satisfaire du bons sens, de
l’effet immédiat qui permet d’oublier le perçu de l’horreur aussitôt vue
plutôt qu’entendue, inscrite en soi-même.
Lanzmann
instaure une limite à notre perception qui nous oblige à accepter d’être
dérangé au plus profond de soi-même. Qui ne nous laisse pas aller à se
complaire dans le sado-masochisme, le voyeurisme exhibitionnisme pris dans
l’image de criminels jouissant de leurs crimes. Cette limite responsabilise
le spectateur que je suis. Alors que ne pas accepter cette limite rend le
spectateur non responsable, lui fait effacer de sa pensée ce qu’il a à peine
perçu . Un exemple oriente mon propos. C’est un extrait de mon ouvrage Lettre
d’un psychanalyste à Steven Spielberg réédité en 2014 Ed Les papiers
sensibles pp le voici, je m’adresse à Spielberg par écrit:
Peut-être
accepterez-vous que je vous dise que si La Liste vous a valu le reproche que
les femmes sous la douche, la vraie, étaient trop belles ! que c’est là le
faux débat qu’un abord direct de la Shoah entraîne, car les femmes ne sont
jamais assez belles, tout dépend de ce qu’on veut filmer avec de telles
images.
C’est
vous dire, Steven Spielberg, qu’avec cette prévalence dans La Liste de
l’intime, le votre, sur le politique, vous privilégiez alors le lien à la
jouissance des corps des criminels, leurs pulsions s’exerçant pleinement.
C’est
dire que l’œil du cinéaste n’est plus le directeur du film, il vous échappe
et du coup, question : à partir de quel œil vous regardez le monde européen
des camps. Est-ce l'œil d'Amon Goethe, le chef du camp de Platzow où les
déportés sont présents et protégés par OsKar Schindler? Amon Goethe depuis
l'appartement de la villa qu'il occupe au dessus de celui de Schindler, sur son
balcon, alors qu'il vient de faire l'amour avec un jolie femme, alors qu'il
vient d'uriner avec le bruit et la durée en temps réel dans votre film, le
voilà avec son arme en train de viser une déportée qui est dans le camp, il
la tue puis une autre. Savoir que l'œil du nazi est pris comme un événement
cinématographique qui permettrait de faire savoir ce qu’il s'est passé. Cela
ne montre que sa jouissance, dont lui et ses complices ont arrosé l’Europe
bien suffisamment pour ne pas leur en donner encore l’occasion par votre
caméra.
Lors
d’un échange privé avec Lanzmann pour préparer une projection d’une parie de
Shoah, il a s’agit de Shrebnik, qui a 45 ans revient sur les lieux des
gazages par les camions. A 13 ans il est dans le camp proche de Chelmno-sur-Ner,
il chante en ramant sur la Ner. Chaque matin me dit Lanzmann le commandant du
camp lui demande de tenir un seau sous la tête d’un déporté pour le tuer
d’une balle et juge si la quantité de cervelle répandue est de la même
quantité que la veille…
Si,
me dit Lanzmann en substance , j’avais mis cela dans Shoah, le spectateur se
contenterait de savoir cette horreur pour l’oublier aussitôt, alors que son
film transmet qu’il ne s’agit pas d’un film d’horreur, mais bien d’une prise
de conscience de l’extermination des juifs d’Europe et comment ils sont
morts.
Il
y eut à plusieurs reprises des projections de parties de Shoah ainsi que de
“Sobibor 14 octobre 1943 16H” , toujours en présence de C. Lanzmann.
Le
dernier des injustes.
Le
réalisateur de Shoah nous met ici face aux tergiversations de ceux qui cèdent
trop facilement sur ce suspens de la pensée, qui ne peuvent accepter ce
vertige de ne pas savoir, tout en étant dans la nécessaire éthique de le
reconnaître. Il nous donne avec ce film, une fois encore, l’exemple d’une
transmission en acte de son « regard frontal » sur ce qu’il s’est passé.
Il
y évoque longuement le Conseil juif de Theresienstadt si gravement méprisé
par Hannah Arendt comme dans le film HANNAH ARENDT de Von Trotta (2012). Ce
qui s’y passait a été trop souvent incompris malgré la terreur et le mensonge
qui y régnaient.
Lisons
le synopsis du dossier de presse . « 1975. À Rome, Claude Lanzmann filme
Benjamin Murmelstein, le dernier Président du Conseil juif du ghetto de
Theresienstadt, seul “doyen des Juifs” (selon la terminologie nazie) à
n’avoir pas été tué durant la guerre. Rabbin à Vienne, Murmelstein, après
l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne en 1938, lutta pied à pied avec
Eichmann, semaine après semaine, durant 7 années, réussissant à faire émigrer
121 000 Juifs et à éviter la liquidation du ghetto. 2012 : Claude Lanzmann, à
87 ans, sans rien masquer du passage du temps sur les hommes, mais montrant
la permanence incroyable des lieux, exhume et met en scène ces entretiens de
Rome, en revenant à Theresienstadt, la ville « donnée aux Juifs par Hitler »,
« ghetto modèle », ghetto mensonge élu par Adolf Eichmann pour leurrer le
monde. On découvre la personnalité extraordinaire de Benjamin Murmelstein :
doué d’une intelligence fascinante et d’un courage certain, d’une mémoire
sans pareille, formidable conteur ironique, sardonique et vrai. À travers ces
trois époques, de Nisko à Theresienstadt et de Vienne à Rome, le film éclaire
comme jamais auparavant la genèse de la solution finale, démasque le vrai
visage d’Eichmann et dévoile sans fard les contradictions sauvages des
Conseils juifs ».
Avant-propos
au débat du film par JJ Moscovitz
Visage
à visage, leur regard entre deux hommes toujours côte à côte, Le dernier des
injustes, montre comment à Theresienstadt, face au pire de la haine, a été
sauvée l’étincelle de toute parole, ici l’étincelle juive de la vie. Témoin
actif, le réalisateur filme le dernier des présidents/doyens des Conseils
Juifs. Nous voilà chacun à témoigner d’un impartageable qui, jour après jour
dans ce ghetto/camp de la mort, s’inscrit aujourd’hui dans notre esprit et,
sans doute la singularité de chacun. Aucun expert en Judenrät n’en saurait le
fin mot.
Après
le tournage de l’interview à Rome en 1975, et depuis la mort de Benjamin
Murmelstein en 1989, la geste cinématographique de Lanzmann vient donner
cadre à ce qu’il nous dit, à ce qu’il nous lit, feuillets en main, en ouvrant
le chemin de ce qu’il montre aujourd’hui. Il monte les escaliers raides par
où sont passés vers leur épouvantable chambrée, ces internés, ces déportés
juifs de Vienne maltraités, trompés, brutalisés. Ils étaient pour la plupart
des vieilles personnes en danger de mort, ne recevant aucun soin.
Regard,
voix, corps de Claude Lanzmann font le raccord entre ce qu’il s’est passé
dans l’entretien avec Murmelstein à Rome, et le présent où nous sommes
aujourd’hui. Parole et écoute se marquent de cet impartageable, de ce suspens
d’un savoir ‘incomblable’ sur l’horreur qui a eu lieu. Le spectateur est
aussi visage à visage avec les deux acteurs du film. C’est un bouleversant
film de cinéma, incarnant au plus vif leur rencontre.
Ici
pas de couplage nazi-juif tant prôné par les tenants d’une « zone grise »
généralisable à souhait entre les assassins et les victimes. Ces victimes-là
auraient de ce fait survécu. Il n’y a pas non plus ici de notion érigée en
concept, genre « banalité du mal » d’Hannah Arendt, ni de certains penseurs
qui la suivent dans ce registre. S’agirait-il encore pour eux de suppléer au
suspens de la pensée devant l’ampleur des crimes commis, de garder leur acte
de penser intact, réparable par un savoir construit sur ce que pense un
Eichmann ? Lui qui dès 1938, au tout début de l’Anschluss à Vienne puis à
Theresienstadt « sequestre » Benjamin Murmelstein qui en sait long sur ce «
haut dignitaire nazi ». Il le qualifie de « démon ». Eichmann est condamné à
mort au Procès de Jérusalem en 1963. A ce Procès B. Murrmelstein n’est pas
appelé à témoigner. Cette fois là eût été une rencontre en face de la cage de
verre d’Eichmann et non plus sous sa coupe mortelle à chaque instant.
La
Shoah ne nous enseigne rien sur le mal en l’homme, où il séjourne depuis
toujours. Freud nous le dit dans toute son œuvre, par exemple en 1916 dans ce
texte Considérations actuelles sur la Guerre et la Mort [2]
il lance : « Finalement les hommes, dans l’Inconscient, ne sont qu’une bande
d’assassins ». Ce qui oblige chacun à combattre en soi un tel constat pour le
sublimer. Et à le combattre chez tout ceux qui ont décidé de jouir de ce
penchant meurtrier que L’Europe nazifiée a mis en acte contre les juifs.
Murmelstein
déjoue le piège nazi, piège du mal absolu se donnant pour négociable, zone
grise, d’un couplage possible entre nazis et juifs dans les Judenrät. Voilà
l’immense mensonge européen que Le Dernier des Injustes fait saisir. C’est le
leurre tendu par Theresienstadt, « Ghetto modèle », faux respect de la vie et
de la mort. Leurre aussi que le projet Madagascar, d’abord promu par le gouvernement
polonais en 1936, il est proposé ensuite aux nazis pour se débarrasser de
leurs juifs. Devant l’échec du projet, Eichmann continue de le faire croire
viable au monde et aux juifs en vue d’une négociation possible. Ce n’est
qu’un des leurres pour tuer/faire mourir les juifs dans la Solution finale.
Voilà
le leurre que B.Murmelstein, pragmatique face au réel, mais aussi malgré tout
poète de la vie, dévoile de par sa position de doyen. Ce leurre où les
protagonistes sont comme les marionnettes d’un théâtre où la vie vaut la
mort, où chacun joue inexorablement son rôle. Il déjoue lui-même ce piège
pour le leurrer à son tour, mais en y étant comme la marionnette… de
lui-même, risquant sans cesse d’être tué.
Il
risque aussi de voir s’éteindre cette étincelle de vie. Elle jaillit
aujourd’hui de ses mots, de sa parole, Elle s’entend, se voit dans cette
œuvre filmique. Là où les paroles d’hommes combattent le mensonge et le
meurtre…
Le
suspens de la pensée si présent, si nécessaire face à la Shoah, souvent n’est
pas reconnu comme tel, et ce qui devrait le faire accepter, c’est ce vertige.
Un vertige c’est un impossible à représenter la Chose produite… C’est une
sorte de perte du savoir, de la connaissance. C’est un savoir qui une fois
acquis envahit notre pensée, signe même que la transmission de ce qu’il s’est
passé est le moment même où un tel savoir s’inscrit. il peut aussi s’estomper
à nouveau. Il signe ainsi une perception vraie contre laquelle notre Je
lutte, s’opposant à ce suspens.
A
l'opposé, Shoah, par la trame du film et les discours qui s’y déploient, nous
fait rencontrer cette lutte, ce mouvement de refus qui à un moment se lève.
Tissage du film dans lequel comme spectateur je souscris selon mon propre
perceptum mais sans atermoiement ni identification à aucun des protagonistes
du film.
Une
telle possibilité de ne pas s’identifier est importante. Lors du débat avec
Lanzmann cela fut abordé . Car dans Le Dernier des Injustes, la force de la
présence de B. Murmelstein nous fait nous identifier à lui, tout comme
Lanzmann le fait dans son entretien à Rome en 1975. Sans doute est-ce
nécessaire pour incarner l’effarement devant la violence qui se transmet.
Voilà
chacun face à la limite de ce qu’il perçoit, de ce qu’il peut savoir… et
dire, écrire, pour sortir du rêve, agir, voir et/ou filmer aussi ….des films
d’amour…
NAPALM
de Claude Lanzmann
(mai
2017, producteur François Margolin)
Synopsis
:
"Napalm"
est le récit de la bouleversante « brève rencontre », en 1958, entre un
membre français de la première délégation d’Europe de l’Ouest invitée en
Corée du Nord après la dévastatrice guerre de Corée et une infirmière de
l’hôpital de la Croix Rouge coréenne, à Pyongyang, capitale de la République
Démocratique Populaire de Corée. L’infirmière Kim Kun Sun et le délégué
français n’avaient qu’un seul mot en commun, que chacun d’eux comprenait : «
Napalm », qui a donné son titre au film.
Propos
de JJ Moscovitz ( juin 2017)
"...l'amour
embellit les gens, les images, les mots, les films, les corps, le temps, les
âges, la vie. NAPALM est un film d'amour contre la violence des guerres. Acte
formidable de la victoire sans faille de l'intime sur le politique , de
l'amour dans sa singularité la plus mystérieuse contre les organisations
collectives quelles qu'elles soient. Celles qui font taire toute parole qui
dit le présent du désir. Et qui nous obligent à une obéissance mortifiante, à
un mimétisme et à un conformisme lâche et « enténébrants ». L'artiste
Lanzmann avec Shoah, donne à chaque victime la singularité de sa sépulture...
Ici aussi c' est l'artiste qui par son acte crée le sujet, le monde du sujet
où l'amour enrichit le sentiment de la permanence de soi-même. Et rappelle à
chacun son désir d'enfance, d'être enfant qui vit un présent qui a eu lieu
avant. Il dit l'amour des lieux d'avant. Acte de dire le maintenant dans
Napalm, d'un "Là c'était Le Lieu", Das hist Das platz ... Lanzmann
énonce dans Napalm la séquence où Shrebnik dans Shoah retrouve, hébété, le
lieu où les fosses des corps des juifs étaient entassés après le gazage dans
las camions à Chelmno-sur-Ner en Pologne... Toujours vécu dans l'instant
singulier du présent ... .
Shoah.
Le
film, oui le film, est ce qui est arrivé à la vie et à la mort des juifs. Des
gens.
L’art
de Lanzmann est de filmer les visages d’où la fulgurance de la parole
advient. Un psychanalyste ne peut qu’y souscrire lui qui pose son écoute de
la parole qui jaillit du visage qui s’adresse à lui.
Dans
Les Qautre Sœurs, film tout dernier sorti en 2018 , l’écoute minutieuse de
Lanzmann soutient vivement , ardemment , sans aucun atermoiement, les mots,
les pleurs, les sourires, les silences naissant des visages de chacune
d’elles. Dernier film de Claude Lanzmann sorti en mars 2018, c’est un adieu
au créateur de films, ces quatre femmes lui sont le viatique vers où sa vie
l’a mené jusqu’à ce beau jour du 5 Juillet à Paris, date de sa mort.
SHOAH,
un film de cinéma.
SHOAH
est un film de cinéma, sa mise en scène est une œuvre d’art . Le tissage des
séquences présente de sublimes prises de vue des visages des acteurs, ici des
membres des Sonderkommando; des « juifs du travail », ceux forcés de jeter
les victimes juives dans les chambres à gaz. Ces survivants sont acteurs dans
le film, ils étaient tous présents sur les lieux des crimes, les autres, fort
nombreux, ont été « liquidés », et eux, une poignée, en ont réchappé .
Lanzmann
arpente les lieux des crimes pour découvrir, savoir, transmettre comment les
juifs sont tués. Et il « arpente » aussi les paroles de ceux présents en ces
lieux, paroles des survivants juifs , dires des témoins polonais, propos des
tueurs nazis.
Décalage
entre images et paroles.
Entre
les images et les paroles souvent existe un décalage. Les images montrent les
restes des chambres à gaz détruites par les criminels, les paroles qui les
accompagnent à l’écran ne les commentent pas, mais indiquent comment les
corps des victimes apparaissent à l’ouverture des lieux de meurtres. Ces
séquences incarnent ce qu’il s’est passé. Cet écart est voulu par Lanzmann et
met le spectateur en position active. Il se retrouve responsable dans
l’actuel devant le film et ce que ce film filme.
N’est-ce
pas cela que le metteur en scène nomme Evènement originaire ? c’est un des
termes par lequel il nomme Shoah. Ainsi se lit à l’écran dés la toute 1ere
séquence « L’action commence de nos jours… à Chelmno sur Ner, Pologne ». C’est
« l’incarnation » dans l’actuel de notre temps, les Aktions de tueries de
juifs par les camions à gaz.
Lanzmann
est à l’écran, il ne met pas en lien , aucun, entre les paroles des juifs,
les dires des témoins polonais, les propos des nazis des camps. Par cet écart
et la présence à l’écran de Lanzmann se construit ainsi un tissage qui nous
transmet la mise à mort des juifs.
Horreur…
des meurtes
Shoah
ne montre pas cette jouissance des assassins évoquée plus haut, elle reste
hors-champ, hors sens, elle reste cachée, souterraine , hors savoir au tout
venant. C’est elle qui sans doute apparaît dans la réalité insoutenable aux
zonderkommandos présents sur place. C’est ce qui est nommée horreur lorsque
elle devient repérable. L’horreur, c’est l’aboutissement de cette jouissance
des crimes.
Le
spectateur tout venant, qui ne perçoit pas où le film le situe, préfère dire
« horreur », alors que par ce mode de tournage, la jouissance est ainsi
cadrée entre images et paroles, dans leur écart créé entre elles. La
dimension de l’horreur est alors hors champ, voire expressément atténuée.
Cela permet au spectateur d’être partie prenante du film.
Certains
spectateurs ne veulent rien en savoir. Ils rejettent Shoah, le refoulent, le
refusent. Ils qualifient le film de vouloir montrer des images
insupportables, tel un film d’horreur, sans percevoir la création de
séquences qui nous font accéder dans l’actuel à un acte de transmission dans
le présent sur ce qu’il s’est passé. C’est un acte de création intense,
novateur, civilisateur..
Shoah
un nom
La
mise en scène préparée durant 11 ans aboutit en avril 1985 à inaugurer une
autre approche des crimes nazis par le cinéma qui le précède. Lanzmann en est
le fondateur avec ce nom Shoah issu de la Bible, du texte du prophète
Sophonia.
Ce
nom dés lors désigne l’effectuation des crimes mais en même temps et surtout
la contemporanéité de la mort de chacune des victimes. Ainsi le texte du film
s’ouvre sur l’exergue citant le prophète Isaï « Et je leur donnerai un nom
impérissable ».
Ce
nom de Shoah n’est pas équivalant à la Solution Finale de la Question Juive
prônée par les nazis, mais il donne aux victimes une vie pendant l’instant
limité par la mort qui leur est infligée sous la torture et la cruauté.
Ainsi
Shoah le nom fait sortir chacune des victimes, une par une, du monde des
tueurs. Il leur donne ce nom pour toujours. Ainsi nomme-t-on les crimes nazis
dans de nombreuses langues depuis le film par ce nom de La Shoah. Il a
remplacé le mot Holocauste, par trop indicé à un martyrologue juif, ce qui
est une perspective fausse. Aucune victime, aucune survivant ne s’est
sacrifié.
Les
juifs sont morts parce qu’ils one été tués. Ils ne sont pas morts parce
qu’ils étaient juifs , c’est ce que les assassins soutiennent. Nous, nous
n’avons pas à clamer cette assertion, bien qu’elle soit cicatricielle pour
nous qui vivons, et qui dit leur mort pour chacune des femmes, enfants, hommes
tués dans la chambre à gaz.
C’est
à eux, les criminels, qu’il faut s’adresser pour qu’ils répondent à leur
assertion. Les Procès de Nuremberg en 1946-47 et d’autres après leur donnent
la parole et les condamnent.
Evènement
originaire
La
position du créateur de Shoah-film soutient cet évènement originaire tout au
long de la durée des 9h30. Où telle séquence de paroles et d’images est
évènement originaire pour les suivantes et les précédentes et fondent ainsi
une trame et un temps qui nous donnent accès à ce qu’il s’est passé . Ce
début de savoir est l’effet d’une sublimation artistique qui cadrant la
jouissance des criminels convoque tous ceux pour qui la parole est signe de
l’humain et de la vie de l’esprit. Des psychanalystes sont ainsi concernés de
très près dans les fondements mêmes de la découverte de Freud. Et ce dés la
sortie du film.
Actuel
de la psychanalyse
Ainsi
à la sortie de Shoah en avril 1985, a été fondée à Paris l’association
Psychanalyse Actuelle.
Le
film a un impact majeur dans la pratique de la psychanalyse et dans ses
abords théoriques.
Sa
mise en scène et son écriture rendent inévitables la prise en compte des
effets des camps nazis pour des psychanalysants en analyse et pour des
psychanalystes. Le mode filmique d’écriture offre un lien à la vérité de
l’inconscient .
En
effet des échanges[3]
ont eu lieu entre des psychanalystes et Claude Lanzmann lors de débats aussi
bien lors de colloques, dés 1986, puis lors de projections[4]
des parties de Shoah.
Le
film oeuvre pour des psychanalystes à réagencer les moments scandant
l’’histoire du freudisme.
-En
effet en 1900 après l’invention magistrale de Freud avec la sexualité
infantile comme structurant notre inconscient,
-ce
fut après les boucheries de la Guerre de 1914-18, l’introduction des notions
pour nommer et contrôler quelque peu l’innommable destructivité humaine avec
l’imbrication des pulsions de vie (Eros) et les puisions de mort (Thanatos).
Pour que l’inconscient retrouve sa dynamique première.
-Puis
dés 1945, après la 2e Guerre Mondiale et les camps de la mort nazis,
l’Enseignement de Lacan en France avance l’importance du signifiant dans
l’inconscient pour effectuer un retour à Freud et lui redonner sa valeur heuristique
entre l’intime et le collectif.
-Une
4e scansion advient après ces trois 1eres qui restent articulées entre elles
et sont des gains de savoir symbolique sur le réel, mais la 4e, l’actuelle, a
trait à une immensité sans précédent de destruction massive des juifs
européens, des Tziganes, des malades mentaux. C’est une perte grave au
registre du symbolique regagné par la compacité du réel des meurtres.
Au
point que La Shoah nomme désormais ce qu’il s’est passé.
Il
nous faut maintenant avancer avec ce terme de jouissance qui a ruiisselé sur
l’Europe nazifiée. Ce mot , Genuss en allemend , n’est pas par Freud mis en
avant comme il l’est désormais au du fait de la Shoah.
Jouissance
non cadrable
Dans
la clinique psychanalytique, pour le psychanalysant comme pour le
psychanalyste, existe un certain innommable devant les effets ressentis par
de tels meurtres. C’est qu’il s’agit de jouissance non cadrable dont l’objet
est la mort elle-même. La mort est alors objet consommable, distribuable
rendant caduque son rôle subjectif de limite de la vie. Dés lors se produit
pour le sujet une tendance persistante à se confondre avec l’excitation
pulsionnelle qui le fonde.
Viennent
se mêler entre eux trop intensément les désirs de la vie quotidienne : désir
de savoir , désir de jouissance et désir narcissique. Or l’analyse ne vise
qu’à promulguer, par le désir de savoir, l’ouverture de l’inconscient . Un
savoir sur les pulsions de vie et de mort en découle. Savoir souvent en
suspens désormais.
Shoah
un cadre à la jouissance des meurtriers.
Le
montage filmique de Claude Lanzmann instaure ainsi un cadre à cette
jouissance, "jouissance" qui veut rester ignorée, retranchée de
tout savoir. Ce suspens se lève en partie et le savoir devient légitime du
fait même de l’apport symbolique que produit l’imbrication des paroles et des
images.
Comme
œuvre d’art, Shoah lance un défi. N’est-il pas un opérateur inclassable au
niveau symbolique de l’inclassable de l’horreur qui a existé dans la Shoah ?
Le film Shoah est le début d’une désacralisation, donc d’une actualisation de
ces faits restés hors transmission. Il préfigure enfin une écriture de
l’indicible et de l’in-montrable.
Le
féminin , l’humain, le juif ont été le « lieu » à détruire. Lieu/non-lieu. La
vie vaut la mort . Les dieux ont existé : ils n’ont été ni absents ni
innommables. Le hors monde a été en quelque sorte mis en monde, dans ce «
monde » pour lequel il est normal de ne pas savoir que tout a été possible.
Et
si le « normal » s’est imposé, c’est afin que l’horreur reste ignorée, et se
module en jouissance ignorée. Après 1945, et surtout depuis Shoah, cette
ignorance cesse, mais à quel prix ? Dans l’écriture des Procès de Nuremberg ,
les meurtres de masse sont inscrits historiquement sous le nom de Crimes
contre l’humanité. Cette inscription humanisante œuvre en faveur de l’oubli :
elle ne prend pas en compte le suspens de la pensée devant le crime. Par
conséquent, ne risque-t-elle pas une détextualisation qui poursuit
passivement le vouloir de l’ennemi du genre humain de retrancher le crime
dans l’histoire, et à retrancher du conscient sans percevoir que son retour
est sans cesse en cours?
Inventer
en psychanalyse
Face
à un tel risque, la psychanalyse doit elle-même renoncer à des repères
théoriques dominés essentiellement par les notions de psychologisme et de
sadisme. Elle doit tenter un forçage dans l’accueil de l’écrit et de l’image
filmiques. Voilà une nécessité telle que Shoah le propose en tant que film et
sans croyance en l’image comme outil de captation du réel, de tout le réel !
Cadrer –au « cinéma Lanzmann »- c’est creuser disait-il, c’est creuser dans
le plein du réel, dans le plein du réel de la jouissance, ajoute le
psychanalyste.
Anus
Mundi, cinq ans à Auschwitz de Wieslaw Kielar (paru en 1972) : l’auteur rend
compte de ce qu’il a vu à 20 ans, il a été en juin 1940 , un des tous 1ers
déportés à Auschwitz qu’un médecin allemand qualifie de ce terme d’anus
mondi. ! Les nazis jeté leurs gazs sur le juifs! Kielar découvre le pire,
soit l’organisation de la cruauté et de la jouissance des pulsions hissées au
rang de l’organisation du Totalstadt. Où la cruauté perverse monte en
jouissance, modèle infini de captation des masses. La cruauté comme moyen
d’obtenir le pouvoir politique et la confondre avec lui. Le pouvoir dés lors
sert la cruauté. Est la cruauté. Et organise la désubjectivation du monde
intime, de l’intime des gens. Du lien de vie à vie. Du lien à la mort. Ne pas
montrer cette cruauté est le grand mérite de Shoah,le film, il permet ainsi
aux psychanalystes en accord avec ce mode de transmission, peuvent soutenir
l’entame des notions en cours avant le crime. Ainsi Eros et Thanatos devenus
nécessaires après la 1ere Guerre mondiale, sont amenés à constater qu’un
changement de paradigme est à décrire.
Eros
capte Thanatos : rupture de l’Histoire.
Reprenons
le terme de pouvoir ici évoqué ci dessus. Le pouvoir avec la Shoah est capté
par ces bruissements de jouissance d’Eros. Ce dernier rend inerte Thanatos.
Les pulsions de liaisons ont capté les forces de dé-liaison, la vie vaut la
mort et les deux ne valent plus rien pour le redire encore.
Horreur
de masse où la jouissance en appelle à se répéter car sa force vient de sa
répétition même, inarrêtable. Impensable.
Freud
souligne dans Malaise dans la civilisation de 1929 combien dans l’univers
d’abord règne la dé-liaison de l’inanimé, mais dés lors que l’animé et les
liaisons surgissent, l’inanimé veut continuer sa fonction de dé-liaison. Leur
imbrication, celle entre Eros et Thanatos, est effective. Mais la Shoah la
défait, et Thanatos ne peut plus freiner les liaisons de l’animé qui
deviennent infiniment destructrices.
Et
c’est la rupture de l’Histoire, l’avant des meurtres n’explique pas leur
accomplissement. Il y a rupture entre l‘avant et l’après. Les jouissances par
Eros sont partie prenante des meurtriers et empêchent tout savoir. Il n’y a
pas de raccord entre l’avant et l’après les meurtres. Certes le pouvoir nazi
a des causes connues, mais la Shoah, ne peut avoir une cause explicable,
sinon à la savoir, alors pourquoi l’avoir ignorée à ce point. Impossible à
accepter.
L’inscription
de l’horreur de masse est hors représentation quoiqu’il en soit. La
difficulté est de se référer à la Loi du père qui gère notre rapport à la vie
et aussi notre rapport à la mort.
Ainsi
pouvons-nous définir l’humain et l’humanité du fait d’un manque qui les
définissent et que le totalitarisme vue abraer. Car l’humain, dans sa
singularité, ne peut s’appuyer sur un savoir qui soit total. Le négationnisme
est le produit de ce total .
Shoah,
lutte contre les totalitarismes
Aujourd’hui,
faire face au négationnisme du meurtre de masse, c’est – au travers du film
Shoah – lutter contre toute forme de totalitarisme qui veut combler , ner le
raccord entre l’avant et l’après dans la Shoah puisqu’il la nie.
Les
nazis ont attaqué l’écart entre vie et mort instaurée depuis l’inscription il
y trois millénaire dans notre monde par le Monothéisme éthique de la pensée
juive instruite depuis Moïse le législateur. Le nazisme attaque les juifs
pour détruire cet écart en tentant d’exterminer leurs corps, leurs âmes, leur
histoire. En vain.
L’éthique
du psychanalyste et la fonction de la psychanalyse visent à dénazifier la
mort, autorisant ainsi sa subjectivation et permettant à la castration de
faire limite aux jouissances . La mort, parce que séparée de la vie dans le
vivant, retrouve alors sa place dans le registre du symbolique . La vie,
parce que séparée de la mort, et non confondue avec le biologique, retrouve
son inscription dans la vie.
Tant
il est vrai qu'un humain ne peut se passer de son propre irreprésentable. Que
lui interdit précisément le totalitarisme. Cet irreprésentable humain , lui,
lui est en quelque sorte consubstantiel. C’est sa singularité même. Et ce qui
est arrivé à la vie et à la mort avec la Shoah, nous met à la tâche, nous
gens de la parole, d’en être les défenseurs quoiqu’il nous en coûte…. Jean-Jacques Moscovitz
[2]
Cf Considérations actuelles sur la Guerre et la Mort supra page 79.
[3]
notamment avec Anne-Marie Houdebine, Michelle Ruty, Eric Didier , Smaîn
Hadjadj, Michel Guibal, Maria Landau, Barbara Didier-Hazan, Nabile Farès et
moi-même. Et aussi Anne-Lise Stern, ancienne déportée devenue analyste.
[4]
Une des activités de Pscychanalyse actuelle , « Le Regard qui bat … » a ainsi
reçu Lanzmann plusieurs fois pour projeter des parties de Shoah, mais aussi
pour les films Sobibor 14 octobre 1943 16 heures, Le dernier des Injustes et
d’autres filme encore.
Hommage
à Claude Lanzmann "Les quatre sœurs". Mardi 23 octobre 2018 à 20H30
: Le serment d'Hippocrate & La puce joyeuse - Mercredi 24 octobre 2018 à
20H30 : Baluty & L'arche de Noé : http://www.psychanalyseactuelle.com/le-regard-qui-bat
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